Toutes les musiques du monde arabe Entretien avec Véronique Rieffel par Catherine Guesde – La vie des idées
par , le 27 juillet
Comment présenter quinze siècles de musiques arabes au public français en évitant l’écueil de l’orientalisme ? Première exposition en Europe consacrée à la question, Al Musiqa s’attache à déconstruire les clichés en proposant un nouveau voyage en Orient – cette fois, éclairé de l’intérieur. |
Les musiques non occidentales sont souvent abordées sous l’angle de l’exotisme – en témoigne l’existence d’un « genre » appelé « world music » qui regroupe des œuvres dont le seul point commun est de venir d’« ailleurs ». Tout en se donnant des bornes chronologiques larges (de l’ère préislamique à nos jours), l’exposition Al Musiqa, qui se tient jusqu’au 19 août à la Philarmonie de Paris, se construit à rebours d’une telle approche. Combinant différents médiums et objets (vidéos, installations, instruments, affiches) en vue d’une immersion du spectateur, l’exposition est conçue comme un voyage dont chaque étape nous plonge dans une zone spatio-temporelle déterminée. Chaque salle constitue une borne d’écoute située : du désert où résonne la poésie chantée des bédouins et chameliers à l’époque préislamique, à l’espace dématérialisé d’internet à la fin de l’exposition. On y entend, entre autres, la musique de Cour du temps des Ommeyades, les chants soufis au Maghreb du XVe siècle ou encore la chanson populaire de l’Égypte du XXe siècle. Des œuvres de plasticiens contemporains issus du monde arabe complètent ce parcours qui sort des frontières de la musique pure.
Najia Mehadji, « Mystic Dance 2 », 2011
En refusant une approche formelle de la musique pour lui préférer la contextualisation historique, l’exposition permet d’appréhender les différentes fonctions – religieuses, politiques, sociales – qu’occupe cet art ; elle offre plus largement une exploration des cultures arabes à travers le prisme de la musique. Ce faisant, elle met à mal certaines idées reçues : la salle consacrée à la péninsule arabique du VIIe siècle souligne la musicalité de l’islam (psalmodies du Coran, prières accompagnant les fêtes religieuses) ; la place importante des femmes dans la chanson est mise en avant à travers les figures des divas des années 1940 (Oum Kalthoum, et bien d’autres encore). Mais c’est aussi l’idée d’un ailleurs irréductible qui est déconstruite : l’escale en Andalousie montre à quel point les musiques espagnoles et arabes entremêlent leur histoire, tandis que la réplique d’un café de Barbès, qui donne à entendre les « musiques de l’exil », rappelle qu’une partie des musiques arabes est aujourd’hui créée en France.
Maha Malluh, « Food For Thought 11000 », 2015
Dans cet entretien, Véronique Rieffel, commissaire de l’exposition, expose les défis auquel est confronté le projet d’Al Musiqa, tout en expliquant les choix effectués pour présenter un patrimoine culturel aussi vaste.
La Vie des idées : Quels repères avez-vous retenus pour présenter une période et une zone aussi vastes ?
Véronique Rieffel : L’idée de l’exposition Al Musiqa est de proposer un grand voyage musical à la fois dans le temps – de la période préislamique à aujourd’hui – et dans l’espace. L’exposition emmène le visiteur dans l’ensemble des pays arabes et même au-delà : en Andalousie et même en France où les musiques arabes ont fait leur apparition après la Seconde Guerre mondiale, et dans le monde entier, puisque la musique est à présent diffusée mondialement.
Pour parler de cet ensemble très vaste, nous proposons des clefs d’écoute, à partir du modèle du voyage. Quand on part en voyage, on visite rarement un pays entier ; on choisit des étapes précises. De la même façon, nous proposons ici au visiteur de faire des haltes dans ces différentes étapes. Cette démarche a pour but de donner l’envie d’approfondir, de continuer le voyage à travers un concert, un film ou un disque. Nous avons délibérément refusé de sélectionner un axe précis, afin de ne pas réduire la compréhension des musiques arabes à un genre en particulier. Il s’agissait au contraire d’ouvrir le champ au maximum pour rendre hommage à ces cultures. Cette exposition est également politique : contre le discours ambiant de discréditation du monde arabe, il s’agit de montrer l’extrême richesse des musiques arabes.
La Vie des idées : Que nous apprend la musique sur les cultures arabes ?
