Après le massacre, que fait-on? – Stéphane Lathion dans le Temps

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OPINION – lundi 12 janvier 2015

Pour Stéphane Lathion, chercheur au groupe de recherche sur l’islam en Suisse (GRIS), la meilleure approche pour réduire les tensions et les malentendus liés à l’islam, c’est de faire évoluer le débat de la question religieuse à celle de la citoyenneté.

Des peurs qui s’expriment!

La présence musulmane dans les villes européennes n’est pas nouvelle, cela fait plus de trente ans qu’elle se développe. Ce qui semble poser problème, c’est la visibilité qui accompagne cette installation: les voiles qui se multiplient et des revendications pour une meilleure reconnaissance (cimetières, lieux de culte, écoles…). Depuis 2004 et l’initiative sur les naturalisations facilitées en passant par la votation anti-minaret de 2009 et en attendant la future initiative contre la «burqa», les peurs et les tensions ne faiblissent pas. La tragédie du massacre de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015 ne va pas modifier cette tendance. Pourtant, le malaise n’est pas nouveau et il serait temps d’en prendre conscience si l’on veut être en mesure de proposer des éléments de réponse et éviter une escalade de violences.

On peut craindre que si les questions exprimées par les populations ne sont pas entendues et qu’elles continuent d’être méprisées par des raccourcis tels que: «Vous êtes racistes, islamo-phobes!», on peut craindre que la situation dégénère. Partout en Europe, les Partis populistes jouent avec ces peurs et gagnent des voix: le Front national de Marine Le Pen en France, le PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas, le Vlaams Belangle en Belgique, le Parti du progrès de Siv Jensen en Norvège ou le Parti populaire de Pia Kjærsgaard au Danemark sont quelques-unes des formations politiques au succès croissant. En Allemagne, tous les lundis depuis plusieurs mois, des dizaines de milliers d’Allemands se rassemblent dans différentes villes du pays pour exprimer leur opposition à ce qu’ils considèrent comme «une invasion » islamique du continent.

Nous, acteurs sociaux (médias, politiciens, intellectuels, chercheurs, responsables musulmans) nous n’avons pas été capables, au cours de ces dix dernières années, de réduire le fossé d’incompréhension lié à cette visibilité et il est de notre responsabilité citoyenne d’imaginer et de proposer des pistes.

Eviter les amalgames

Facile à dire… difficile à concrétiser. Bien sûr que ce sont des individus, des assassins qui ne représentent pas la majorité des citoyens de confession musulmanes installés en Europe; bien sûr qu’ils sont des meurtriers avant d’être des musulmans; bien sûr qu’il ne faut pas stigmatiser des communautés entières sur la base de ces atrocités commises par des tueurs qui sont en guerre et rejettent les valeurs européennes. Cela dit, comment surmonter, dépasser la puissance des images, la force de l’émotion et du dégoût suscité par les crimes perpétrés au nom d’une vision sectaire de l’Islam: décapitations d’otages en Syrie et en Irak, assassinat en pleine rue au Royaume-Uni, carnage de sang-froid ces derniers jours à Paris. Tous ces assassins se réfèrent aux diverses mouvances islamistes radicales en guerre ouverte au Proche et Moyen-Orient (Al-Qaïda et Daech) et justifient leurs crimes au nom de leur foi. Il devient compliqué dès lors de faire la part des choses entre «ici» et «là-bas», entre un islam de paix «théorique» et des crimes violents commis en son nom. De plus, il faut également garder en mémoire que la rédaction de Charlie Hebdo était souvent bien seule dans son combat pour la liberté d’expression. Rappelons -nous les propos tenus ainsi que des manifestations (non-violentes il est vrai) lors de la publication des caricatures de Mahomet; sans parler de l’attentat de 2011.

Parfois l’amalgame, la simplification est le chemin facile, naturel même; d’autant plus quand il est encouragé, nourri par certains médias, certains politiciens ou encore certains responsables musulmans. Les réactions dans le monde musulman (presse et réseaux sociaux) qui ont suivi la tragédie du 7 janvier dernier semblent unanimes dans leur dénonciation de la barbarie et dans l’occasion offerte aux pays musulmans de repenser leur rapport au dialogue, à la critique, l’autocritique et à la diversité d’opinion. Bien sûr, on trouve ça et là les habituelles réserves: «Mais… ils l’ont bien cherché, ils ont insulté le Prophète.» ou «la liberté d’expression oui, mais la critique des religions doit être limitée…»

Nous verrons dans les prochaines semaines les effets et l’ampleur de l’électrochoc sur les discours et les comportements des individus.

Des discours, des mots à revoir!

