Le théâtre arabe fait le procès des tueurs

Le théâtre arabe fait le procès des tueurs le 20.01.17
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Pièce irakienne «Kharif» (Automne) de Samim Hasballah
«Désolé si nous sommes durs avec vous. La réalité est plus dure encore», écrit le metteur en scène irakien Samim Hasballah dans le dépliant du spectacle Kharif (Automne), présenté, mardi soir, dans un espace non conventionnel, la médiathèque Bekhti Benaouda d’Oran, dans la section off du 9e Festival du théâtre arabe clôturé hier.

La pièce a été construite à partir des textes du dramaturge français Jean Genet, Haute surveillance, et de l’Irakien Haidar Jomaa Sirdab (La Crypte). La densification des deux textes a donné un spectacle intense en cruauté et en scènes choc. Samim Hasballah s’est visiblement appuyé sur le théâtre d’Artaud, mais en s’éloignant quelque peu de la philosophie défendue par le théoricien français.

La scénographie développée par Ali Mahmoud Soudani ne pouvait pas se faire sur scène puisque l’espace est un personnage à part entière. D’où le choix de la crypte de la cathédrale du Sacré Cœur d’Oran (siège de la médiathèque) pour interpréter une pièce qui met «en souffrance» le spectateur dès le début avec des cris forts. Les cris de deux hommes aux yeux bandés qui sont bousculés par deux autres hommes violents et silencieux.

Ils sont poussés vers le mur, vers les poutres, vers le sol. Des coups de pieds au ventre, des gifles, des coups de poing… Les tortionnaires semblent prendre plaisir à martyriser leurs victimes, ne s’arrêtant qu’à l’appel du muezzin. L’un d’eux prend une douche avec un bidon de sang en y trouvant de la jouissance. Les tortionnaires, qui allaient achever les deux captifs, disparaissent en s’engouffrant dans une porte rouge sombre.

Les deux prisonniers, l’un sur l’autre, commencent peu à peu à se découvrir, à constater qu’ils sont dans un endroit d’où ils ne peuvent pas s’échapper et à sentir qu’ils sont encore envie. Ils ne se parlent pas, ils communiquent par le langage du corps. Ils exécutent alors une danse macabre avant d’entamer un dialogue haché. Ils semblent éprouver de la haine l’un envers l’autre sans que l’on comprenne la raison. Le spectacle évolue autrement lorsqu’une une fontaine de sang explose au milieu de la cour de ce qui paraît être un asile psychiatrique ou une ancienne maison.

Un lieu qui regroupe d’anciens tueurs habillés en blanc, qui portent les germes de la destruction et de la mort en eux. Ils se battent, s’insultent, racontent leur passé, parlent de leurs assassinats… Ils n’ont presque pas de regrets. «Cinquante ans et il ne s’est jamais intéressé à nous», lance le premier. «Cinquante ans à semer la discorde», réplique le deuxième. Les accusations ne s’arrêtent pas. Les petites vérités éclatent comme des balles traçantes.

L’un des hommes s’adresse au public : «Vous avez ouvert vos fenêtres et vos yeux pour voir ce que nous faisions. Vous n›avez rien dit, rien fait. Savez-vous quel est votre plus grand pêché ? Votre silence ! Nous nous cachions parmi vous mais vous avez évité de nous regarder. Vous aviez peur et peut-être que vous preniez plaisir à nous voir faire. Ou peut-être que vous vouliez qu›on tue ceux qui ne sont pas d’accord avec vous.»

Actualité macabre

L’interpellation de la société est manifeste. Les tueries en Irak, en Syrie ou en Libye se nourrissent du silence. La peur ne peut pas tout expliquer. Kharif fait le procès des tueurs et ceux qui se taisent. Le discours est parfois direct, vif, acide. Il y a une rage de dénonciation. Cela a une explication psychologique : Samim Hasballah a perdu un frère, assassiné en Irak après avoir été kidnappé. Les comédiens Yahia Ibrahim, Haidar Jomaa, Baha’a Khayoun et Hisham Jawad ont déployé de grands efforts physiques durant le spectacle avec un corps à corps répétitif et violent. La force du corps est érigée en arme.

L’un des tortionnaires porte une arme en forme de faucille, sans doute pour symboliser la mort. «Nous avions voulu répondre à la question : comment réfléchit un tueur communautaire lorsqu’il assassine ? Et comment réfléchit-il des années après ses meurtres ? Les regrette-t-il ? A-t-il peur ? Pense-t-il que ce qu’il a fait était une erreur de sa par», s’interroge Samim Hasballah. La réponse donnée dans le spectacle est tranchante, mais suscite d’autres interrogations. «Demain, lorsque ma fille deviendra adulte et rencontrera le fils d’un tueur communautaire, que se passera-t-il ?

J’en sais rien», a relevé Haidar Jomaa, qui est également directeur de Mountada Al Mashrah à Baghdad. «Kharif est une pièce qui ressemble à des scènes quotidiennes en Irak», a souligné, pour sa part, Abdallah Jarir, assistant du metteur en scène. «Nous sommes durs avec les spectateurs parce que notre vécu est encore plus cruel que ce que vous avez vu, surtout ces dernières années. Nous avons voulu juger le tueur communautaire. Il doit rendre des comptes aujourd’hui ou demain. Il le doit», a insisté Samim Hasballah.

Les assassins de la citadelle

Dans une architecture visuelle différente, la pièce Al Qala’â (La Citadelle) du Koweitien Ali Al Husseini, présentée mercredi soir au théâtre régional Abdelkader Alloula d’Oran, repose presque les même questions sur les tueurs, leur passé et leur présent. Un homme (Fayçal Al Oumeiri) s’arrête au milieu de la chaussée pour obliger un conducteur (Ahmed Selman) à le mener vers une petite ville.

«Le chemin est trop long», répond le conducteur. «Je suis tenté par l›aventure», réplique l›autre. La voiture s›engage sur une route plongée dans l’obscurité. Le premier presse l’autre de faire vite avant l’arrivée de la tempête et de marquer un arrêt dans un cimetière. «Je ne m’arrête pas», tranche le chauffeur. «Tu ne sais pas que la ville est devenue un cimetière.

Tous les chemins mènent au cimentière, pas à Rome», réplique le passager, qui propose de changer «cimetière» par «jardins suspendus» (comme ceux de Babylone ?). La tempête arrive. «La tempête n’arrête pas les loups dans leurs parcours», lâche le passager. «Je ne vois rien, je ne vois rien», crie le conducteur. Le véhicule tombe dans un ravin, se disloque. Les deux hommes se retrouvent étalés sur le sol, dans… un cimetière.

Souvenirs

Là, commence le conflit. Le passager raconte comment il a été détenu les yeux bandés et comment son épouse a été tuée sous ses yeux. Il raconte les carnages. Le conducteur est en fait l’un des assassins. «La tombe que tu vois là est celle de ta mère !», lance le passager à son adresse. L’autre s’effondre et commence à se remémorer les crimes qu’il a commis. «Je n’obéissais qu’aux ordres», tente-t-il de se défendre. A-t-il des regrets ? Le passager fait le procès du tueur impitoyable, dévoile ses faiblesses, dénonce sa violence et menace de le liquider. Le cimetière collectif, qui prend parfois des nuances grises comme celles des cendres, est le territoire de cette histoire amère, écrite par l’Irakien Abdelamir Chamkhi avec des larmes.

Les tombes se métamorphosent en vieux lits alors que l’épouse suppliciée du passager revient comme un fantôme pour chanter et pour hanter l’esprit de l’assassin… Sur tous les plans, la pièce El Qala’â, qui peut relever du théâtre de l’absurde, est une réussite tant dans la traduction scénique du texte, particulièrement sombre, que dans l’interprétation des deux comédiens (Fayçal Al Oumeiri est metteur en scène).

Ali Al Husseini, soucieux de proposer un travail esthétique soigné, a su mettre de la musique dans les moments dramatiques les plus expressifs, comme il a réussi à «faire parler» la lumière. Il a bien utilisé les accessoires dans un spectacle qui aurait pu se dérouler dans la noirceur totale, comme celle d’une nuit d’hiver. «Nous portons des préoccupations humaines. Nous dénonçons les failles voulues dans le rythme de la vie et nous refusons que l’homme perde son humanité.