Véronique Rieffel : Al Musiqa est, étonnamment, la première exposition en Europe consacrée aux musiques arabes. Or je pense que la musique est une bonne clef de compréhension et d’introduction dans les cultures arabes puisqu’elle est au cœur des pratiques culturelles et sociales. Elle a toujours été une sorte de thermomètre de la vie politique des différent pays arabes, soit que la musique ait accompagné le pouvoir – c’est le cas avec un personnage comme Oum Kalthoum, qui a été la porte-parole de la révolution nassérienne et de cette idée d’un panarabisme triomphant – ou qu’à l’inverse, la musique soit du côté de l’opposition. Ce cas de figure est le plus répandu aujourd’hui : les musiciens et chanteurs disent beaucoup de choses de la situation géopolitique des pays arabes via un chant qui est souvent contestataire, hérité d’une longue tradition. Je pense que la musique est vraiment une clef d’écoute du monde arabe.
La Vie des idées : Ces musiques portent-elles le rêve d’un nouveau panarabisme ?
Véronique Rieffel : Ce qui est intéressant, c’est que la musique est déjà en soi un langage universel, et même lorsqu’elle s’appuie sur des mots, sur des poèmes, cette langue est commune à tout le monde arabe : de l’Arabie saoudite jusqu’au Maroc et même dans les Diasporas, on a une culture commune, une compréhension commune, et des échanges qui peuvent être extrêmement intéressants. On le voit dans des phénomènes culturels très populaires comme « Arab Idol », cette émission qui existe aussi en France et aux États-Unis : comme la langue commune est l’Arabe, elle est écoutée dans tous les pays du monde arabe et dans toutes les Diasporas. Les candidats viennent aussi bien d’Algérie que du Liban ou de Palestine… On y trouve ainsi une forme de Panarabisme ; ce projet qui avait été très populaire sur le plan politique au siècle dernier, mais qui avait échoué se retrouve sur le plan musical, aidé par les outils contemporains que sont le satellite et les réseaux sociaux. Il y a une circulation de contenus, de chansons, d’idées.
De ce fait, il existe aujourd’hui plusieurs polarités dans le monde arabe. Au siècle dernier, l’Égypte polarisait le monde arabe, mais de nos jours les centres de ce type sont multiples : Beyrouth, Casablanca, les Émirats… De nombreuses structures encouragent les artistes dans le monde arabe dans son ensemble. À l’entrée de l’exposition, on voit une vidéo d’un YouTubeur, Alaa Wardi, qui, en six minutes, raconte l’histoire de la musique arabe. On voit qu’il maîtrise aussi bien les registres du Machrek que du Maghreb. On constate que grâce à cette langue commune, on a accès dans le monde arabe à une étendue de contenus considérable. On peut donc parler d’un Panarabisme culturel.
La Vie des idées : Comment éviter l’écueil de l’orientalisme ?
Véronique Rieffel : Al Musiqa est une exposition qui a pris le parti de sortir de l’orientalisme ; c’est un parti pris très important. Notre regard sur le monde arabe a été façonné par l’orientalisme, aussi bien sur le plan politique qu’esthétique. Le regard qu’on porte, l’oreille qu’on prête au monde arabe sont liés à des écrivains ou à des artistes qui sont allés dans le monde arabe et qui l’ont présenté à travers leur filtre – ou qui d’ailleurs n’y sont pas allés et qui l’ont fantasmé. Les scènes de musique sont très présentes dans l’orientalisme pictural ; nous aurions très bien pu, pour traiter ce sujet, choisir des œuvres orientalistes. Mais les œuvres que nous avons choisi de montrer sont essentiellement des œuvres d’artistes de culture arabe, qui vivent dans le monde arabe pour la plupart d’entre eux. Nous voulions montrer ces cultures de l’intérieur, être à l’écoute du monde arabe et voir ce que les artistes ont à nous montrer.
Le fait de sortir de l’orientalisme induisait aussi le fait de présenter les musiques du monde arabe non pas comme des musiques étrangères, comme on a pu se les représenter à certaines époques, ou comme certaines personnes se les représentent aujourd’hui. On a voulu montrer que nous écoutons tous des musiques arabes, peut-être sans le savoir. Ce fait n’est pas lié à l’histoire récente de la mondialisation, ni à celle de la grande vague d’immigration au siècle dernier, mais que c’est une histoire qui nous lie au monde arabe depuis longtemps, depuis le Moyen-Âge. Dans l’exposition, il y a une salle consacrée à la musique des Omeyyades et des Abbassides. Les Omeyyades, au moment où ils ont perdu contre les Abbassides, sont allés se réfugier en Espagne, et ont de ce fait commencé à construire une culture commune, ce qui a eu des effets par la suite. C’est cette histoire commune qu’on raconte, et non pas celle de musiques de contrées lointaines, de musiques exotiques. Nous avons voulu donner à entendre des musiques qui nous parlent et qui nous touchent.
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