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Beyrouth – Celle qui ne regarde plus ailleurs par Tahar Ben Jelloun

Quand je pense à Beyrouth, l’image d’une belle femme à la chevelure d’or et d’argent s’impose à moi. Elle est jeune quel que soit son âge, elle est belle quelle que soit sa façon d’être. Image probablement inventée par une affection irrationnelle, une fiction à laquelle je me suis attaché.

Quand j’arrive à Beyrouth, un appétit de vie m’envahit, pas une vie banale, petite, conciliante, réaliste, mais une vie pleine, forte, folle, une vie qui dépasse ce que je suis, elle m’emplit et déborde de partout. C’est que la mort est là. Elle danse la java ou la samba pendant que le quotidien des habitants se déroule avec ses moments de lenteur, de vitesse, de folie ou simplement de paix provisoire comme ce que connaît un prisonnier en permission pour bonne conduite.

Quand je passe quelques jours à Beyrouth, je me sens chez moi, je suis installé dans un livre, sans doute un roman, un gros roman avec des personnages qui quittent la réalité pour se remplir de mots et venir se poser devant vous au moment du café du matin.

Est-ce un roman ou bien un dictionnaire qui corrige la définition des mots que des drames ont détournés de leur trajet normal ? Les mots, eux aussi, se baladent tout en se cognant contre des vitres qui se dressent au milieu des chemins. On ne les voit pas, même si le soleil s’y reflète et brille par procuration.

La vie est là. Une vie pleine de trous qu’un voile mince et palpable couvre par pudeur. Car dans ces trous, il y a l’inavouable, la chose dont on ne parle pas même si les yeux se trahissent et la désignent en se levant vers le ciel. En principe, on dit non, quand les yeux font ce geste. Personne n’osera étaler cette chose sur la table pleine de fruits et légumes. Il faut avoir une canne. Avec le bout de la canne, on la touche, on la remue, et on se bouche le nez.

Tout un pays construit sur du bois pourri. Le bois rongé de l’intérieur. Le bois sur lequel on ne peut même pas poser une feuille morte.

Le pays est pourtant assis sur ces morceaux de bois morts, pas assez morts, parce que malgré tout, les choses ont résisté, le temps des apparences, le temps interrompu par quelques catastrophes. Deux explosions qui ont brisé toutes les vitres semées sur le chemin des Beyrouthins. Pas seulement les vitres. Des corps, des vies, des enfances, des mémoires, des habitudes et le statut équivoque de la mort qui avait déposé là ses bagages et ses cercueils.

Beyrouth a pourtant besoin de respirer, de dresser la table midi et soir, de narguer la mort et ses adeptes, de sortir des confessions le temps de voir s’il est possible de recoller les morceaux avec des pans de vie non souillée par la honte.

Beyrouth a de l’imagination. Elle s’en sortira. Mais auparavant, comment en finir avec la colonisation ? Pourtant, en 2005, La Syrie a plié bagages et s’en est allée. Aujourd’hui, le Liban a besoin de pelles et de pioches, besoin de volonté d’en finir avec un état de fait anachronique, armé et financé par un Iran fou de puissance, et qui fait croire que sans sa présence le pays tombera comme un château de cartes.

Beyrouth regarde le monde qui lui envoie de l’aide. Beyrouth ne regarde plus ailleurs. Elle est devant un miroir, un immense miroir qui lui parle : une nouvelle guerre est possible, sans armes, sans morts, sans écoulement de sang, mais une guerre qui mettra en avant des valeurs, des principes, des idées propres, vieilles comme le destin mais dont le pays a aujourd’hui besoin. Les manifestations commencées le 17 octobre 2019 ont montré qu’il est possible de renouer avec ces valeurs, d’aller jusqu’au bout, jusqu’au nettoyage à sec d’une classe politique qui a confondu le Liban avec un casino borgne.

Finalement, seul le peuple libanais, admirable et digne, saura trouver les chemins à prendre, les actions à entreprendre pour réparer l’homme et le pays.

Retrouver l’article original dans l’Orient le Jour 

 

 

Ce n’est pas Beyrouth, par Elias Khoury

Un couple et des enfants regardent les dommages causés il y a dix jours par l’explosion du port de Beyrouth, le 13 août 2020 Photo -. AFP

Dans Libération Par Elias Khoury, Écrivain libanais — 15 août 2020 à 13:59
Pour l’écrivain et journaliste libanais, la déflagration qui a réduit la ville à l’état de ruine n’est pas une coïncidence, elle n’est que la vérité qui éclate, celle que des dirigeants corrompus ont voulu camoufler jusque-là.
Ce n’est pas Beyrouth, par Elias Khoury
Si, c’est bien Beyrouth !

Ville détruite, meurtrie, où le sang se répand partout tout comme les tessons de verre qui éclaboussent les yeux.

Ville pavée du verre qui s’amasse dans les rues autant que les yeux arrachés. Pour voir, il faut marcher sur les yeux et, sitôt qu’on voit, on devient aveugle.

Ville de l’aveuglement, par le verre, par le nitrate d’ammonium, par l’explosion qui a happé les gens et qui a fendu la mer.

