Qui sont les “Bad girls des musiques arabes”, héroïnes d’un beau documentaire ?

Qui sont les “Bad girls des musiques arabes”, héroïnes d’un beau documentaire ?

Publié le 25/01/2020 par  Anne Berthod

De Djamila, esclave émancipée du VIIIe siècle, à Soska, rappeuse vedette sur Internet, un superbe documentaire de Jacqueline Caux dresse le portrait de femmes arabes qui ont su, à travers les âges, défier le patriarcat et faire entendre leur musique avec fougue et audace. À découvrir le 26 janvier à l’Auditorium du Louvre !

ebelles et scandaleuses, elles se sont fait un prénom en se mêlant aux hommes, en chantant l’amour et le désir : Djamila, Wahlada, Oum, Asmahan, Warda et Soskia sont Les Bad Girls des musiques arabes, nom d’un documentaire édifiant de Jacqueline Caux qu’elle présentera dimanche soir à l’Auditorium du Louvre, en clôture du festival JIFA (Journées internationales du film sur l’art). « Les attentats ont nourri les amalgames sur l’Islam et la culture arabe, de plus en plus associés à la violence et au conservatisme, dit-t-elle. J’ai voulu montrer que ces cultures pouvaient être au contraire inspiratrices de beauté, de ténacité et de poésie. »

Auteure engagée d’une quinzaine de films principalement musicaux (de la techno de Detroit aux cheikhates de l’Atlas Marocain), cette cinéaste indépendante a donc remonté le fil de l’histoire pour sélectionner des artistes telles Oum Khalsoum, Warda Al Jazaïra ou la reine du raï Cheikha Remitti. « Je m’incline devant ces artistes qui ont osé transgresser tous les tabous. J’ai ainsi découvert que des esclaves pouvaient chanter des choses que des femmes libres ne pouvaient pas. Dans des pays où les femmes sont traditionnellement soumises, elles se sont affranchies par le verbe et le talent, en mettant leur vie en adéquation avec leurs propos, parfois au prix de grands sacrifices. »

Djamila, l’esclave

C’est au VIIIe siècle, dans le désert d’Arabie, qu’a résonné la première grande voix rebelle du monde arabe identifiée par Jacqueline Caux. Djamila, comme seules pouvaient le faire quelques esclaves à Médine, put s’élever socialement par sa beauté et son talent de oudiste. Assez pour imposer le silence aux hommes qui venaient l’écouter, comme le poète Omar Ibn Abi Rabi’a qui, un soir de taarab (l’extase dans la musique arabe) particulièrement intense, en déchira ses vêtements.

Assez, aussi, pour éduquer ses élèves à la baguette – sur la tête. Car Djamila fut la première femme à fonder un conservatoire de musique, mixte qui plus est. La première, également, à diriger un grand orchestre arabe (150 musiciens). En 752, elle partit même sur les routes avec une troupe de cinquante musiciennes : direction La Mecque, où elle les fit jouer jouer dans les palais de la ville pendant trois jours et trois nuits, organisant ni plus ni moins que le premier festival de musique du monde arabe.

Wallada, l’Andalouse

Née en 994, Wallada est la fille du dernier calife omeyyade de Cordoue : une héritière fortunée, qui fonda à 24 ans un salon littéraire, où l’audace était de mise pour le plaisir de tous les lettrés d’Andalousie. C’est ainsi que cette rousse flamboyante, qui revêtait au quotidien l’une de ces tenues transparentes portées traditionnellement dans les thermes de Bagdad, est devenue l’amante du grand Ibn Zeidoun. Elle lui inspira des vers caliente (« l’endroit vers lequel tout homme soupire, on le devinait comme le museau d’un lapin doux ») et se consuma d’amour en retour, mais avait toujours brodé au bas de sa manche « J’offre mon baiser à qui le désire ».

Ibn Zeidoun eut la mauvaise idée de la tromper avec sa servante et fut envoyé en prison au Maroc pour trahison. Elle se consola plus tard dans les bras d’une sublime poétesse. Et finit sa vie ruinée, hébergée par un autre de ses anciens amants.

Asmahan, la Mata Hari

Yeux verts et voix renversante, la sublime Asmahan fut la rivale d’Oum Khalsoum dans les années 1930-1940, et l’aurait peut-être même détrônée si sa voiture n’avait pas versé dans un canal, l’année de ses 27 ans… Née princesse druze dans les montagnes syriennes, elle a grandi au Caire, où sa mère, tabassée par son mari pour avoir chanté dans le jardin, s’était exilée avec ses trois enfants, dont Fouad et Farid El Atrache. Cette dernière, chanteuse de cabaret, veilla à leur éducation et transforma leur maison en école de musique.

Le succès d’Asmahan fut immédiat. Star glamour de comédies musicales aux décors somptueux, séductrice et fêtarde invétérée, elle menait pour beaucoup une vie de débauche — de femme libre dirait-on aujourd’hui. De son premier mari syrien, imposé par un frère aîné qui voulait la « ranger », elle divorça au bout de sept ans. Elle en eut quatre autres. Et flirta avec le grand chambellan égyptien, amant de la reine Nasli (mère de Faroukh 1er, qui chassa Asmahan d’Egypte !). Pendant la guerre, elle entretint également des liaisons dangereuses avec les services secrets français et anglais.

Warda, la Piaf maghrébine

Ni esclave, ni princesse, Warda est née fille d’immigrés prolétaires, à Paris, en 1939. Ses premiers pas de chanteuse, elle les a faits sur la scène du fameux cabaret Tam Tam (Tam pour « Tunisie, Algérie, Maroc »), ouvert par son père dans le Quartier latin. Elle en devint la diva en titre, adulée dans la diaspora maghrébine, pour ses hymnes d’amour comme ses chansons patriotiques. Quand la police ferma le Tam Tam, soupçonné d’être une planque du FLN, sa famille s’expatria au Liban, le pays maternel, puis en Algérie, le pays paternel.

Warda « Al Jazaïra » était alors « la rose algérienne », reine des cabarets à Beyrouth et icône de l’Algérie indépendante. Interdite de chanter en public par son mari, haut-gradé de l’Etat, elle se retira de la scène pendant dix ans. Elle y revint à la demande du président Boumedienne, malgré les menaces de son époux : « Si tu chantes, tu renonces à tes enfants ». Warda a chanté… Au grand dam de ses enfants, qui lui en ont longtemps voulu de les avoir abandonnés.

Soska, la rappeuse 2.0

Pas étonnant que Jacqueline Caux ait trouvé Soska en surfant sur Internet : c’est là que cette rappeuse égyptienne a émergé, à l’âge de 17 ans. Et là qu’elle continue de sévir dix ans plus tard, en rappant sur sa chaîne Youtube (The SoskaGirl, 190 000 followers), devant des milliers de fans, des États-Unis à la Corée.

Ses textes, militants, dénoncent l’oppression des femmes et le patriarcat des sociétés orientales. Ses propres parents, très religieux, estimaient que seuls les hommes pouvaient rapper. Pour les convaincre, Soska a fait une grève de la faim, à 15 ans. À 19, elle vivait déjà de sa musique, assez pour aider sa famille et déménager à Alexandrie.

Depuis, elle a tombé le voile qu’elle portait à ses débuts, mais ne donne que peu de concerts en Égypte, où ses propos virulants l’exposent trop. Les réseaux sociaux, où ses fans payent pour qu’elle chante le morceau de leur choix, lui suffisent amplement : elle a même un directeur artistique, qui lui conseille depuis la Chine comment décorer sa chambre les jours de live !

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