Le Port a jauni, une maison d’édition ancrée dans le bilinguisme
- Fanny Arlandis
- Publié le 29/09/2019 dans Télérama
Avec deux langues qui ne se lisent pas dans le même sens, le français et l’arabe, une petite maison d’édition marseillaise fait des livres. Le Port a jauni publie de jolis albums et des carnets de poésie pour les plus jeunes… et pour les autres.
« Je voulais faire des livres qui témoignent d’une autre culture mais aussi et surtout qui donnent à voir la langue de l’autre ». Avec ces quelques mots et une tasse de café dans la main, Mathilde Chèvre résume le projet du Port a jauni, sa petite maison d’édition jeunesse qui, à Marseille, publie des albums et de la poésie bilingue français-arabe. Dans ses livres, vous ne verrez ni bédouins, ni déserts, ni chameaux, ni personnages des Mille et Une Nuits, pas davantage de combattants pour la cause palestinienne ou d’islamistes. Le Port a jauni évite soigneusement tous ces poncifs. En mettant simplement en scène le français et l’arabe ensemble, il permet de reconnaitre l’autre dans tout ce que sa littérature et sa langue peut porter. Une dizaine de titres sont publiés chaque année, tous imprimés à Marseille même. « Un choix éthique et politique », insiste Mathilde Chèvre.
Au départ de cette aventure, on trouve une association créée en 2002 et des livres d’enfants publiés de façon sporadique, tous les deux ans. Exclusivement en français, ils servent alors de support à l’association Le Port a jauni lors d’ateliers d’éducation alternative et populaire. Quelques années plus tard, Mathilde Chèvre reprend des études d’arabe et se lance dans un projet de master à Beyrouth sur le renouveau de l’édition jeunesse. C’est dans ce frottement avec le milieu de l’édition libanaise que la question du bilinguisme apparaît. « Je voyais des éditeurs qui publiaient des livres alternativement dans les deux langues, raconte-elle mais cela ne posait aucune question éditoriale intéressante. »
Des livres qui se lisent dans tous les sens
Elle, veut aller plus loin : le premier livre en français et en arabe du Port a jauni sort en 2007. « Intégrer la langue arabe comme l’autre langue présente est une façon de revendiquer l’accès à une culture par sa langue », affirme Mathilde Chèvre. Le Port à jauni répond de façon ludique à un obstacle de taille : les deux langues se lisent dans un sens différent. Les livres se lisent donc dans tous les sens : on les tourne et on les retourne. La Roue de Tarek suit l’aventure d’un petit garçon qui a perdu son jeu favori : sa roue. Elle va si vite qu’elle lui échappe, l’enfant se lance alors à sa poursuite. Il croit la reconnaitre de nombreuses fois mais ce n’est jamais la sienne. Le livre tourne à mesure que l’on suit Tarek tout au long de son périple.
Autre exemple : Abracadabra, qui se lit comme un palindrome. L’histoire fonctionne de gauche à droite comme de droite à gauche. « Ces livres permettent de se déplacer dans un autre sens de lecture… Et c’est en soi un voyage », explique Mathilde Chèvre, les yeux brillants. Le Port a jauni, devenu maison d’édition en tant que telle il y a quatre ans, traduit également en français des livres parus dans le monde arabe. Katkout, Sept Vies ou Petite Histoire de la calligraphie. Certains auteurs, eux, travaillent en création avec des illustrateurs à partir d’une série originale d’images, comme pour Mes idées folles.
« Apprendre l’arabe m’a permis de découvrir la poésie dans toutes ses acceptions, poursuit Mathilde Chèvre. Il me fallait donc aussi témoigner d’un quotidien dans lequel la poésie linguistique est omniprésente. » C’est ce qu’il l’a poussée à développer ses carnets de poésies – de jolis livres aux bords arrondis et à la reliure agrafée. Certains sont des créations originales, d’autres des traductions de monuments de la littérature arabe, comme les Mu’allaqat, les poèmes suspendus écrits avant l’islam, ou les Roubaiyat, quatrains (AABA) du quotidien composés d’observations drôles, perspicaces et assez désespérées du monde. Sont-ils aussi pour les enfants ? Bien sûr, « même si certains carnets commencent à s’éloigner de la jeunesse », concède Mathilde Chèvre, comme Les Tireurs sportifs, un texte très politique sur la guerre en Syrie qui témoigne de ce que l’oppression produit.
Une maquette qui fait sens
Distribués dans cent cinquante librairies en France, ces albums sont « un peu comme ceux du Père Castor : c’est du beau à bas coût, les carnets sont à 9 euros », précise Céline Leroy, médiatrice culturelle à Marseille et animatrice pour Le Port a jauni. « Je ne parle pas arabe et je ne le lis pas non plus, mais cela ne me gêne pas dans mes ateliers car ces livres peuvent se lire uniquement en français si on veut. Je les utilise comme introduction à l’art car dans leur maquette tout fait sens : de la couverture au choix du papier ».
La fabrication et la vie de ces ouvrages est le fruit d’une complicité humaine entre une poignée de personnes : une salariée, bientôt deux, et la bonne volonté d’auteurs, de professionnels et de bénévoles motivés qui mettent la main à la pâte, conseillent, et animent des ateliers. Depuis deux ans, Le Port a jauni met aussi à disposition gratuitement sur son site une version sonore, une jolie façon de faire vivre les textes en arabe pour ceux qui ne le lisent pas. Sur les salons du livre, nombreux sont ceux qui continuent à interroger Mathilde Chèvre sur le public visé : « Vous les faites pour qui, ces livres ? » Dans un sourire, elle répond : « Pour vous ».
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