Une éducation orientale / Charles Berberian

Il n’est sans doute pas facile de se définir lorsqu’on est né à Bagdad d’une mère d’origine grecque et d’un père arménien, et qu’on a grandi à Beyrouth jusqu’à l’âge de 10 ans, juste avant que n’éclate la guerre civile au Liban… A travers ses propres souvenirs et la reconstitution de son histoire familiale, Charles Berberian nous invite à partager son retour aux origines, qui s’impose comme le livre le plus intime et universel de toute son oeuvre. Un plaidoyer humaniste en faveur du dialogue entre les cultures, mis en images avec chaleur et générosité.

Prix : 39chf

La Louve de Dêrsim / Yasmina Kramer

Un roman sidérant, extrêmement documenté, presque journalistique, sur les bataillons de femmes kurdes en guerre contre Daech. Une oeuvre courageuse au plus près du réel pour rendre justice à ces femmes qui ont choisi les armes pour sauver leur liberté, et la nôtre. 13 novembre 2015, Paris compte ses morts. Au même moment, à quatre mille kilomètres de là, les forces kurdes libèrent la ville de Sengal, en Irak. Parmi elles, de nombreuses jeunes femmes venues en renfort sur le terrain ; des guerrières rompues au maniement des armes, aux réflexes à avoir en temps de guerre, qui n’hésitent pas à combattre Daech. Des femmes déterminées, prêtes à tout pour défendre leurs valeurs, leur soif d’émancipation. Yasmina Kramer les a suivies et a voulu rendre justice à celles qui ont choisi les armes pour sauver leur liberté, et la nôtre. Un premier roman sidérant, au plus près du réel.

 

Prix : 31chf

Je me souviens de Falloujah / Feurat Alani

Au début des années 1970, le jeune Rami décide de fuir la dictature de Saddam Hussein. Réfugié politique en France, c’est un homme taiseux et secret sur son passé. A la fin de sa vie, alors qu’il est hospitalisé, Rami est soudain atteint d’amnésie. Ses souvenirs semblent s’être arrêtés quelque part entre l’Irak et la France. « Je me souviens de Falloujah » , dit-il pourtant à son fils, Euphrate, qui y voit l’occasion de découvrir enfin l’histoire de son père… Ensuite c’est le néant. Rami a oublié la seconde partie de sa vie : celle de l’exil. Euphrate va alors raconter à son tour ce qu’il en sait, avec l’espoir de percer certains secrets. Une quête qui le plongera dans les tumultes de sa propre odyssée familiale, de Paris à Falloujah. Un premier roman chavirant de la mémoire retrouvée, un livre inoubliable sur l’identité et la transmission dans lequel père et fils renouent le fil rompu d’un dialogue aussi boule versant que nécessaire.

 

Prix : 33chf

Les aurores incertaines / Samuel Forey

Un matin brumeux de janvier 2011, Samuel Forey découvre qu’une révolution a éclaté en Egypte. Le Caire s’est embrasé et des milliers de révoltés ont pris d’assaut la place Tahrir, centre névralgique et politique de la capitale. Alors qu’il tentait de gagner sa vie comme journaliste depuis de nombreuses années, Samuel Forey prend une décision radicale . Du jour au lendemain, il quitte Paris et s’envole vers l’Egypte, à la recherche du grand soir. S’ensuit une odyssée de six années au Moyen-Orient, au coeur du Caire tumultueux, traquant des rebelles dans le labyrinthe de roche et sable du Sinaï, s’initiant au reportage de guerre à Alep ou Gaza, partageant le quotidien des combattants kurdes en Syrie ou des soldats irakiens dans le chaudron brûlant de la bataille de Mossoul, en Irak, la plus importante guerre urbaine depuis la Seconde Guerre mondiale – au contact de l’humanité dans son extrême, pour le pire comme pour le meilleur. Mais ce périple est aussi un cheminement intérieur. Profondément marqué par la perte précoce de ses parents, Samuel Forey fait l’apprentissage du deuil et de la mort. Quête du père, quête de soi, quête de sens, jusqu’au bout, là où le voyage se termine et le voile se déchire, quelque part dans l’explosion d’une mine, lors de la bataille de Mossoul. Tout à la fois carnet de route, journal intime et récit initiatique, magnifiquement écrit, dans la tradition des écrivains d’aventure et de combat, les Aurores incertaines nous emmènent au cœur des tourments de ce début de siècle.

