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«On tue le patrimoine syrien une deuxième fois»

Archéologie / Mohamad Fakhro, ancien directeur adjoint du musée des Antiquités d’Alep, tire la sonnette d’alarme sur l’état des monuments historiques et sites syriens. Après la crise, l’urgence demeure.

 

Mohamad Fakhro, ancien directeur adjoint du musée des Antiquités d’Alep, était de passage à Lausanne mardi dernier. Rattaché à l’Université de Tübingen (DE) et de Berne, il dénonce les reconstructions intempestives et le pillage dont est victime l’héritage culturel syrien.Image: Patrick Martin

 

Mohamad Fakhro passe inaperçu dans les couloirs de Rumine, jetant çà et là un regard énigmatique sur les impeccables vitrines et colonnades du musée lausannois où il était attendu pour une conférence mardi dernier auprès des Amis du Musée cantonal d’archéologie. Réfugié depuis 2014 entre Berne et Tübingen (Allemagne) Mohamad Fakhro est pourtant un héros.

Pour sauver des collections inestimables, avec son équipe, cet ancien directeur adjoint du Musée des antiquités d’Alep a risqué sa vie pendant des semaines, dormi dans ses bureaux, vu ses collègues se faire blesser par les obus, balles et mortiers qui valsaient entre les vitrines de céramiques plusieurs fois millénaires, tandis que la ligne de front tantôt en faveur des rebelles, du régime, puis de l’État islamique (EI), ravageait un pays six fois classé par l’Unesco.

À Alep, c’était entre 2011 et 2013, après qu’une voiture piégée leur révèle l’arrivée des combats. «On a fait plusieurs erreurs, explique-t-il aujourd’hui dans un anglais dynamique. Celle de ne pas avoir de procédures d’urgence ou d’évacuation. Peut-être aussi qu’on n’a pas vu venir cette guerre. Tout le monde a vécu en paix pendant des siècles. Et un beau jour, les aqueducs romains ont servi à aller poser des bombes sous les maisons de la vieille ville.» Lui et ses collègues se comparent avec un peu d’ironie aux Monuments Men, des volontaires dépêchés au chevet du patrimoine de la vieille Europe lors du second conflit mondial. «On ne savait pas comment faire. Alors on a fait comme à Berlin ou Varsovie, et mis des sacs de sable autour des statues impossibles à bouger. Puis des cages de planches ou de ciment, difficile à trouver en pleine guerre.»

Résultat? Alors que des milliers et milliers de tablettes cunéiformes, de mosaïques uniques, des parchemins, les collections de Raqqa et de Palmyre aux mains de Daech, d’Idlep, sont probablement perdus corps et biens, 90% des objets du Musée d’Alep ont survécu, entre Damas, des dépôts et des banques. Parce que le coin est resté plus ou moins tenu par le régime. Au contraire de la vieille ville, transformée en champ de bataille.

Mohamad Fakhro revient de l’enfer, celui où on s’habitue «à pouvoir disparaître d’une seconde à l’autre». Là où un objet est plus intéressant sur eBay que dans une vitrine. Là où Khaled al-Assaad, 82 ans, directeur du site de Palmyre est décapité au milieu de ce qui reste des ruines. «Comment EI est arrivé à Palmyre, au beau milieu du désert, alors que la Syrie est tellement surveillée depuis le ciel qu’on voit bouger le moindre insecte, s’énerve, la gorge serrée, Mohamad Fakhro. Mais les désastres, on en a assez parlé. La question maintenant, c’est l’après. Il y a urgence. On est en train de tuer le patrimoine syrien une deuxième fois.»

L’archéologue a des exemples plein sa sacoche. Une demeure byzantine reconstruite en ciment, un minaret seldjoukide retaillé par ses voisins, une aile de musée rouverte par des politiciens du régime tout souriants alors que les caves sont toujours inondées… Des opérations souvent dommageables, voire irréversibles. «Il y a un mélange entre des actions de propagande, les efforts des gens, et ceux qui ont les moyens et qui en profitent, soupire le conférencier, dont la thèse en cours porte sur la reconstruction du patrimoine syrien. Le problème, c’est que la discipline est encore jeune et que les rares gens formés sont partis, comme moi.»

Il manque la génération de spécialistes, martyre elle aussi de la guerre civile. Des techniciens de musée, des conservateurs, des restaurateurs… «On se sent abandonnés par les ONG et les institutions qui fouillaient ici avant la guerre, et je le dis sans méchanceté, enchaîne-t-il. Mais presque personne ne répond. Alors qu’on a surtout besoin de compétences et de former des gens: comment restaurer des objets en bronze, comment rétablir l’éclairage… tout est à refaire.» Le Syrien souligne qu’il y a urgence et que les bâtiments déjà endommagés s’effondrent. Mais en même temps, répète que la priorité est de réfléchir et de ne pas se précipiter sur des monuments emblématiques: «Il a fallu des décennies pour reconstruire Varsovie. On y arrivera, mais la tâche est gigantesque. 70% d’Alep est détruit.»

Pillage organisé

Il marque une pause. «La tâche est gigantesque. Le pillage est hors de contrôle, quand il n’est pas organisé par des réseaux mafieux. Ils profitent du fait qu’il n’y a plus personne sur les sites. Pas d’inventaire des collections non plus, alors qu’elles ont circulé dans toute la Syrie. Vous savez, j’ai vu dans une boutique de Bâle un buste en terre cuite venant d’un site que j’avais fouillé.» Il met sa main sur sa poitrine. «Pour eux détruire c’est détruire. Un objet est un objet. Mais pour nous, ça fait mal, là.»

L’archéologue reste sceptique sur la mobilisation internationale. «Chacun travaille dans son coin, et personne ne veut travailler avec le gouvernement syrien.» En Suisse, une tentative d’atelier de formation, organisée par l’Université de Berne en Turquie, a échoué faute de visas turc et syrien.

«On s’est rendu compte qu’il y avait un vide entre les musées et les populations locales, ça a été une autre erreur. Les écoles n’ont pas été dans les musées, alors les gens ne comprennent pas aujourd’hui leur intérêt. C’est ça qui peut les pousser à piller des sites entiers, comme Doura Europos, définitivement perdu. Moi, on me dit aujourd’hui que depuis l’étranger je ferais mieux de me battre pour les enfants de Syrie plutôt que pour les pierres. Sauf que c’est ce qu’on fait. On se bat pour les enfants. Notre héritage culturel, c’est l’avenir du pays.» (TDG)

Créé: 23.02.2019, 11h05

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