La Syrie attend sa sortie du coma
Le patient syrienDamas 2015-2016. Une chambre d’hôpital, où coule une lumière verdâtre. Y défilent une maman voilée, une sœur émigrée au Liban, un ami fumeur de haschisch et une amoureuse émancipée. Tous quatre spécimens de la population syrienne, qui veillent sur l’objet de leur amour, un jeune homme plongé dans le coma depuis qu’il a traversé un checkpoint voisin. Entre la vie et la mort, Taym a, contrairement à ses proches, le pouvoir de s’extraire de son corps et d’assister au remue-ménage causé par son profond sommeil. Parfois, il s’élève, pour surplomber son entourage depuis une plate-forme baignée de reflets orangés. Là-haut, il croise un autre comateux, moins pacifique que lui, plus tenté par le djihad. Il y chante, il y joue. Et il y monte, dans une cabine céleste, le documentaire en cours de tournage qu’il consacrait à son pays, depuis la révolution avortée de 2011 jusqu’aux interminables limbes de la guerre civile… Pensé, dirigé, interprété et réglé de main de maître, Alors que j’attendais joue à qui mieux mieux du symbole. Celui qui invite à comparer la Syrie à un zombie saute aux yeux. Mais le spectateur avide de butiner au Proche-Orient une sagesse plus universelle aura loisir de s’attacher à la métaphore qui rapproche la nature en général, et la gesticulation humaine en particulier, à ces frontières poreuses que traversent les fantômes. En metteur en scène inspiré, Omar Abusaada lui servira le motif persistant d’un vase de fleurs, coupées quoique encore odorantes. Il ira même jusqu’à évoquer le théâtre dans son ensemble comme un organisme détaché du cerveau qui l’engendre. La leçon, pour qui se montre patient, recouvre tant l’histoire, la politique, que la philosophie. |
La Bâtie : On guettait le metteur en scène syrien Omar Abusaada. Introuvable. Son compatriote, l’acteur Mohamed Al Rashi, prend sa place pour une interview par contumace.
La sœur, la mère, l’ami et la fiancée sont suspendus au pronostic vital de Taym, inconscient depuis son tabassage à Damas. Au-dessus, deux fantômes commentent.? Image: D. NADEAU
La rencontre était fixée pour lundi, à son hôtel, avec Omar Abusaada, metteur en scène proéminent du théâtre syrien, invité par le festival genevois à donner sa pièce Alors que j’attendais. Emblématique, le titre, puisqu’on attend toujours la venue de l’artiste au rendez-vous! Heureusement, le hasard nous jette sur la route de Mohamed Al Rashi, l’un des principaux interprètes du spectacle. «Vous êtes comédien, vous pouvez bien incarner votre metteur en scène le temps d’une interview!» l’alpague-t-on, risquant le tout pour le tout. Chiche, l’acteur relève le défi. On n’en attendait pas mieux!
Omar Abusaada (!), cahoté entre les espoirs de la révolution de 2011 et les déchirements de l’actuelle guerre civile, vous continuez de vivre en Syrie. Un choix personnel? Politique?
Les deux, quoique prioritairement personnel. Il me faut prouver qu’on peut rester à Damas, y travailler, sans pour autant faire preuve de tendances suicidaires. Je retire plus de richesse en demeurant sur place, actif, attentif, présent auprès de mes amis, qu’en partant à l’étranger. Je ne peux certes plus y faire de théâtre, mais je l’enseigne encore à l’université.
Etes-vous nombreux, à Damas, à pratiquer l’art comme acte de résistance?
Non, nous sommes peu. Et les rares artistes qui tiennent en Syrie n’y exercent pas leur activité. Ils ne peuvent pas s’exprimer sur la situation politique et se tournent vers des sujets plus sociétaux. Chez nous, on est soit avec, soit contre le régime, il n’y a pas de place pour l’entre-deux. Tout se réduit aux couleurs noire et blanche.
L’auteur Mohammad Al Attar est votre dramaturge régulier, mais vit, lui, en exil. Comment travaillez-vous?
Nous collaborons depuis longtemps, nous nous connaissons bien. La plupart du temps, nous nous rencontrons hors de Syrie – où il ne peut pas retourner. Sinon, nous communiquons via Internet. Je lui ai donné l’idée première du coma, pour Alors que j’attendais, il a écrit de son côté, m’a fourni le texte, et nous avons répété avec les comédiens, toujours à l’étranger. La plupart d’entre eux (ndlr: dont le vrai moi, Mohamed Al Rashi) ont en effet émigré. Nous nous rencontrons tous à intervalles réguliers, à Marseille par exemple.
Vous venez de recevoir le Prix du festival international des arts de la scène Theater Spektakel à Zurich. Comment vivez-vous cette reconnaissance hors sol?
C’est le premier prix officiel que nous recevons. J’en suis bien sûr très heureux. Cet encouragement est formidable, il arrive à point nommé pour toute l’équipe. Notre récompense réside bien sûr aussi dans la réaction très positive du public. Révéler une face méconnue de la Syrie nous procure une immense satisfaction. Notre gratification, c’est d’abord de fournir une image de notre pays qui ne coïncide pas avec celle des médias.
Avez-vous conçu votre spectacle pour un public étranger?
J’ai surtout le public syrien à l’esprit: je le connais, je le fréquente. Mais, fort d’une expérience à l’étranger, j’inclus également le regard européen dans mon travail. Ce dernier spectacle, entièrement produit hors des frontières syriennes, a peut-être été pensé dans une plus grande conscience de l’audience occidentale. D’ailleurs, la pièce ne sera pas montrée en Syrie, les acteurs ne peuvent pas y rentrer et elle y serait certainement interdite. Notre public vient donc la voir en tournée.
Aviez-vous à cœur d’informer l’Occident sur l’état de votre pays?
Oui, clairement. Mon intention est de montrer que la Syrie ne se réduit pas à Daech et Bachar El-Assad. Au-delà des propagandes menées de toutes parts, des gens normaux y vivent, y cherchent l’amour, y vaquent, y discutent, y attendent. Car l’action principale, en Syrie, consiste bien à attendre. Qui sait, peut-être qu’après le sang, nous connaîtrons l’amour?
Dans votre fiction, l’«attente» touche l’entourage du comateux davantage que le malade, non?
On connaît mal l’état des comateux: je crois qu’ils attendent, eux aussi. Ils voient tout de plus haut, ils circulent, ils connaissent la réalité mieux que les vivants, mais ils n’en attendent pas moins leur propre dénouement. Aussi, la fin reste ouverte: Taym décide-t-il de mourir? Quant aux autres, ils sont, dans leur attente même, le moteur de la pièce.
Quel avenir prévoyez-vous pour le protagoniste comme pour le pays?
La Syrie voit tellement de charognards lui tourner autour, mû chacun par ses propres intérêts… La démocratie? Elle n’est qu’un leurre, un gigantesque mensonge. Alors, dans une situation confuse qui nous échappe, nous ne pouvons que tâtonner à la rechercher d’une lueur d’espoir. (TDG)
(Créé: 05.09.2016, 19h55)
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