 

Prix : 42chf

Les racines du chaos : cinq états arabes en faillite – Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye – Pierre-Jean Luizard

Pourquoi tant d’Etats arabes sont-ils à l’agonie, empêchant leurs populations de vivre décemment et détruisant les équilibres régionaux ? Pour en comprendre les origines, Pierre-Jean Luizard remonte le cours de l’Histoire et nous éclaire sur les enjeux à venir. Le modèle de  » l’Etat-nation  » et ses frontières arbitraires, imposés par les puissances coloniales au siècle dernier, sombre au Moyen-Orient : échec du confessionnalisme politique au Levant et en Irak, guerre confessionnelle entre sunnites et chiites au Yémen, absence d’identité commune en Libye… Ces Etats ont longtemps manifesté de nombreux points communs : répression par des régimes autoritaires, confessionnalisme, guerres civiles sans fin, corruption massive, services publics aux abonnés absents, chômage… Aujourd’hui, ils sont traversés par le chaos permanent. L’échec des Printemps arabes de 2011 illustre l’incapacité des systèmes politiques actuels à répondre aux demandes des populations et à donner des perspectives à la jeunesse. Pierre-Jean Luizard décrypte ces phénomènes et s’interroge : faut-il, pour tenter de résoudre les graves crises, encore miser sur le renforcement des Etats en place ? Un changement profond est indispensable si l’on veut espérer une stabilisation future au moment où le droit d’ingérence que s’est octroyé l’Occident est désormais révolu. Pierre-Jean Luizard, historien, est directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste des islams au Moyen-Orient et membre du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL, CNRS/EPHE/PSL). Il est notamment l’auteur de Chiites et sunnites la grande discorde en 100 questions (2017).

 

Prix : 32chf

L’empoisonneur de Bagdad – Hélène Calvez

Le Prince des Ténèbres se dirige vers Bagdad où Shams, personnage très important de l’Empire abbasside, est mort empoisonné dans une pièce close, après avoir clamé que l’écriture avait un pouvoir. Shams avait-il découvert l’alphabet divin, celui qui a permis à Dieu de nommer les choses, les faisant ainsi exister ? S’est-il trompé dans l’élaboration du talisman de la bonne fortune ? Mandaté par l’archidiacre de Tolède qui veut créer la Bête de l’Apocalypse à l’aide de cet alphabet ; supplié par Maïmonide de détruire les lettres divines avant que leur propagation sur Terre ne conduise les hommes à leur perte, le Prince des Ténèbres se heurte à l’irrationnel alors qu’il l’affirme que ce décès énigmatique a une solution simple⦠fort simple.
Bien évidemment, il se trompe, car il est une magie que le monde chrétien en cette fin de XIIe siècle ne connaît pas : la magie des lettres.

 

Prix : 31CHF

Baghdad in my shadow – Un film de Samir

Nous sommes à Londres, peu avant Noël. Amal, une architecte iraquienne au caractère bien trempé qui a dû fuir son ex-mari, travaille au café Abu Nawas tenu par un activiste kurde et qui est un lieu de rendez-vous prisé par les Iraquiens en exil. Ses amis, le poète Taufiq et l‘informaticien Muhanad, y sont presque chaque jour. Depuis la mort de son frère, Taufiq s’occupe de son neveu Naseer qui tombe de plus en plus sous la coupe du prédicateur islamiste Sheikh Yasin. Le jeune Naseer se radicalise et commence à se révolter contre son oncle qu’il traite d’athée. Muhanad, lui, a récemment quitté Bagdad pour échapper aux menaces qui pèsent sur les homosexuels. Mais même ici, à Londres, et devant ses amis, il n’ose pas s’afficher ouvertement avec son amant. Cette petite communauté se retrouve doublement en danger quand l’ex-mari d’Amal arrive à Londres et que Sheikh Yasin instille en Naseer l’idée de sévir contre les « impies » du café Abu Nawas.