Non, ce n’est pas Beyrouth !

Depuis quarante-cinq ans, nous ne cessons de répéter que ce n’est pas Beyrouth. Nous avons perdu Beyrouth à force de la chercher dans son passé.

«La-ville-qui-n’est-pas» c’est ainsi que nous évoquons notre ville. Depuis le début de la guerre civile et des destructions, nous n’avons de cesse de nous référer au passé de la ville. Et hier, en nous écroulant par terre devant le monstre qui a explosé soudain dans le port de la ville, nous nous sommes rendu compte que la destruction était notre ville même, que ces maisons éventrées et sans murs étaient nos maisons, que ces gémissements étaient les nôtres.

Si, c’est bien Beyrouth !

Levez les yeux mes amis, regardez votre ville dans le miroir de ces décombres, cessez de scruter son passé défectueux ! Ne restez pas là à vous étonner, car la déflagration qui a réduit votre ville à l’état de ruine n’est pas une coïncidence, ni un incident, elle est votre vérité, celle que vous avez longtemps tenté de camoufler.

Une ville livrée aux bandits, spoliée par l’hégémonie des abrutis, déchirée par les princes de guerre à la solde des puissances étrangères. Une ville qui a explosé après une longue agonie.

Ne demandez pas à votre ville qui l’a tuée : elle a été tuée par ses dirigeants. Beyrouth en est consciente et vous tous le savez bien.

Ses assassins sont ceux-là mêmes qui ont voulu mettre fin à la révolte du 17 octobre en formant un gouvernement de marionnettes technocrates tout en lâchant dans les rues les chiens de la répression.

Ses assassins sont les mafieux des partis communautaristes qui ont fait main basse sur le pays, ceux qui ont proclamé la fin de la guerre civile en métamorphosant le spectre de la guerre en régime politique.

Ses assassins sont ceux qui ont élu Michel Aoun Président de la République, transformant en mascarade le désastre créé par l’oligarchie.

Beyrouth, votre ville, notre ville, se meurt. Elle a explosé, la chair de ses enfants s’est dispersée partout. Il y a six ans, 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium ont été interceptées et stockées dans un entrepôt au port ! Quelle horrible imprudence ! Quelle stupidité !

Par le passé, les princes de la guerre civile avaient fait enterrer les déchets chimiques dans nos montagnes et aujourd’hui, nous constatons que l’insouciance de ces mêmes princes – devenus les mafieux d’une époque dite celle la Paix civile – a permis de frapper Beyrouth avec quelque chose qui ressemble à une bombe atomique. Ils ont assis leurs trônes sur les cadavres de nos morts, sur notre pauvreté, sur notre faim.

Hyènes ! Nos dépouilles ne vous ont pas rassasiées ?! Mais dégagez enfin ! Il est temps que vous débarrassiez le plancher ! Laissez-nous à notre pays que vous avez précipité dans le gouffre. Partez dans les îles des Caraïbes, là où vous avez amassé les fortunes que vous avez volées au peuple, là où vous rêvez de vivre dans le luxe et dans l’opulence !

Vous ne serez donc jamais rassasiées ? L’heure de votre fin a sonné ! Notre mort, nos cœurs suppliciés sont les armes avec lesquelles nous défierons ces temps d’obscurité et d’humiliation. Nous vous affronterons avec nos cadavres brûlés et avec nos visages lacérés. Vous serez englouties avec nous dans le magma de ce cataclysme. Écoutez bien ! Beyrouth a explosé pour clamer votre fin, non la nôtre !

Beyrouth n’est pas dans son passé, Beyrouth est dans son présent, elle saigne, mais elle reste digne.

Nous ne voulons qu’une seule chose : que vous fichiez le camp ! Allez-vous-en ! Allez en enfer, partez avec tous ces banquiers qui ont joué notre mort à la bourse. Laissez-nous panser les blessures de Beyrouth, laissez-nous consoler notre ville, lui dire qu’elle reviendra, pauvre, mais radieuse, éreintée, mais renaissante, mutilée, mais capable de nous serrer dans ses bras et d’essuyer nos larmes.

Il est fini le temps des salauds qui se sont joué de nos destinées ! Nous ne voulons pas du pétrole de vos maîtres, nous ne faisons pas confiance à la politique prétendument inflexible de vos mollahs et nous n’avons que faire de toutes vos communautés !

Emportez toutes vos sectes et dégagez ! Fichez-nous la paix !

Et vous, magnifiques jeunes de l’insurrection du 17 octobre, sachez que l’heure de la révolution générale est enfin arrivée.

Révoltez-vous, pour venger Beyrouth !

Révoltez-vous pour construire une patrie avec ces ruines !

Révoltez-vous pour redessiner Beyrouth avec le sang de ses enfants !

Traduit de l’arabe par Rania Samara

Elias Khoury, écrivain libanais majeur, auteur d’un grand nombre de romans à succès, dont Le Petit homme et la guerre, La Porte du Soleil, Yalo, les Enfants du ghetto.

Elias Khoury Écrivain libanais

Retrouvez l’article original dans Libération