Talal Salman : Un Liban atrophié, dans un monde arabe en déchéance, ne peut s’intéresser à une presse libre
InterviewPorte-étendard pendant des décennies du nationalisme arabe et des grandes causes de la région, notamment la cause palestinienne, le quotidien « as-Safir » mettra sur le marché aujourd’hui son dernier numéro, tirant ainsi un trait sur son riche parcours, victime des retombées financières du bouleversement géopolitique et idéologique qui frappe le Moyen-Orient.
Aujourd’hui est un jour triste et sombre non seulement pour le Liban mais aussi pour le reste du monde arabe. « La voix de tous ceux qui n’en ont pas » s’éteindra et avec elle, la défense des grandes causes sociales et politiques de cette région. Le quotidien as-Safir, un géant de la presse arabe, ferme aujourd’hui ses portes, cette fois-ci pour de bon.
Souffrant depuis un certain temps d’un manque de fonds, et ne pouvant plus survivre dans un monde accéléré et expéditif où le contenant de l’information importe désormais plus que son contenu, le quotidien a décidé de se retirer de la course, après 43 ans de lutte et de survie qui n’ont cependant jamais affecté la qualité qu’il offrait à ses lecteurs.
Opérant dans un contexte des plus difficiles depuis 1973, à la veille de la guerre civile libanaise, as-Safir n’a jamais lésiné sur son engagement en faveur des grandes causes politiques et humanistes, celles des droits et de la justice, dans un monde arabe qui se trouvait déjà aux portes d’une déchéance latente, devenue aujourd’hui effective.
Dans un entretien accordé à L’Orient-Le Jour le fondateur et grand inspirateur du quotidien, Talal Salman, nous raconte, avec un serrement au cœur, les heures de gloire mais aussi l’agonie d’une exceptionnelle tribune qui a formé et influencé toute une génération de penseurs et de journalistes, et nourri une opinion publique arabe que les dictatures de la région ont manipulée, des décennies durant, dans des desseins obscurs et obscurantistes.
« L’Orient-Le Jour » – Comment expliquer cette décision-choc ?
Talal Salman – Cette époque n’est plus la nôtre. La politique dans le monde arabe est condamnée à l’échafaud. Elle a été complètement vidée de son sens. Le monde arabe est aujourd’hui noyé dans le sang. La seule voix que l’on entend désormais est celle des balles et des mortiers. Par conséquent, les idées et les opinions n’ont plus d’écho et de moins de moins d’oreilles. Plus personne ne s’intéresse à la presse écrite. On lui préfère aujourd’hui les outils de transmission express de l’information tels que Twitter ou Facebook dont on use et abuse dans un monde arabe où la démocratie n’a plus sa place. Au Liban notamment, ce qui compte désormais pour les partis politiques et formations en présence, c’est de faire la propagande de leurs discours respectifs. Le pays a témoigné pendant près de trois ans d’une paralysie totale des institutions, depuis la présidence jusqu’au Parlement en passant par le gouvernement. Lorsque l’élection d’un chef de l’État a finalement eu lieu, personne ne s’est enthousiasmé. Les soucis quotidiens des citoyens sont ailleurs. Ils savent parfaitement que même la naissance d’un nouveau gouvernement n’y fera rien. La démocratie entendue au sens d’un débat d’idées, de la reddition de comptes et de l’alternance ne les concerne plus. Il y va de même pour la presse libre et indépendante devenue dysfonctionnelle dans ce paysage atrophié, aux contours dessinés par le sang qui coule par-delà les frontières.
Le « Safir » a longtemps survécu grâce aux fonds arabes. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les pays du Golfe et autres pays arabes ont-ils renoncé à aider ?
J’aurais tant souhaité que nos frères dans le Golfe puissent s’intéresser à une presse indépendante et libre. Observez leur paysage médiatique, vous ne trouverez que des journaux loyalistes contrôlés par les locataires des palais. Non seulement aucune voix dissidente n’est tolérée mais même l’esprit critique y est étouffé. Soyons clairs : la vie politique n’existe simplement pas dans cette partie du monde. Connaissez-vous un seul leader de l’opposition dans n’importe lequel de ces royaumes et émirats ? Si l’on scrute par ailleurs un peu plus le reste du monde arabe, l’on constate que la Syrie et l’Irak sont soumis à l’empire de la violence, la Libye n’existe quasiment plus, l’Égypte ploie sous le double effet de la pauvreté et d’une dictature militaire et l’Algérie est façonnée à l’image de son éternel président. Au Safir, nous avons longtemps brandi le slogan de l’arabité et avons défendu l’unité dans cette région et prôné la nécessité des réformes, convaincus que les peuples partagent ici les mêmes soucis et des problématiques similaires. Le spectacle de désolation dont on témoigne aujourd’hui est la preuve d’un échec cuisant à ce niveau.
Pourquoi votre décision d’abdiquer aujourd’hui, de renoncer à cette mission ?
Tout simplement parce que je n’ai plus de munitions pour poursuivre mon combat. Notre cause principale, rappelons-le, a toujours été et reste la défense du panarabisme arabe qui devait être le prélude à la naissance d’une unité entre les peuples et les États de la région. Ce rêve a disparu, Israël étant devenu la seule puissance en place. Je reconnais – et je n’en ai pas honte – avoir reçu à un moment donné des fonds de la Libye, que ce soit de Mouammar Kaddafi ou de son commandant en chef de l’armée, Abou Bakr Younès. Il ne faut pas oublier que la Libye des années 70 soutenait à fond la ligne du nationalisme arabe. Mais notre soutien ultime a toujours été nos lecteurs arabes et surtout libanais.
Vous avez quand même poursuivi votre combat malgré les risques…
J’ai été la cible de plusieurs attentats – j’en porte encore les marques sur mon corps – et ma famille a été menacée plus d’une fois. Autant de tentatives visant à faire taire notre quotidien et les voix libres qui l’alimentaient. Je n’ai jamais flanché devant les intimidations. Nous avons quand même survécu et poursuivi notre mission pendant 43 ans.
La naissance du quotidien « al-Akhbar » a-t-elle affecté vos ventes ?
Nous considérons ce quotidien, qui a d’ailleurs été fondé par feu Joseph Samaha, un ancien journaliste du Safir, comme étant notre « enfant adoptif ». C’est un journal qui est venu compléter le nôtre, une sorte de valeur ajoutée offerte à nos lecteurs. Nos ventes ont certes été affectées par sa mise sur le marché mais dans une mesure très minime.
Le site Web, un prolongement du journal papier
Pourquoi le « Safir » n’a-t-il pas effectué une mutation en améliorant son site Web ?
Le site n’est, en définitive, qu’un prolongement du journal papier. Il ne peut exister en lui-même à moins de l’inonder de scandales sexuels ou de sujets autour de ce domaine qui ne relèvent pas de notre expertise. Pour construire un site digne de ce nom, avec des sujets à thème, il faut beaucoup de fonds. Si j’en avais les moyens, j’aurais choisi de placer, plutôt, l’argent dans le papier.
L’ancien ministre de l’Information, Ramzi Jreige, avait pourtant promis de mettre en place un fonds pour aider les médias en détresse ? Qu’est devenu ce projet ?
C’est vrai. Sauf que le Conseil des ministres a noyé le poisson pour finir par envoyer le projet au Parlement dont les portes ont été soudées une fois de plus et la clé séquestrée aux mains de je ne sais qui. Honnêtement, qui peut compter sur cette classe politique que nous avons ? On ne peut véritablement espérer qu’elle vienne soutenir un projet qui sert les intérêts des citoyens, encore moins une entreprise intellectuelle ou culturelle.
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