Après son dernier succès, le documentaire «Iraqi Odyssey», Samir revient avec un drame poignant. Le réalisateur montre comment le passé politique, idéologique et culturel est attaché comme une ombre aux protagonistes de son film, même en dehors de leur pays d’origine. Samir touche à trois tabous fondamentaux de la société arabe : l’athéisme, la libération de la femme et l’homosexualité – et ouvre ainsi un dialogue interculturel. Avec ses scènes qui se jouent à Londres et à Bagdad, «Baghdad in my Shadow» a été la première production internationale de cinéma à avoir été tournée dans la capitale irakienne depuis le départ des troupes américaines.

 

 

Revue de presse

«‹Baghdad in my Shadow› secoue les tabous.» Le Temps

«Dans ‹Baghdad in my Shadow›, le réalisateur suisse Samir lie les destins d’Irakiens exilés à Londres dans un thriller palpitant.» Tribune de Genève

«‹Baghdad in my Shadow› est un film à l’atmosphère dense et chargée. Samir a transmuté les histoires dramatiques de ses personnages en une matière poétique.» artechock

«‹Bagdad in my Shadow› est la plus belle déclaration d’amour de Samir à son ancienne patrie..» NZZ

«Des interprètes exceptionnels!» Sonntagszeitung

«Samir pratique une approche à la fois très claire et multifactorielle du thème complexe et sensitif de la vie en exil.» Cineuropa

 

Fiche du film

Réalisation

Samir

Avec

Haytham Abdulrazaq, Zahraa Ghandour, Shervin Alenabi

Genre

Drame

Pays, année, durée

CH / DE / UK 2019, 109′

Classification

14

Format

DCP, Couleur, Flat, Dolby Digital 5.1

L’Arabo-irano-musulman, nouveau « méchant » d’Hollywood

Alors que le président Donald Trump est sorti de l’accord sur le nucléaire iranien, Hollywood s’emploie depuis des années à construire l’image d’un nouvel ennemi qui remplace le méchant communiste : l’Arabo-irano-musulman, un terroriste en puissance. Il arrive toutefois que quelques films échappent à la caricature.

Il ne faut jamais sous-estimer l’ignorance qui irrigue parfois les films et les séries américaines sur le monde arabe et musulman. Dans l’épisode de Homeland sur la Syrie, tourné en Afrique du Sud, les acteurs arabes locaux engagés pour faire les terroristes et sécréter de la haine devaient aussi écrire des graffitis antiaméricains dans le camp de réfugiés. Selon le Guardianbritannique qui rapporte l’histoire, les artistes ont d’abord songé à décliner la proposition, « jusqu’à ce que nous réalisions que nous pouvions faire passer notre désaccord avec la série ». Ainsi, l’héroïne Carrie passe devant des graffitis en arabe qui proclament : « Homeland est raciste », « Homeland n’est pas une série », « Ne faites pas confiance à cette histoire », « Ce programme ne reflète pas la vision des artistes ». Ce fut un immense éclat de rire dans les pays arabes. Personne ne savait lire l’arabe dans l’équipe de tournage !

LE « BAD GUY » ET LA FEMME BLANCHE

Jack Shaheen, de l’université du Sud-Illinois a étudié les « mythes d’Arabland » dans un documentaire et un livre, Reel Bad Arabs : How Hollywood Vilifies a People (Interlink books, 2009) depuis les débuts du cinéma. Selon lui, seuls les Indiens auraient été plus maltraités à l’écran. L’Arabe est devenu un raccourci du bad guy,longtemps après que l’industrie du cinéma a eu accepté de modifier la représentation d’autres groupes minoritaires. Dans les quelque 300 films aux personnages musulmans (Arabes ou Iraniens) étudiés, on retrouve la même proportion de « navets » que pour les westerns, faisant d’eux l’ennemi public n° 1, brutal, refusant la civilisation occidentale qu’il entend détruire par la terreur.