L’inhumanité mène à la perte. La citadelle, lieu où se détruisent les êtres, où l’un veut supprimer l’autre, est comme beaucoup endroits de ce monde. C’est un spectacle sur les expériences répressives de l’homme», a souligné Ali Al Husseini. La dualité mort-vie dans les deux sens est fort présente dans cette pièce qui ressemble, dans sa dureté, aux autres spectacles présentés au 9e Festival du théâtre arabe. Le théâtre, art vivant, exprime le mieux les douleurs, les blessures, les tourments, les déchirements, les violences, les cassures et les peurs qui traversent la région arabe depuis au moins dix ans.

Fayçal Métaoui

Retrouver l’article sur le site de Al Watan

Les racines de l’État islamique Entretien avec Loulouwa Al Rachid & Matthieu Rey / La Vie des Idées

par Marieke Louis , le 9 février

L’État islamique (EI) n’est pas né d’un seul coup à l’été 2014. Il est enraciné dans l’histoire mêlée de l’Irak et de la Syrie de ces vingt dernières années. Loulouwa Al Rachid et Matthieu Rey démêlent cet héritage complexe de l’EI, à la fois legs de l’autoritarisme baasiste et de l’intervention américaine en Irak.

Loulouwa Al Rachid est post-doctorante au sein du European Research Council Wafaw (When Authoritarianism Fails in the Arab World) et docteure associée au Centre de recherches internationales de SciencesPo Paris. Ses recherches portent sur l’Irak et l’autoritarisme baasiste. Elle a soutenu en 2010 une thèse de science politique intitulée : L’Irak de l’embargo à l’occupation : dépérissement d’un ordre politique (1990-2003). En parallèle, elle effectue des missions de conseil pour des think tanks et a notamment été l’analyste référent sur l’Irak au sein de l’International Crisis Group (2001-2006 et 2009-2011).

Matthieu Rey est maître de conférences au Collège de France (Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe), agrégé d’histoire, arabisant et chercheur au sein du European Research Council Wafaw (When Authoritarianism Fails in the Arab World). Sa thèse porte sur une comparaison des systèmes parlementaires en Irak et en Syrie entre 1946 et 1963. Elle vise à comprendre les technologies de pouvoir héritées des temps ottoman et mandataire et adaptées au nouveau cadre de l’État moderne indépendant. Témoin direct des événements syriens par sa résidence à Damas entre 2009 et 2013, il a proposé des analyses sur les événements les plus contemporains. Il travaille maintenant à la rédaction d’une histoire de la Syrie à l’époque contemporaine.

La Vie des Idées : Pourquoi est-il nécessaire de revenir à l’histoire de la Syrie et de l’Irak de ces vingt dernières années pour comprendre l’État islamique (EI) ?

Loulouwa Al Rachid : Quand on parle de l’EI, on fait mine de croire à une naissance miraculeuse, comme si cet « État » auto-proclamé était né à l’été 2014 avec la prise de Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak et qu’il suffisait de quelques centaines de combattants circulant dans des pick-up pour fonder une organisation terroriste puissante.

Or l’EI n’est pas le fruit d’une naissance miraculeuse mais résulte plutôt d’un déni de grossesse : les symptômes étaient là depuis longtemps sur le terrain irakien. L’année 2003 a constitué à cet égard un tournant décisif : elle a installé la matrice jihadiste de type Al-Qaida au cœur du Levant. C’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, suivie d’une occupation militaire qui a donné au phénomène jihadiste un nouvel essor dans notre voisinage méditerranéen.

Parmi les groupes ayant tout de suite pris les armes contre l’armée américaine et ses auxiliaires irakiens, il y avait une composante « étrangère » rapatriée d’Afghanistan et d’autres terrains du jihad, le Caucase notamment. Et sur cette matrice là se sont greffés des groupuscules armés irakiens, qui s’inscrivaient d’abord dans une posture « nationaliste » de lutte contre l’occupation étrangère. Ces groupuscules formés par des anciens du régime de Saddam Hussein se sont par la suite dissous dans la nébuleuse jihadiste, contribuant ainsi à la professionnaliser et à lui insuffler un moteur supplémentaire, celui de haine des chiites ; l’armée américaine a cru avoir éradiqué ces jihadistes en 2007-2009 en s’appuyant sur les tribus locales qu’elle a armées et financées pour pacifier les régions sunnites d’Irak.

Or ces groupuscules jihadistes n’ont jamais véritablement disparu depuis 2003 : ils se sont tantôt fondus dans une population sunnite qui supportait mal les pratiques, souvent discriminatoires, du nouveau pouvoir central chiite, tantôt repliés dans les zones désertiques ou montagneuses de l’ouest et du nord de l’Irak. Ils ont surtout trouvé refuge en Syrie, profitant d’un espace frontalier entre les deux pays devenu largement ouvert et poreux depuis le début des années 1990. En effet, le régime de Saddam Hussein, très affaibli par les sanctions internationales imposées par les Nations unies, avait partiellement perdu le contrôle de son territoire et de ses frontières, laissant se développer avec la Syrie une importante contrebande et des trafics en tous genres pour contourner l’embargo. Après 2003, les jihadistes ont fait de cet espace frontalier un territoire « intégré » avec des circulations incessantes d’hommes, d’idées et bien entendu, d’armes. Ils ont été aidés en cela par l’attitude bienveillante à leur égard du régime de Bachar al-Assad soucieux de participer à l’échec de la transformation « démocratique » de l’Irak décidée par George Bush.

Matthieu Rey : L’importance de la question syrienne et de l’EI tient au présent immédiat et à la façon dont la question syrienne s’est imposée dans l’actualité française.

Dans un premier temps, la question syrienne n’a pas fait sens pour la majorité des Français. Alors que la majorité de sa population se mobilise contre le régime de Bachar al-Assad au prix d’une implacable répression, elle ne parvient pas à faire écho dans le débat public. Là où les actualités titrent avec enthousiasme sur les expériences révolutionnaires et démocratiques, tunisiennes et égyptiennes, elles lisent la Syrie comme un processus « complexe ».

Dans un deuxième temps, la question syrienne entre en scène à l’automne 2013 autour du problème du départ d’individus d’Europe vers la Syrie, devenue la nouvelle terre du jihad, mais d’un jihad différent de celui mené en Afghanistan. Il est beaucoup plus massif et plus « démocratique » : c’est un jihad « low cost », tant sur le plan de l’investissement matériel (aller en Syrie n’est pas cher) que de l’engagement spirituel (il n’est pas besoin d’être un musulman érudit pour s’enrôler). Dans les médias et au sein des instances officielles, on assiste à la construction d’un discours de peur autour du départ de ces Européens qui apprendraient à se battre et qui pourraient revenir en Europe pour y organiser des attentats. A cela, s’ajoute la première vague migratoire de réfugiés, au sein de laquelle on suspecte la présence de jihadistes. La question du jihad se greffe ainsi à celle des réfugiés.

Le troisième temps démarre en janvier 2015 avec les attentats contre Charlie Hebdo et surtout la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Au cours de la prise d’otage, les paroles de Coulibaly font explicitement référence à la Syrie. Enfin, en novembre 2015, avec la revendication des attaques dans le 11e arrondissement par l’EI, le lien entre la question syrienne et les événements français est établi, selon une lecture qui se focalise sur les agissements de l’État islamique.

On retrouve ce phénomène en novembre 2015 : cette fois-ci, les attentats sont immédiatement revendiqués par l’EI. On assiste là à une projection de la question syrienne, sans qu’elle soit comprise, sur le territoire français.

La Vie des Idées : Quels sont les traits caractéristiques des régimes syrien et irakien depuis les années 1990, notamment dans leur rapport à la religion et à la violence ?