Si rappeler la formule révolutionnaire «Liberté, Egalité et Fraternité» afin de susciter un mouvement d’union nationale est compréhensible après une telle tragédie, il faut toutefois être attentif au poids des mots. Insister sur la fraternité lorsque des zones de non-droit perdurent depuis des années dans les grandes villes de l’Hexagone pour se transformer en ghettos identitaires où les sentiments de rejet, discriminations sont présents. Où les perspectives d’emplois, d’avenir sont réduites au strict minimum… De quelle fraternité parle-t-on? Où est l’égalité prônée par la République pour ces individus? Quelle est le sens que ces jeunes Français, quelle que soient leur croyances, peuvent donner à ces termes au regard de leur quotidien? La force du mot perd son sens, perd de sa valeur et ceux qui l’utilisent perdent leur crédibilité. Un de facteurs-clé pour atténuer les malaises ambiants réside dans le contexte de crise socio-économique qui prive les jeunes de perspectives d’avenir. Dès lors, les dérives identitaires trouvent un terreau fécond pour redonner du sens à des existences frustrées et en colère.

De même, insister, rabâcher à l’envie que l’Islam n’est pas une religion violente, que l’islam n’encourage pas les crimes, que ceux qui commettent de telles horreurs ne sont pas musulmans… ce n’est plus suffisant. Cela devient même ridicule tant cela va à l’encontre de la réalité perçue par les populations. Lors d’une conférence à Paris samedi passé, le président des Fédérations musulmanes européennes, M. Ben Mansour, déclarait: «Ces jeunes gens ont passé des années dans les écoles de la République, et seulement quelques heures dans nos mosquées; leur dérive est l’échec de la République!» Ce déni de la réalité est dangereux car il empêche d’aller de l’avant et de penser les armes de la riposte. Bien sûr que l’islam, ce n’est pas que ces crimes; bien sûr que le cœur du message du Prophète n’est pas violent et qu’il s’inscrit dans la lignée des enseignements judéo-chrétiens qui l’ont précédé; toutefois, personne ne peut nier les versets du Coran qui incitent à la violence (qu’elle soit à l’encontre des juifs, des chrétiens et de toute autre forme de divergence de vue), et, surtout, la réalité des mondes musulmans contemporains où les violences sont quotidiennes (majoritairement à l’encontre d’autres musulmans même si les chrétiens ne sont pas épargnés), les libertés des femmes niée, les dignités bafouées au nom de la religion. Dès lors, il est insuffisant, ridicule même, de dédouaner sa foi en invoquant uniquement une interprétation déviante de quelques «illuminés» qui ne représentent pas l’islam ni l’héritage du Prophète. Il serait peut-être temps que les musulmans du monde francophones réalisent, reconnaissent et surtout assument que certains de leur coreligionnaires ont un problème avec leur Livre Saint. Désacraliser le Coran permettrait de couper l’herbe sous les pieds des extrémistes en leur enlevant la légitimation théologique de leurs actes barbares. Sinon, le risque est grand de se retrouver enfermé dans la perfection divine du livre et d’être incapable de prendre la distance suffisante pour mettre à l’index les lectures justifiant les violences et les crimes.

Moins parler d’islam et de musulmans et plus parler de sens civique, d’action citoyenne

Depuis le début du XXIème siècle, la surmédiatisation des questions liées à l’islam et aux musulmans n’a fait qu’empirer la perception négative qu’on peut en avoir et détériorer les relations réciproques. Des communautés entières ont parfois été stigmatisées à cause d’actes ou de comportements de quelques-uns. Ce qui n’était qu’une peur de l’islam, compréhensible objectivement si l’on pense aux informations internationales autant que nationales relayées par les médias, semble se transformer petit à petit en un rejet du musulman qui est devenu une menace, un ennemi. L’islam est essentiellement perçu à travers le prisme des revendications d’une minorité visible dotée d’un pouvoir de remise en cause des valeurs européennes (qu’il serait peut-être temps de redéfinir) au nom de leur foi prosélyte. Après bientôt vingt ans à observer et analyser l’évolution des populations musulmanes en Europe, je suis arrivé à la conclusion que si l’on souhaite réellement réduire les tensions et les malentendus liés à l’islam et la présence visible de musulmans, la meilleur approche serait de faire évoluer le débat de la question religieuse à celle de la citoyenneté.  L’effet du discours et de l’explication avec l’islam comme point d’approche s’est avéré contre-productif et n’a fait qu’alimenter le rejet. Il nous faut donc faire l’effort d’être imaginatif au moment d’évoquer les problèmes et les tensions liés à l’islam. Parlons de la place des religions dans l’espace public, par exemple; de la façon d’enseigner le fait religieux dans nos écoles; des limites de l’expression religieuse dans l’espace public… Les religions sont importantes aujourd’hui pour bon nombre de citoyens; il ne faut pas le nier, mais, très souvent, celles-ci sont instrumentalisées par les acteurs sociaux pour des motifs très peu spirituels. On met de la religion là où elle n’a rien à y faire: il s’agit de culture, de machisme, de relation de pouvoir, de coutume… On utilise tel ou tel passage du texte religieux, sorti de son contexte, pour justifier un comportement personnel. Avant d’être musulman l’homme ou la femme est un individu avec des droits, des devoirs, des libertés, des responsabilités inscrites dans un cadre légal. Cadre légal valable pour tous, quelle que soit notre religion, notre couleur, notre origine, notre sexe… Citoyen avant d’être croyant. C’est là une piste pour affronter les peurs qui s’expriment et, inch’allah, atténuer les tensions réelles de notre temps.

[Retrouvez l’article sur le site du TEMPS …] 

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