L’Arabe des films historiques vit dans le désert avec son harem et ses femmes qui dansent la danse du ventre en voilages légers. Le chef est ventripotent, le vizir est un traitre parfaitement caricaturé dans Aladdin de Walt Disney. La fille du sultan est toujours jouée par une actrice blanche « orientalisée ». Le stéréotype du « cheik » (personnalisé par Rudolph Valentino en 1921 dans le film éponyme, puis dans Le fils du cheik en 1926) est directement inspiré de l’orientalisme pictural et romanesque européen. Dans le film musical Harum Scarum, (C’est la fête au harem, 1965), Elvis Presley sauve la vie d’un émir qui lui fait cadeau d’un harem. Mais Elvis reste fidèle à sa fiancée au pays.

Les Mille et une nuits ont inspiré au moins une dizaine de films. Dans Aladdin de Disney (1992), le premier couplet de la chanson du film (en anglais) annonce qu’on est dans un pays où « on torture et coupe la main des voleurs ». L’Arabe, bandit de grand chemin, attaque les caravanes comme les Indiens dans les westerns, vit dans une oasis et recherche toujours une femme blanche, comme dans Le Diamant du Nil (1985), ou dans Never say Never again (Jamais plus jamais, 1983) avec la mise aux enchères de Kim Basinger au profit de lubriques Arabes.

La crise de 1973 et la hausse brutale des prix du pétrole traumatisent la société américaine en profondeur. Avec le film Network (Main basse sur la télévision (1976), le personnage (nouveau) de l’émir du Golfe richissime, idiot et cupide achète toute l’Amérique. Dans une des scènes, le présentateur de télévision appelle les Américains à crier leur haine à leurs fenêtres, rappelant les discours hitlériens de dénonciation des juifs lors de la Nuit de cristal1.

LA FIGURE DU TERRORISTE POST 11-SEPTEMBRE

Les attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington constituent un choc analogue à l’attaque de la flotte de guerre américaine par les Japonais à Pearl Harbor le 7 décembre 1941, et le musulman prend largement la tête du classement des méchants. Le créneau, déjà bien fourni avant cette date — avec Under Siege (1986) Wanted : dead or alive (1987) True Lies(1994) —, trouve un nouveau souffle avec la série Homeland(2011), ou les films World War Z (2013) Teenage Mutant Ninja Turtles (2014) et American Sniper (2014). Les feuilletons télévisés Sleeper Cell ou Homeland traitent le cas des cellules islamistes dormantes, alimentant de façon hebdomadaire la peur de l’ennemi caché. Dans la série Generation kill (2008) sur une section de marines en Irak en 2003 (un site lui est consacré), il n’y a aucun héros irakien. Aucun personnage irakien positif non plus dans le film American Sniper, histoire du sniper américain Chris Kyle, alors que sur Internet circulaient les exploits du sniper irakien « Juba », beaucoup moins photogénique.

L’American-Arab Anti-Discrimination Committee jugeant ces présentations insultantes et injurieuses, déclarait : « Chaque fois qu’un Arabe accomplit le rituel de se laver les mains avant la prière, cette image annonce au spectateur qu’il va y avoir de la violence. » Quelquefois, ces protestations aboutissent, mais c’est rare. The sum of all fears (La somme de toutes les peurs, 2002) tiré d’un roman de Tom Clancy imaginait un attentat de terroristes arabo-islamistes durant le Super Bowl2. On est alors dans l’immédiat après 11-Septembre et George W. Bush tient à se démarquer de l’idée d’une guerre religieuse contre l’islam. Devant la protestation du Council on American-Islamic relations, les terroristes arabes sont transformés en néonazis européens.

Mais c’est l’exception. L’Arabo-irano-terroriste sert à mettre du piment dans des scénarios qui s’essoufflent. Dans Back to the Future 1 (Retour vers le futur 1, 1985), un terroriste libyen mitraille le savant sans qu’on sache très bien quel est le rapport avec l’histoire. Dans Prison Break, saison 2, 15e épisode, l’agent Kim exige d’étouffer une affaire : « Allumez un feu de forêt en Floride ou n’importe quoi (…) ou trouvez un entrepôt plein d’Arabes »3.