Loulouwa Al Rachid : Avant 2003, les liens entre le régime de Saddam Hussein et la nébuleuse jihadiste sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants contrairement aux allégations avancées par les États-Unis pour justifier leur invasion de l’Irak. Le référent jihadiste était certes utilisé par Saddam Hussein dans les années 1990 mais il s’agissait davantage d’un jihad patriotique et nationaliste que d’un jihad religieux

La propagande du régime va au cours de cette période user et abuser du mot « jihad » qui devient synonyme de résistance et de combat contre l’impérialisme. Il ne s’agit toutefois pas d’un combat dirigé vers l’extérieur : c’est un combat mené sur le sol irakien. Prenons un exemple apparemment anodin : celui de la reconstruction du secteur de l’électricité détruit par les bombardements aériens de la coalition internationale formée pour libérer le Koweït. Il a été présenté par le régime comme un « jihad électrique » pour prouver aux États-Unis et à leurs alliés que les Irakiens pouvaient, seuls et avec leurs propres moyens, reconstruire leurs infrastructures. Même chose pour la reconstruction des aéroports : c’est un jihad contre l’embargo aérien.

LE JIHAD N’EST PAS UNE CATÉGORIE RELIGIEUSE
Dans ce contexte de lutte contre les effets dévastateurs des sanctions internationales, le jihad n’est donc pas une catégorie religieuse. Son utilisation dans la phraséologie baasiste n’en trahit pas moins la faillite idéologique et matérielle d’un État qui se targuait auparavant d’être séculaire et progressiste. En effet, les sanctions internationales qui dépossèdent l’Irak de sa rente pétrolière (98% des revenus proviennent de l’exportation de brut), entraînent à la fois la déliquescence des institutions publiques et la paupérisation massive de la population ; elles mettent le pouvoir littéralement à nu. Par une sorte de glissement, la religion apparaît alors aux yeux de ce dernier comme la seule ressource symbolique restante pour se (re)légitimer auprès d’une population brutalisée par une répression sans relâche et des guerres à répétition depuis le début des années 1980.

C’est pourquoi Saddam Hussein décrète en 1994 une Campagne nationale pour la foi. Cela commence par l’ajout, sur le drapeau irakien, de la formule « Dieu est grand » (Allahu Akbar). Puis, petit à petit, le régime « islamise » son discours et ses pratiques. De nouvelles mosquées sont érigées partout dans le pays ; on oblige les cadres du parti Baas à suivre des cours d’instruction religieuse ; on accorde des remises de peine aux détenus qui apprennent par cœur le Coran, ce qui permet aussi de soulager un système carcéral à bout de souffle, etc.

Mais surtout, une plus grande marge de manœuvre est donnée aux hommes de religion, ce qui permet à une multitude d’activistes islamistes, sunnites comme chiites, de faire de la prédication et d’élargir leurs réseaux au sein de la société irakienne. Cette « islamisation par le haut » de la société est perçue comme une nécessité par un régime qui n’a plus les moyens de son autoritarisme, autrement dit comme une simple soupape de sécurité pour canaliser la colère sociale. Mais le recours à la religion va s’avérer contre-productif : il alimente la contestation et surtout politise dangereusement les appartenances confessionnelles dans une société de plus en plus polarisée entre une minorité sunnite et une majorité chiite. À tel point qu’à la fin des années 1990 le régime lui-même se retourne contre les secteurs qui se sont islamisés, aussi bien du côté sunnite que du côté chiite.

Cela étant, je dirais que bien plus que d’une islamisation impulsée par le haut, les Irakiens ont dû, dans les années 1990, développer des stratégies de survie (trafics, économie informelle, etc.) et se « débrouiller » par eux-mêmes, passant outre les frontières et les réglementations d’un État autoritaire calcifié. Le territoire national devient un espace de violence et de prédation et qui n’assure plus ses fonctions habituelles de sécurité et de régulation socio-économique. Les Irakiens n’ont pas d’autre choix que l’exode hors d’Irak ou le repli sur les plus petits dénominateurs communs, tels que le quartier, la région, la tribu, l’appartenance ethnique ou confessionnelle. Ce terreau sera favorable à l’autonomisation de groupes qui mobilisent à la fois la ressource religieuse et la ressource tribale comme stratégies de survie et de pouvoir et dont l’EI est aujourd’hui l’une des multiples facettes.

Matthieu Rey : La Syrie des années 1990 est, au contraire de l’Irak, un système dans lequel l’autoritarisme apparaît stabilisé, rigidifié : le président Hafez al-Assad a achevé de liquider toute forme d’opposition au cours des années 1980 et semble selon son titre « le président éternel » (al-rais al-khalid). L’édifice repose sur un chef arbitrant entre des polices politiques, mises en concurrence, ce qui les empêche de préparer un coup d’État. Comme en Irak lors de l’intifada de 1990-1991, ce sont davantage les services de renseignement (moukhabarat), et notamment les services dépendant de l’armée et de la police, c’est-à-dire des organismes de répression et de coercition, plutôt que le parti qui sont garants de la stabilité en Syrie. On a affaire à des régimes qui développent des formes de « paranoïa institutionnelle », qui considèrent leurs sociétés comme menaçantes et qui sont prêts pour les contrôler à atteindre des niveaux de violence très forts.

Concernant les rapports entre les autorités en place et les groupes terroristes, les gouvernements irakien et syrien en ont une grande pratique. Ils les traitent de manière assez simple : ils encadrent les activités de ceux qu’ils peuvent contrôler, les utilisant dans une logique de nuisance à l’égard de pays voisins ou occidentaux auxquels ils s’opposent.

Les populations intègrent l’idée de la « mémoire du régime » et d’une répression diffuse dans le temps : lorsque le régime réprime la révolte de Hama en 1982, les représailles perdureront dans les faits tout au long des années 1980-1990 dans des formes très variés : répression politique mais aussi mise au ban de l’économie. Il faut donc comprendre qu’aujourd’hui, tout jeune ou citoyen syrien sait que le pouvoir détient l’avenir, c’est-à-dire que les autorités poursuivront la répression tant qu’ils n’auront pas arrêté ceux qui à un moment ont participé aux mouvements. La société syrienne anticipe une répression qui s’étendra sur dix, vingt, trente ans.

ON NE PEUT PAS PARLER D’ÉTAT CONFESSIONNEL EN SYRIEPar ailleurs, de même qu’on a exagéré le poids de la confession en Irak et de l’appartenance chiite/sunnite, le caractère alaouite du régime syrien a été exacerbé parce que les milices policières du régime ont été recrutées dans l’entourage immédiat du président Assad ou des principales figures du régime. Mais cela répond davantage à une logique d’attraction et un effet d’aubaine qu’à une logique confessionnelle. Comme en Irak avec les Sunnites, on a l’impression de l’extérieur que les Alaouites gouvernent alors que ce sont seulement certains segments de cette communauté qui ont réussi leur ascension sociale. On ne peut donc pas parler d’État confessionnel en Syrie.

L’autre caractéristique de ce régime est l’absence de système fiscal efficient et l’usage de la prédation, comme en Irak, comme mode de rémunération. Mais à la différence de l’Irak, la Syrie peut déployer sa stratégie de prédation à travers toute une série de trafics sur le Liban, dans lequel elle s’est « invitée » au cours de la guerre civile à partir de 1976. Chaque syrien peut se rémunérer, suivant son niveau hiérarchique, sur le pays et sur les myriades de contrebandes qui se développent à ce moment-là. C’est notamment sur la frontière syro-libanaise qu’on voit se développer un groupe, les Shabiha, en charge de l’encadrement du trafic de haschich. Ils seront les hommes de main du régime pour écraser la contestation en 2011.

L’autre élément qui participe de la pérennisation du régime dans les années 1990 est d’ordre international. La Syrie revient au premier plan par le biais de la guerre contre l’Irak en 1990. Elle entre dans la coalition internationale dénonçant le régime de Saddam Hussein comme celui qui a violé l’unité arabe en envahissant le Koweït. Elle fournit une caution aux États-Unis (sans toutefois mobiliser ses troupes) qui lui reconnaissent en retour un rôle important. La Syrie devient l’acteur susceptible de régler trois problèmes en même temps : la guerre civile au Liban, la légitimité de l’intervention des Occidentaux contre l’Irak qui voit dans la Syrie, régime baasiste, un allié de taille, et la paix arabo-israélienne [1].