TOUS LES MÉCHANTS UNIS DANS LEUR HAINE DES ÉTATS-UNIS

Le terroriste est un maniaque au regard fou, mais un peu idiot : dans Retour vers le futur 1, sa mitraillette s’enraye et sa camionnette refuse de démarrer ; dans True lies il se fait subtiliser par une jeune fille la clé du détonateur nucléaire. Mais caché dans les étages d’un gratte-ciel, il ne peut rien contre le calme froid d’Arnold Schwarzenegger aux commandes de son avion à décollage vertical (probablement stationné au pied de l’immeuble). Le sommet du délire est atteint dans Rules of engagement (L’enfer du devoir, 2000). Le colonel Terry Childers est appelé pour évacuer l’ambassade américaine au Yémen face à une foule armée et incontrôlable. Il ordonne d’ouvrir le feu et tue une petite fille unijambiste. Devant un tribunal militaire, abandonné de tous, il est défendu par le colonel Hodges qui va démontrer qu’il y avait légitime défense : même la petite fille unijambiste de 10 ans tirait au pistolet sur les GI.

Dès lors le Proche-Orient devient un melting-pot dans lequel tous les méchants collaborent. Homeland montre un camp du Hezbollah chiite, plein de réfugiés syriens venus de la région sunnite de Rakka. Un Syrien sunnite fuyant les bombes du régime de Bachar Al-Assad se réfugie dans une zone contrôlée par le Hezbollah chiite dirigé par un cheikh sunnite ! La série américaine Army Wives (2007) imagine une petite orpheline irakienne accueillie dans une famille, qui reconnait « que les Américains ne veulent pas de mal au peuple irakien »,contrairement à ce que racontent des gens dans son pays, et elle apprend à faire la cuisine (américaine).

En revanche, pas un mot ni un film contre l’Arabie saoudite, excepté The Kingdom (Le Royaume, 2007) évoquant l’attaque terroriste sur le compound (camp) d’Al-Khobar en 1996. Le film suit l’enquête d’un membre du FBI sur l’attentat qui tua 19 soldats américains. Il a été censuré par le Koweït et Bahreïn, mais pas par Riyad car le collaborateur saoudien n’a pas le mauvais rôle. Le scénario sous-entend la responsabilité du Hezbollah chiite pour ne pas accuser Al-Qaida. William Perry, secrétaire américain à la défense, avoua pourtant dans une entrevue accordée en 2007 : « Je pense désormais Al-Qaida plutôt que l’Iran responsable de l’attentat de 1996 visant la base américaine. » Le ministre de l’intérieur saoudien de l’époque confirmera ses dires, mais cela ne convenait pas aux scénaristes d’Hollywood.

DES FILMS INTERDITS OU CENSURÉS

Cette obsession hollywoodienne génère des effets en retour. Pour la population arabe, tout film critiquant le monde arabe est hollywoodien, comme le très mauvais film d’amateur Innocence of Muslims (L’innocence des musulmans, 2012), diffusé sur YouTube, qui présente les musulmans et le Prophète comme immoraux et brutaux. Les manifestations antiaméricaines ont fait quatre morts en Tunisie, quatre en Libye, deux au Soudan et un au Liban. Des dignitaires religieux eux-mêmes en rajoutent. Khaled Al-Maghrabi, de la mosquée Al-Aqsa du Caire — emprisonné dans le passé pour ses discours racistes — affirme dans un sermon de 2017 que la série Les Simpsons, « création des adeptes du Diable qui complote depuis 17 ans » avait annoncé l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, et les attentats du 11-Septembre.