L’intifada irakienne de 1991 et la politisation des identités confessionnelles

L’intifada (« insurrection ») de 1991 est un moment clé de la politisation des identités confessionnelles et de la polarisation entre sunnites et chiites. Elle éclate au cours de la débandade de l’armée irakienne, fuyant le Koweït sous le déluge de feu infligé par la coalition menée par les Etats-Unis. Des soldats en colère retournent alors leurs armes contre le régime et sont rejoints par une partie de la population. Cette intifada commence dans les villes chiites du Sud de l’Irak très touchées par les bombardements, d’abord Bassora puis Bagdad, exactement comme ce qui se passera en Syrie en 2011.

Les insurgés prennent alors contact avec la coalition et demandent aux Occidentaux de leur fournir des armes et d’imposer un embargo aérien afin de renverser eux-mêmes le régime. Cette demande se heurte au refus de la coalition d’intervenir pour renverser, même indirectement, le régime de Saddam Hussein qui parvient à écraser l’insurrection en la présentant comme un complot ourdi par l’Iran et ses agents chiites Irakiens.

L’intifada de 1991 a profondément divisé la société irakienne en exacerbant une tension entre une majorité démographique chiite dominée politiquement et une minorité démographique sunnite politiquement dominante et confondue avec le régime de Saddam Hussein de même qu’on présente aujourd’hui Bachar Al-Assad comme incarnant un régime politique minoritaire alaouite comme si aucun sunnite ou aucun chrétien ne soutenait ce régime. Et cette fiction d’un régime minoritaire autosuffisant est alimentée aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, donnant aux identités confessionnelles une teneur politique en complet décalage avec la réalité des interactions au sein des sociétés irakienne et syrienne.

Loulouwa Al Rachid : Après 2003, se met en place un nouveau régime politique façonné de l’extérieur, par les États-Unis et leurs alliés irakiens, les opposants à Saddam Hussein rentrés de leur exil. Puissance occupante, investie de toutes les prérogatives et responsabilités, notamment le rétablissement de l’ordre et la mise en place d’une transition démocratique, les États-Unis multiplient les erreurs. La débaasification, qui consiste à éradiquer les membres du parti Baas dans le champ administratif, politique et militaire, est une politique extrêmement brutale d’exclusion de l’ancien personnel du régime de Saddam Hussein des nouvelles institutions. On se prive, largement pour des raisons idéologiques, de toute la technostructure sur laquelle s’était appuyé le régime pour gouverner le pays. Entendons-nous bien : même si le régime était déjà en voie de déliquescence, la débaasification aggrave ce processus en privant le pays de ses cadres les plus compétents.

L’autre erreur commise par l’administration Bush à l’époque, c’est la dissolution de l’armée irakienne : entre 400 000 et 500 000 soldats sont renvoyés chez eux. Or, une des caractéristiques des armées dans les régimes autoritaires, c’est l’inflation des grades supérieurs qu’on distribue pour coopter les militaires et garantir leur loyauté. En 2003, l’armée irakienne compte quelque 10 000 généraux, là où l’armée américaine n’en compte qu’un millier. Or ces généraux renvoyés chez eux se voient, du jour au lendemain, destitués et privés de toute ressource (salaire, retraite, prestige social) basculent dans l’insurrection armée. Pour les remplacer, l’administration américaine va faire appel à une autre « catégorie » en surnombre de ces régimes autoritaires : les exilés. Les exilés sont ceux qui, après chaque coup d’État ou changement de régime, ont fui le pays en profitant de l’accueil que leurs réservent les régimes hostiles au pouvoir en place. Dans le cas de l’Irak, c’est notamment en Syrie qu’iront se réfugier un certain nombre d’opposants.

Dans les années 1980, l’Iran est également une terre d’accueil de ces exilés, notamment des islamistes chiites victimes de la répression baasiste et qui ont été « réinjectés » dans l’Irak post-2003. Certains de ces anciens exilés, à l’instar de Hadi Al-Amiri, dirigent aujourd’hui une grande partie des combats contre l’EI.

Dans des sociétés déjà fragilisées et marquées par de fortes clôtures communautaires, la politique américaine en confiant les rênes du pouvoir aux anciens exilés chiites sème ainsi les germes d’une insurrection armée jihadiste dont est aujourd’hui issue l’EI.

Ce que les années 1990-2000 vont mettre à jour, de manière très explicite en Irak, ce sont les fondations extrêmement fragiles du pouvoir. La conquête éclair de Mossoul par l’EI en 2014 est de ce point de vue très révélatrice. L’armée irakienne n’est pas vraiment vaincue par l’irruption de quelques centaines de combattants jihadistes : elle refuse tout simplement de se battre pour défendre un gouvernement central discrédité et corrompu, de même qu’elle ne l’avait pas fait en 2003 lors de l’invasion américaine.
Ce n’est pas qu’une question de rapport de force : l’État, son armée, ses institutions, son territoire ne vont plus de soi et souffrent d’un déficit de légitimité. À défaut, ce qu’il reste de cet État est obligé de recourir à des potentats locaux et à des milices dûment stipendiées pour tenter de reprendre le contrôle de la situation.

Matthieu Rey : Le changement en Syrie au cours des années 2000 se déroule en trois temps. Le premier temps c’est l’arrivée de Bachar al-Assad : le régime syrien est le seul régime arabe à réussir la succession père-fils, non sans tension toutefois. L’arrivée de Bachar al-Assad va modifier la donne établie par Hafez al-Assad de deux manières.

D’abord, à la différence de son père, il arrive tout de suite au sommet de l’État, sans lutte pour le pouvoir. Cette situation crée une autre mutation. Hafez al-Assad a gouverné en partenariat avec des grandes figures, des personnes qui sont montées avec lui, au cours des luttes pour le pouvoir dans les années 1970-1980. Ces derniers formaient un collège de conseils. Avec Bachar al-Assad, ils deviennent une menace et sont mis de coté. Son pouvoir se rétracte sur son clan : son frère et surtout son beau-frère, Rami Makhlouf qui va contrôler l’économie syrienne en la mettant au service du clan Assad au détriment d’une répartition plus équitable des richesses.

Ensuite, avant même son intronisation et à des fins de construction de son pouvoir par rapport à la vieille garde, Bachar al-Assad entre dans une logique de troc de la souveraineté syrienne en échange d’un soutien politique et économique de la part des puissances extérieures. En 1998, il reconnaît ainsi les frontières turques, entérinées par l’accord de 2005. Jusque là, la Syrie refusait à la Turquie toute souveraineté sur le Sandjak d’Alexandrette, territoire donné par la France à la Turquie en 1939. Là où Hafez al-Assad s’inscrivait davantage dans une logique de sanctuarisation du territoire syrien, retournant la lutte d’acteurs extérieurs vers les autres pays du Moyen Orient, Bachar al-Assad réintègre les acteurs étrangers dans le jeu syrien. Il est donc prêt pour accroître son pouvoir à donner des segments de souveraineté.

Cet usage stratégique du territoire et de la souveraineté, à des fins de renforcement de son autorité est décisif pour comprendre la période post-2011, avec un arrimage de plus en plus important aux partenaires iraniens et russes et l’implantation de l’EI dans l’Est de la Syrie.

Les modifications des années 2000 enfin sont provoquées par des secousses régionales : le renversement du régime irakien menace la Syrie – Bachar al-Assad pense être le prochain sur la liste – qui va s’évertuer à faire perdre la paix aux Américains pour les dissuader d’intervenir en Syrie. Le régime de Bachar al-Assad envoie donc des hommes en soutien à l’insurrection irakienne contre les Américains, en même temps qu’il participe à l’effort de coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme. C’est une stratégie habile du régime puisqu’il connaît ces individus qu’il a souvent lui-même contribué à former et à envoyer en Irak. Cette stratégie syrienne vise à entretenir le chaos irakien et non à le créer : c’est une fenêtre d’opportunité qu’elle investit pleinement à des fins de maintien du régime.