La liste des films hollywoodiens interdits dans certains pays musulmans est sans surprise : Not Without My Daughter(Jamais sans ma fille) en Iran The Matrix Reloaded, interdit en Egypte parce qu’il remet en question le dogme de la création divine de l’univers Alexander (2004), interdit en Iran à cause de la relation homosexuelle du héros avec Hephaistion, le président Mahmoud Ahmadinejad ayant affirmé que de telles déviations sexuelles n’existaient pas dans son pays. Dans 300 (2007) et sa suite 300 2 (La naissance d’un empire, 2014) sur les batailles de Marathon et de Salamine, Darius — toujours en maillot de bain — ressemble à un punk américain drogué couvert de tatouages et de piercings. Les Perses sont des barbares incultes et agressifs. Thémistocle, le super héros qui doit rester au centre de l’écran ne peut pas être mélangé avec la formation serrée et disciplinée d’hoplites qui seule permit la victoire, (mise en scène oblige). En somme le film décrit les Perses comme Ahmadinejad décrit les juifs et les Américains aujourd’hui. Body of Lies (Mensonges d’État, 2008) reprend la thèse de la complicité de l’Iran avec les leaders d’Al-Qaida, mais aussi avec le trafic de drogue.

Au bout du centième épisode de la septième saison de Homeland(une huitième est en préparation), nous aurons fait le tour complet du Proche-Orient : l’Irak et l’Afghanistan, puis le Liban et la bande de Gaza, le Yémen, l’Iran et enfin la Syrie, sans oublier une pincée de Venezuela et, pour la septième saison, la Russie (toujours rien sur l’Arabie saoudite). Les organisations terroristes collaborent entre elles, quelles que soient leurs divergences : Al-Qaida, Hezbollah libanais, talibans, services pakistanais et organisation de l’État islamique (OEI) s’entendent très bien à Beyrouth, ville de miliciens et de femmes voilées. Pour mémoire, Homeland est l’adaptation de la série israélienne Hatufim qui raconte la même histoire. Une version russe est en cours qui sera certainement considérée comme de la propagande par les pays occidentaux4.

Enfin, les Palestiniens peuvent cacher des zombies. Dans World War Z (2013), le héros à la recherche de l’endroit sûr pour éviter les morts-vivants se réfugie à Jérusalem sur le conseil des militaires. Le territoire a été préservé de l’invasion par le mur de séparation de 6 mètres de haut et 700 kilomètres de long, érigé par les Israéliens contre les Palestiniens. C’est ce qu’on appelle un mur à double usage : contre les Palestiniens et les zombies. Dans Delta Force (1986), l’organisation mondiale New revolutionaries se réclamant de l’ayatollah Khomeini détourne un avion finalement libéré par le commando, non sans que Chuck Norris n’ait affronté le chef du commando en combat singulier. À bord, les commandos trinquent avec les otages libérés dans une étonnante interprétation de l’hymne America The Beautifulvantant le multiculturalisme et le patriotisme. On n’a pas souvenir d’un détournement d’avion commis par des militants khomeinistes, mais est-ce si grave ?

Dans Zero Dark Thirty (2012) qui raconte la traque d’Oussama Ben Laden, le film s’attarde longuement sur des séances de torture conduites par la CIA. Est-ce que celles-ci ont aidé la CIA à trouver la cachette de Ben Laden au Pakistan ? Le film n’est pas explicite à ce sujet.. Le président George W. Bush a validé juridiquement la torture en demandant à d’éminents juristes trois memorandum exploitant les limites des Conventions de Genève afin de priver « légalement » les prisonniers de la protection du droit international. Lors de la Journée internationale de soutien aux victimes de la torture en juin 2003, Bush n’en affirme pas moins que les États-Unis « se consacrent à l’élimination mondiale de la torture et qu’[ils] sont à la tête de ce combat en montrant l’exemple ».

LE POIDS DE LA GUERRE D’IRAK

Mais les choses changent là où on ne les attend pas, obligeant Hollywood à commencer à réfléchir. Les soldats sont devenus des cinéastes et ils ont vécu les horreurs de la prison d’Abou Ghraib, le massacre de Mahmoudiya en 2006, les vidéos de cadavres brûlés… « Pour le Vietnam, il a fallu attendre plus de dix ans entre le climax 1965-1968 et Apocalypse now (1979) ou Voyage au bout de l’enfer (1978) « aujourd’hui l’information s’accélère, il faut réagir plus vite », explique le réalisateur Paul Greengrass. Maintenant les films sortent alors que la guerre se poursuit.