Loulouwa Al Rachid : Il y a un savoir-faire de ces régimes autoritaires en matière sécuritaire qui devient, après le 11 septembre 2001, une ressource extrêmement précieuse et « monnayable » à l’échelle internationale. C’est ce qui explique que les démocraties occidentales continuent de coopérer avec eux. Mais on a affaire, avec ces régimes, à des spécialistes de la sécurité… mais aussi de l’insécurité selon la demande.

Bachar al-Assad, en s’appuyant sur ses services de renseignement et sa police politique, va donc nouer des liens avec les jihadistes. Il laisse se développer à la marge un espace de circulation d’hommes, d’armes, d’argent, de trafics en tous genres qui était déjà en germe dans les années 1990 mais qui va à ce moment là prendre une toute autre ampleur.

C’est sur cet espace à cheval entre la Syrie et l’Irak (qui se dessine dans les années 2000) où la frontière étatique perd de sa pertinence qu’est aujourd’hui assis l’EI. Le phénomène auquel on assiste aujourd’hui est largement dû à une prolifération d’acteurs locaux, d’intermédiaires et d’entrepreneurs en mal de pouvoir et de richesses qui contrôlent désormais la population et qui s’inscrivent dans des logiques d’allégeance à la fois multiples et instables : certains roulent pour les Américains, d’autres pour les Saoudiens, les Syriens, les Iraniens.

Matthieu Rey : Les acteurs locaux ont besoin, pour se consolider sur le plan intérieur, du soutien de partenaires extérieurs – des puissances occidentales, de la communauté internationale – à qui ils vendent ce dont ils ont besoin. Dans le cas syrien, c’est la lutte contre le terrorisme qui leur a permis d’y parvenir. En Syrie, on ne peut toutefois pas parler, à la différence de l’Irak, de système milicien dans les années 2000 dans la mesure où le régime détient encore le monopole de la violence et autorise des trafics pourvu qu’il les contrôle.

Mais cette stratégie est risquée pour le régime qui envoie des hommes qu’il ne contrôle pas tout à fait se former au combat, qui reviennent en Syrie tout à fait aguerris et qui essaiment autour d’eux dans des lieux de socialisation plus ou moins formels, comme les prisons notamment mais aussi les réseaux de contrebande etc. Il sait tout de même enfermer ceux qui le menacent. Ainsi la prison de Saidnaya se remplit d’hommes revenus d’Irak, gage de la bonne volonté du régime à lutter contre le terrorisme. En 2011, devant la contestation, Bachar al-Assad décider de « céder aux pressions » de sa population et surtout de la communauté internationale : il libère des prisonniers politiques choisis judicieusement parmi ces hommes aguerris aux combats en Irak. Ce sont les futurs chefs des brigades jihadistes qui émergent en 2012 sur le territoire syrien. Au nom des réformes, le régime assure le déploiement d’activistes formés en Irak sur le territoire syrien.

L’autre bouleversement des années 2000 tient au retrait syrien du Liban. Sous la pression de l’ONU, les troupes syriennes partent et mettent fin à la prédation à grande échelle de ce territoire, les pratiques de prédation sont alors déployées en Syrie. Par l’intermédiaire de Rami Makhlouf, le régime ouvre le territoire syrien à de telles entreprises : des terres principalement agricoles sont ainsi transformées en complexes touristiques, ce qui dans un contexte de pénurie alimentaire fragilise encore plus la société syrienne. Parmi les zones, le Hawran dont la capitale Deraa devient le lieu moteur de la révolution, est particulièrement affecté. Cette stratégie s’avère extrêmement profitable aux jeunes élites urbaines de l’entourage de Rami Makhlouf qui, du même coup, trouvent de nouveaux modes d’enrichissement en dehors du secteur des renseignements et de la police. Le régime se voit donc dans l’obligation de recruter son personnel policier ailleurs que dans les segments élitaires alaouites. Il puise notamment dans le vivier des tribus vivant aux alentours de villes comme Deir ez-Zor, c’est-à-dire à la frontière irakienne, et qui sont parties prenantes de tous les trafics dont on a parlé précédemment.

On assiste donc à une modification de la structure sociale concomitante à la montée d’un ressentiment extrêmement fort à l’égard de la famille Assad et une exacerbation des stratégies d’accaparement des ressources (pétrole notamment) sur le territoire syrien.

En 2011, le peuple syrien se soulève en remettant en cause les deux piliers du régime : la coercition, c’est-à-dire la torture systématique, et la prédation. Les périphéries géographiques qui en ont le plus fait les frais sont les premières à se soulever. Rapidement la contestation se militarise par la désertion des appelés. Devant cette nouvelle menace, le régime se replie, reprenant une technique très proche de la configuration irakienne. Il détermine un espace comme nécessaire et vital : Damas, Homs et la route vers la côte. Il se retire des autres espaces, notamment la frontière syro-irakienne, ouverte à partir de l’été 2012 à toute migration d’hommes en armes. Ce faisant, le régime délaisse une zone stratégique. Crée-t-il l’ État islamique ou s’entend-il avec lui ? Certainement pas. Mais il ne fait rien pour contrer son expansion.

La Vie des Idées : L’EI fonctionne de manière transnationale mais il est fortement ancré en Irak et en Syrie. Que doit plus spécifiquement l’EI à l’Irak d’une part, et à la Syrie d’autre part ? Et comment expliquer que ce soit cet « imaginaire syrien » qui se soit imposé dans le discours de l’EI ?

Loulouwa Al Rachid : C’est là qu’entre en jeu un autre élément clé dans la genèse de l’EI, à savoir le problème toujours non résolu depuis 2003, de l’exclusion des Arabes sunnites du pouvoir en Irak. Les sunnites étaient collectivement assimilés au régime de Saddam Hussein et devaient après 2003 en payer le prix. Depuis, ils expérimentent différentes postures : insurrection armée, boycott des élections, ralliement aux nouvelles institutions post-baasistes, protestations pacifiques, etc. Mais, au fond, ils n’acceptent pas le statut de minorité politique qui leur est dévolu dans le nouvel Irak en raison de leur infériorité démographique. Ils s’estiment lésés, humiliés, et déchus. La stratégie américaine consistant à armer les tribus sunnites pour se débarrasser d’Al Qaida en Irak a affaibli et divisé le monde sunnite en empêchant l’émergence d’un leadership fort ; elle a nourri le ressentiment des laissés pour compte de cette cooptation et provoqué des combats tribaux fratricides.

De ce point de vue, le gouvernement de Nouri Al Maliki (2006-2014) – qui fait partie de ces anciens exilés réfugiés en Syrie dont il a été question plus haut – pourtant placé sous le signe de la réconciliation entre chiites et sunnites, s’est montré particulièrement intransigeant à l’égard des Arabes sunnites, contribuant ainsi à leur radicalisation et au retour en force des groupes armés.

À partir de 2012-2013, à la faveur de la confusion et de la militarisation de l’arène syrienne et du printemps arabe, les éléments jihadistes reprennent, en effet, du service pour « venger » le monde sunnite. C’est donc sur ce terreau de l’exclusion et son corollaire, la radicalisation, que les militants historiques d’Al Qaida ont repris leurs activités et ont commencé à reformer leurs réseaux. Sauf qu’ici il n’est plus question de jihad contre les Américains mais contre l’autre communautaire : le chiite. Mais la matrice irakienne du jihad n’aurait pas suffit à développer cette force de projection de l’EI, et c’est là qu’entre en scène la Syrie.

L’EI PEUT MOBILISER UN DISCOURS DE L’HUMANITÉ MEURTRIE DANS SON COMBATMatthieu Rey : Du côté syrien, on a la fois un processus révolutionnaire à partir de 2011 (la population se soulève et est massivement réprimée) puis à partir du printemps 2012, une guerre entre les forces du régime qui bombardent les villes, et des groupes disparates se revendiquant de la révolution. Cette situation constitue la toile de fond de l’ingérence de l’EI. Ce dernier entre en Syrie en 2013. Il bénéficie de cet affrontement qui lui sert à teinter son discours d’universalité et en faire une lutte du Bien contre le Mal. Les destructions systématiques à l’encontre d’une population dont une partie importante est sunnite, sont captées par l’EI pour en faire un combat pour la défense de l’Islam écrasé dans l’indifférence de la communauté internationale. L’EI peut mobiliser un discours de l’humanité meurtrie dans son combat.

Sur le terrain, à partir de 2012-2013, profitant du champ libre laissé à la frontière entre la Syrie et l’Irak, les segments irakiens et syriens se rapprochent : c’est d’abord la naissance d’Al Nosra puis de l’EI. La différence entre les deux repose sur une question d’allégeance et sur le cadre du combat. Al Nosra prête allégeance à Al Qaida, parrain lointain qui permet à Al Nosra de rester dans un combat syro-syrien. Contrairement à des analyses en terme exclusivement de groupes terroristes, cette affiliation doit être perçue comme une manière de capter des ressources – celles des filières du jihad international – sans pour cela que le parrain étranger ne puisse réellement agir, n’étant pas sur place. Au contraire, l’EI revendique la naissance du combat en Irak et sa continuité en Syrie. L’EI met sur le même plan la lutte des sunnites contre l’oppresseur minoritaire chiite en Irak et celle des Syriens contre la minorité alaouite : en bref, dans le discours de l’EI, Nouri Al Maliki c’est Bachar Al Assad. Surtout, l’EI sort de la lutte révolutionnaire. Pour lui, le combat tient à l’établissement immédiat d’un califat, indépendamment du sort de la révolution. Que la révolution soit écrasée ou non, n’importe pas. Il peut régner sur l’Est syrien, et mettre en application ses idées. Les forces révolutionnaires deviennent vite sa principale cible.

Mais ce que fournit la Syrie à l’EI que ne fournit pas l’Irak, c’est un potentiel d’universalisation. Si l’EI était resté en Irak, il aurait été coincé dans un combat irako-irakien qui ne porte pas au-delà. La question irakienne ne fait pas vraiment sens pour la majorité des populations extérieures. En outre, la myriade des groupes armés empêche de voir qui affronte qui. L’EI aurait été une milice parmi les milices. La Syrie permet à l’EI de profiter de l’élan révolutionnaire. Il peut instrumentaliser ce discours de l’humanité meurtrie : des images de torturés, la reproduction d’un imaginaire de sens pour toutes les populations arabes du tout puissant contre le faible, de celui qui a tous les droits contre celui qui n’a rien, celui qui peut utiliser toute la violence contre celui qui ne peut s’en défendre. Cet imaginaire fait référence pour les populations arabes à deux situations : celle du colonisateur dont la mémoire reste présente, et surtout celle de la lutte israélo-palestinienne.

Grâce à la Syrie, l’EI capitalise sur le sentiment d’injustice, alors que sur le terrain, l’EI écrase la révolution syrienne dont le projet n’a rien à voir avec lui. Il élimine les cadres de la révolution de 2011, qu’il considère comme ses ennemis puisqu’il s’agit là d’acteurs capables de mener un combat armé et de construire une autre société que celle voulu par l’EI. L’EI est en concurrence direct avec les révolutionnaires de 2011, sauf qu’il sait pratiquer des campagnes de répression à leur encontre.

À la différence du régime de Bachar al-Assad, et c’est ce qui fait la force de l’EI, les hommes recrutés par l’EI, qui appartiennent pour une partie aux familles mises de cotés par la révolution (le cousin de l’ancien représentant du parti, etc.), connaissent très bien le terrain et la clandestinité. Ils connaissent très bien leur société. Ils savent donc qui ils doivent arrêter ou tuer. L’EI représente donc une menace bien plus importante que le régime pour cette ‘autre Syrie’ revendiquée depuis 2011.

La Vie des Idées : Comment caractériser le rapport de l’EI à la violence ? Est-il inédit ?

Matthieu Rey : L’EI n’entretient pas avec les populations une relation de contrôle similaire à celle d’un Etat ordinaire. Il requiert de leur part une allégeance de tous et de chacun, divisant la société en autant de groupes. Il s’agit d’un dialogue, d’un partenariat stratégique avec les intéressés, en envoyant une série de signaux qui peuvent aller de l’extrême violence (massacres d’une tribu pour l’exemple) à une simple mise en garde et une invitation au dialogue, selon une logique pragmatique très similaire à celle des régimes baasistes. Ici le cas de la ville de Tal Abyad à la frontière syro-turque est tout à fait parlant : cette ville (reprise depuis par les Kurdes) est « tombée » dans les mains de l’EI sans un seul combat mais par une série de tractations. En outre, de par leur très bonne connaissance de la société, ils savent également jusqu’où ils peuvent aller dans leur stratégie de conquête, ils s’abstiennent d’entrer dans les territoires qu’ils ne s’estiment pas en mesure de pouvoir les contrôler. Ils étendent leur influence de manière graduée.

Sur la violence, un point sur lequel on n’insiste pas assez, est que certes l’EI a des comportements sanguinaires et brutaux extraordinairement spectaculaires. Mais dans un contexte où le niveau violence est déjà extrêmement élevé et incommensurable. Quantitativement, il ne pratique que faiblement la violence. Entre la Syrie et l’Irak, ces sociétés sont les témoins depuis des décennies, de centaines de milliers de morts, de torturés, de réfugiés…Aujourd’hui en Syrie on compte cinq millions d’assiégés qui sont en train de mourir de faim. La force de l’EI c’est d’être parvenu à légitimer cette violence extrême au nom d’un combat pour le juste et le bien, d’où leur besoin de la Syrie, beaucoup plus que de l’Irak aujourd’hui.

Loulouwa Al Rachid : L’EI opère dans des sociétés où la violence est banalisée voire esthétisée, notamment parmi la jeunesse des marges économiques et géographiques. L’EI est clairement une entité violente, révolutionnaire en ce sens qu’il cherche à fonder un ordre nouveau, moral, sacré, territorial, administratif, militaire. Mais la violence dont il fait preuve sur le terrain irako-syrien n’a rien à voir avec celle qu’on a connue en France en 2015 ; elle s’insère dans une logique d’imposition d’un ordre nouveau qui, à cet égard, représente de nombreuses similarités avec la violence pratiquée par les régimes baasistes. La violence signale, par le massacre d’une tribu par exemple ou par l’exécution des traîtres et des espions, les lignes rouges à ne pas franchir, l’impératif de l’obéissance absolue. Il y a un dosage judicieux de la cruauté allié à une très bonne connaissance de la société.

Même s’ils comptent dans leurs rangs de nombreux jihadistes venus de l’étranger, notamment d’Europe, les hommes de l’EI ne sont pas des exilés qui ont coupé les liens avec leur société pendant des décennies et qui quand ils la voient en face sont pris d’horreur. Ce sont des gens fortement enracinés dans le tissu social local : ils en connaissent parfaitement les fractures et les maillons faibles. C’est cet enracinement local qui fait leur force.

C’est pour cela que si on peut les qualifier de terroristes ici en France, ce terme n’est pas pertinent là-bas. La dynamique de l’EI en Irak n’est pas comme en Syrie une dynamique révolutionnaire mais s’inscrit davantage dans un processus de sécession territoriale, administrative et politique du monde sunnite vis-à-vis du centre. Et c’est parce que c’est davantage une guerre de sécession que l’issue en Irak sera sans doute plus aisée qu’en Syrie. Selon moi le phénomène EI est moins difficile à déconstruire du côté irakien que du côté syrien en raison de son enracinement très local. Si on arrive à découpler la matrice syro-irakienne, à réinscrire l’EI dans un jeu irako-irakien, alors, le gouvernement de Bagdad et la coalition internationale anti-EI, pourront peut-être commencer à résoudre la situation. Dans tous les cas, le phénomène État islamique n’est pas réductible à un phénomène terroriste au Levant.

Retrouver l’article sur la Vie des Idées

Evolution and Debates about the Concept of Terrorism

Israeli bombing of PLO headquarters in Tunis, 1985. Image by Israeli Air Force.]

by Rémi Brulin

The term “terrorism” has become a permanent fixture in US political vocabulary. However, as recently as the late 1970s this terminology was virtually absent from the rhetorical arsenal of US presidents. Today, people invoke the concept in ways that suggest its meaning is self-evident and consensual. In fact what is and is not described as “terroristic” in the American context is the result of a relatively recent and highly political process of meaning-making. In this process, specific voices and viewpoints have been allowed to shape and inform thetotality of the discussion, while others were simply silenced.

The older debates were rekindled recently with the controversy sparked by the Metropolitan Opera’s decision to bring The Death of Klinghoffer back to the New York stage. John Adams’ opera tells the story of the hijacking of a cruise ship, the Achille Lauro. In October 1985, members of the Palestine Liberation Front (PLF), a faction of the Palestine Liberation Organization (PLO), murdered Leon Klinghoffer, a wheelchair-bound American retiree. To many critics of Adams’ opera, the simple fact that it gives the hijackers a voice to express their grievances is unacceptable and amounts to justifying or glamorizing “terrorism.” By contrast, supporters have applauded the opera for offering a complex, non-Manichean version of the conflict, one where the audience can view Palestinians not simply as the perpetrators of violent crimes, but also as victims of political violence.

The controversy over The Death of Klinghoffer reveals the parameters of the discourse on “terrorism” as it exists in US political and media spheres. What this discourse excludes is a wide range of other potential narratives about political violence in the world and, specifically, in the conflict between Israel and the Palestinians.

Over the years, acts such as the murder of Leon Klinghoffer have informed how US political and media actors have come to think and talk about the nature of “terrorism” in the Middle East. Meanwhile, these same actors have excluded other forms of political violence, notably a government’s use of force against civilians and civilian infrastructures. For example, only a few days before the Achille Lauro hijacking, Israel bombed the PLO headquarters in Tunis. Many political actors around the world condemned this aggressive and violent attack as having amounted to “terrorism.” In the United States, however, such labeling was at the time, and has since remained, completely absent from discussions about “terrorism.”

In his study of journalism during the Vietnam War, Daniel Hallin argues that the media “mark[ed] out and defend[ed] the limits of acceptable political conduct” by creating space for “legitimate controversies” while excluding other “deviant” views and actors. The workings of Washington and partisan differences present journalists with quintessential “legitimate controversies.” However, the mainstream media exclude or treat the views of actors critical of state itself, such as anti-war activists, as “deviant.” Thus, the media serves as a “boundary-maintaining mechanism.” This process has been central to the shaping of the discourse on “terrorism” over the last few decades.

What Is Terrorism?

On 25 September 1985, Palestinians from a group called Force 17 killed three Israeli citizens on their yacht in Larnaca, Cyprus. After a firefight with local authorities, the attackers surrendered. They were tried a few months later and sentenced to life in prison.

Six days after the attack on the yacht, Israeli jetfighters bombed the headquarters of the PLO in Tunis, killing around one hundred people, including many women and children. Amnon Kapeliouk, a journalist for the Israeli newspaper Yediot Ahronot, described how the people in the buildings, situated in a residential area of the capital, “were torn to shreds beyond recognition.” Given pictures of the dead, Kapeliouk turned them down. “No newspaper in the world would publish terror photos such as these.”

Five days later, four members of the PLF hijacked the Achille Lauro off the coast of Italy. They took all passengers hostage and murdered Klinghoffer, throwing his body overboard.

During the session that the Security Council convened on 3 – 4 October 1985 in response to the raid on Tunis, Benjamin Netanyahu, Israel’s UN representative, rejected the notion that his country’s military action amounted to aggression. “If anything can be defined as aggression, it is the actions taken against us,” he argued. “If anything can be defined as self-defense, it is the action taken by us. It is a legitimate response to acts of terrorism.”

This series of events played a decisive role in the meaning-making process relating to “terrorism.” By bombing Tunis, the Israeli air force had not simply attempted to “punish the offenders” of the Larnaca attack, who were already in police custody. Rather, Netanyahu explained, the objective was to “prevent future crimes,” to “weaken and destroy the nerve-center of world terror,” namely the PLO, so that it could not “spread its tentacles further and further.” The Palestinian “terrorist threat” was deemed so serious that it justified using force against a state, Tunisia, that Netanyahu himself admitted had no involvement in the attack. It also called for a new understanding of the military doctrine of proportionality. “If the question of proportionality is raised,” he explained, “we must take into account not only the thousands who have already fallen victim, but also the many thousands more who will fall if this nerve-center of terror is allowed to operate undisturbed.”

The Israeli reasoning following the Tunis attack was not unprecedented. Indeed, throughout the 1960s Israel argued that the use of armed force against states that provide sanctuary for or otherwise support “terrorists” are legitimate acts of self defense. The Security Council repeatedly rejected such arguments, as the votes on Resolutions 228 (1966), 248 (1968), 256 (1968), 262 (1968), 265 (1969), and 270 (1969) make clear. The consensus in the international community was (and to a large extent remains) that such uses of force often violate international law and the UN Charter.

In response to the murder of Israeli athletes at the Munich Olympic Games in 1972, Israel had conducted air raids against Syria and Lebanon. During the following Security Council session, the American representative, George H.W. Bush, announced a major shift in US policy. From then on, Washington would veto any “one-sided” resolution, namely any resolution that condemned Israel’s use of force without also condemning the “terrorism” to which it was responding. Bush embraced the argument that states subjected to terrorist attacks were entitled to respond, and that such uses of force were legitimate acts of self-defense. The 10 September 1972 veto of a resolution condemning Israel was only the second veto Washington had ever cast in the Security Council. By the end of the decade, it had vetoed seven resolutions that condemned Israeli raids against its Arab neighbors.

The Unresolved Issue of State Terrorism

On 4 October 1985, by a vote of fourteen yeses and with the United States abstaining, the Security Council adopted Resolution 573, which “condemned vigorously the act of armed aggression perpetrated by Israel against Tunisian territory.” That time, Washington did not use its veto but, as Vernon Walters explained, it continued to “recognize and strongly supported the principle that a State subjected to continuing terrorist attacks may respond with appropriate use of force to defend itself against further attacks.” As the outcome of that vote makes clear, Israel and the United States continued to stand squarely outside the international consensus on the illegality of the use of force against third-party states to avenge acts of terrorism. But international disagreements ran deeper: to non-Western countries, Israel’s raid amounted to “state terrorism” and should be condemned just as strongly as acts of “terrorism” by non-state actors.

Thus, after noting that his country had “often unequivocally condemned terrorism of every kind and from whatever source,” the Tunisian representative insisted that “nothing can justify this act of terrorism committed by and duly acknowledged by the Government of a Member State against another Member State.”

Over the next couple days, all non-Western members of the Security Council similarly argued that Israel’s raid was criminal, contrary to international law and an act of “state terrorism.” Indeed, the initial draft of the October 1985 resolution contained an explicit condemnation of Israel’s raid as a form of “state terrorism.” It was only under the threat of a US veto that these words were removed from the final text, as were the call for sanctions and, remarkably, an explicit reference to “Tunisian and Palestinian civilian casualties.”

When the question of “international terrorism” was first put on the agenda of the General Assembly in late 1972, discussions focused on the absence of a clear, agreed-upon definition of “terrorism.” Non-western countries expressed worry that, if the term was left undefined, it would be used by Israel, the United States, apartheid South Africa, Portugal (which still retained colonial possessions in Africa), and others as a way to de-legitimize any and all uses of force by “national liberation movements” while justifying their own uses of military force. They insisted that efforts to fight terrorism required that the concept be defined, and that such definition should apply to all political actors, covering violence against civilians by states as well as non-state actors. This would remain their position for the following decades.

Two days after the killing of Klinghoffer, the Security Council issued a statement deploring his murder and “condemned terrorism in all its forms, wherever and by whomever committed.” This statement has special historical significance because it represents the first explicit condemnation of “terrorism” by that UN body. Despite the statement’s apparent straightforwardness, however, its actual meaning is far from obvious. As the whole history of UN debates makes clear, in the absence of an agreed-upon definition of “terrorism,” different states embrace fundamentally different interpretations as to the kind of acts and actors that this condemnation did, and did not, apply. Crucially, there is disagreement on whether this unequivocal condemnation of “terrorism by whomever committed” applied solely to acts by non-state actors or should include state violence as well. Western states hold the position that “terrorism” applies to violence by non-state actors, such as the PFL members who murdered Klinghoffer. The position of all non-Western states hold that “terrorism” also encompasses acts by states such as Israel’s air raids on Tunis a few days prior to the Achille Lauro hijacking.

The US Media’s Terrorism Problem

In the US media, the 9 October 1985 UNSC Presidential Statement was applauded as a (belated) condemnation of Palestinian terrorism. There was no mention of the fact that, to the majority of UN member states, this condemnation clearly also applied to “terrorist” acts by states and, specifically, to Israel’s bombing of Tunis. In fact, even though the issue of the definition of “terrorism” has been at the heart of countless General Assembly and Security Council debates for over forty years, such discussions have been absent from media accounts or, as in the case of The New York Times’ coverage of the 1972 debates in the UN, woefully mischaracterized.

The same is true of countless Congressional debates; while Democrats and Republicans were in complete disagreement as to who were, and were not, the real “terrorists” in conflicts in Nicaragua, El Salvador, orSouth Africa, there has been a bipartisan consensus that Israeli violence was self-defensive “counter-terrorism.”

Many journalists regard reporting on controversies between elected officials as the core of their profession. Yet during the 1970s and 1980s, media outlets time and time again decided that certain debates about “terrorism” were in fact “illegitimate” and not fit to inform public discussions on the topic, even when they took place within the halls of Congress. The US media-consuming public thus remained unaware of the extent of the disagreements that existed at the international level as well as within Washington itself, about the exact nature of “terrorist” violence.

In fact, in those years the most attentive readers of the New York Times or Washington Post, for example, would have been fully unaware of the simple fact that such a concept was contested. Such a reader would not have known, for instance, that many Democrats insisted that various policies pursued by the Reagan administration in Latin and Central America amounted to sponsoring or supporting “terrorism,” nor that they arrived at such a conclusion by applying the State Department’s own definition to the methods and tactics used by US allies in the region. Such a reader would not have known that these accusations were similar to those made against the United States at the United Nations year after year. Consequently, he or she would have been uninformed that, according to the Democrats’ own arguments, Israel’s historical support for various military regimes in the Americas also amounted to sponsoring or supporting “terrorism.” However, Democrats who readily condemned Reagan’s policies as amounting to “state-terrorism” never used such rhetoric when talking about Israel’s.

As these examples clearly illustrate, the near complete absence of the “definitional question” from contemporary media accounts was central in allowing the discourse on “terrorism” to present itself as natural, or self-evident, despite its extraordinary internal contradictions and fundamentally ideological nature. As a result, the broader discourse on “terrorism” came to be shaped in fundamental ways by the Israeli-Palestinian conflict, precisely a conflict where bipartisan consensus about who is (and is not) a “terrorist” was (and remains) absolute and, consequently, where the definitional question was (and is) never asked.

The Death of Klinghoffer Controversy

The controversy surrounding The Death of Klinghoffer vividly illustrates the extraordinary success of the process of meaning-making that led to what we know today as the US discourse on “terrorism.” According to the wide array of groups calling for the banning of the opera, John Adams’ piece is problematic because it “falsifies history” and, in so doing, supports and justifies “terrorism.” In a statement included in the opera’s program, Lisa and Ilsa Klinghoffer insist that “the four terrorists” who brutally killed their father “will be humanized by distinguished opera singers and given a back story,” as well as an “explanation” for their “brutal act of terror and violence.” Adams’ production, they argue, “rationalizes, romanticizes and legitimizes the terrorist murder” of their father.

According to Jordan Hoffman’s review in the Times of Israel, the protesters’ main critique appears to be that the opera “does not portray the hijackers as mindless bloodthirsty monsters, but dares to give the men and their cause a degree of back story.” To its supporters, the opera should be praised for placing the murder of Klinghoffer in its broader context, for giving Palestinians a voice and showing that even when some of them do commit deeply immoral acts, their history is also one of victimhood.

In the United States, public debate around “terrorism,” as in the case of the uproar against The Death of Klinghoffer, takes place within very narrow limits. Disagreements about whether mentioning “grievances” amounts to justifying “terrorism” belong, to use Hallin’s phraseology, to the “sphere of legitimate controversy.” However, the very possibility that the concept of “terrorism” itself may be contested, the fact that it remains undefined at the international level, or that countless actors have insisted, for decades, that some of “our” (Israel’s or the United States’ or some of its allies’) uses of force amount to “terrorism” are absent, invisible, relegated to the “sphere of deviance.”

In 1986, Edward Said wrote a scathing critique of the emerging discourse on “terrorism.” The word was purely and simply a rhetorical weapon, whose raison d’être was to “isolate your enemy from time, from causality, from prior action, and thereby to portray him or her as ontologically and gratuitously interested in wreaking havoc for its own sake.” “’We’ are never terrorists no matter what we may have done,” he noted. “’They’ always are and always will be.”

Absurd, almost cartoonish in its ideologically-driven selectivity, the discourse on “terrorism” we are burdened with today is, to a great extent, a co-creation of media and political actors. As such, it is one of the most central,unexamined basic assumptions of our current political moment, and one of its most potent and dangerous ones.

[Retrouvez l’article sur le site Jadalya ….]

VIDÉO. Yasmina Khadra : les frères Kouachi « sont les enfants de la France et non ceux de l’Islam »

Actualité – le 18 janvier 2015 à 20 h 32 min – Yacine Babouche @YacineBabouche.

Dans une interview accordée à Al Jazeera English, Yasmina Khadra est revenu sur les derniers évènements ayant touché la France. Questionné sur l’origine algérienne des frères Kouachi, Yasmina Khadra a expliqué que « le meurtrier n’a pas d’identité ou de nationalité. Il est caractérisé par son méfait. Ce n’est pas parce que [les frères Kouachi sont] algériens que je dois me sentir coupable. Il faut arrêter de faire le lien entre l’origine d’un meurtrier et son acte. Il faut se focaliser sur l’acte et rien de plus. »

Yasmina Khadra a par ailleurs jugé que les musulmans n’avaient pas à s’excuser des actes des frères Kouachi car « les musulmans sont les premières victimes de ce phénomène. Je désapprouve les musulmans qui se justifient et qui disent qu’ils n’ont rien à faire avec ça. Les meurtriers sont nés en France et ont grandi en France. Ils sont quelque part les enfants de la France et non les enfants de l’Islam. »

L’écrivain a estimé qu’il n’avait « pas le droit d’être Charlie. Je suis l’Hebdo Libéré, je suis Tahar Djaout, je suis Youcef Sebti, je suis Abderrahmane Mahmoudi, je suis Smaïl Yefsah. Nous avons été les premiers à être touchés », a-t-il déclaré avant d’ajouter que « l’Algérie a perdu plus de journalistes que l’ensemble du monde. Nous avons été les premières victimes, et quand l’Algérie vivait cette tragédie elle était complètement isolée du monde. »

Concernant sa candidature aux dernières présidentielles en Algérie, Yasmina Khadra a confié que « cet engagement était un devoir citoyen. Je savais que je n’allais pas réussir, mais je me devais de dire sur le terrain même de la contestation non à un régime qui n’a pas compris qu’il était temps pour lui de s’effacer, et de laisser les jeunes générations prendre en charge leur propre devenir. »

Avant de conclure l’interview, l’écrivain algérien a déclaré : « Ce n’est pas le terrorisme qui me fait peur, mais le renoncement. Si les citoyens venaient à sombrer dans le renoncement, dans le désistement, dans l’abandon, dans la reddition… Aucun peuple ne peut survivre ça. »