Face à la difficulté de critiquer la politique officielle, les scénaristes privilégient toujours le thème fréquent du cinéma de guerre post-Vietnam, à savoir le traumatisme du combattant ou l’impossible retour au pays, mais restent muets sur le vécu des Irakiens ou des Afghans. Le film The Hurt Locker (Démineurs,2008) raconte le quotidien d’une équipe de déminage, avec sa dose d’adrénaline, mais le film évite le questionnement sur le bien-fondé du conflit et ses conséquences sur la population locale. L’invisibilité de l’ennemi sert à la fois à le rendre plus dangereux et à lui retirer son droit à la parole, voire à le déshumaniser. In the Valley of Elah (Dans la vallée d’Elah, 2007), le sujet reste les graves troubles psychologiques dont est victime le héros déserteur qui avait renversé un enfant avec un véhicule militaire.

Dans Redacted (2007), Brian de Palma choisit le mode documentaire pour évoquer des événements réels de la guerre en Irak, comme le viol d’une fillette de 14 ans par les marinesaméricains ou les attentats-suicides aux points de contrôle, s’inspirant des vidéos postées sur Internet par les soldats. Mais le film n’est sorti que dans 15 salles et il lui a été reproché de faire de la propagande antiaméricaine. Battle for Haditha (2007) est inspiré d’un attentat contre un convoi de marines en Irak qui causera en représailles la mort de 24 innocents en novembre 2005. Good Kill (2014) traite de la guerre moderne, celle qui se joue à coup de bombes lâchées par des drones pilotés par des soldats qui ne quittent pas le sol américain à travers un militaire antihéros dépressif. Il accuse les États-Unis d’attiser la haine et de fabriquer des terroristes.

Les films de pure propagande deviennent plus rares, mais le panel arabo-musulman reste suffisamment large et fourni pour que les scénaristes conçoivent encore quelques dizaines de films, de séries télévisées pendant une petite décennie avant que le filon ne s’épuise. Du moins l’espère-t-on.

PIERRE CONESA

1NDLR. Nom donné au pogrom contre les juifs qui se déroula dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 dans toute l’Allemagne.

2NDLR. Finale du championnat de football américain.

3Cité par François Jost dans De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, CNRS éditions, 2011 ; p. 54.

4Francesca Fattori (dir.), « Séries télévisées. Paix et guerre sur le petit écran », Carto n° 33, janvier-février 2016.

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Sinan Antoon, Prix de la littérature arabe 2017 pour Seul le grenadier

Antoine Oury – 26.09.2017

Le Prix de la littérature arabe 2017 a été décerné à l’écrivain irakien Sinan Antoon pour son roman Seul le grenadier, publié aux éditions Sindbad/Actes Sud dans une traduction de Leyla Mansour. Créé en 2013 par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, le Prix de la littérature arabe est la seule récompense française distinguant la création littéraire arabe.

 

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Le jury, présidé par Pierre Leroy, cogérant de Lagardère SCA, et composé d’éminentes personnalités du monde des médias, des arts et de la culture ainsi que de spécialistes du monde arabe, a élu, par une très forte majorité, le texte de Sinan Antoon, saluant ainsi « un roman bouleversant sur la tragédie des chrétiens d’Irak, écrit dans un style prenant et poétique, avec beaucoup de justesse et de sensibilité ».

[Extraits] Seul le grenadier de Sinan Antoon

Le jury a également attribué deux mentions spéciales (dotées chacune de de 4 000 €) à la marocaine Yasmine Chami pour son roman Mourir est un enchantement (Actes Sud) et au syrien Khaled Khalifa pour Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville (Sindbad/Actes Sud). La cérémonie de remise du Prix se tiendra le 18 octobre 2017 à 19h à l’Institut du monde arabe en présence de son président Jack Lang et de Pierre Leroy, des lauréats et de personnalités des arts et des lettres.

 

Le lauréat sera l’invité de l’homme de théâtre Wissam Arbache dans le cadre de L’Atelier. Les littératures arabes en mouvement, le dimanche 5 novembre prochain, à l’occasion d’une séance consacrée au texte de l’auteur.

 

Créé en 2013 par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, le Prix de la littérature arabe célèbre cette année son 5e anniversaire. Seule récompense française distinguant la création littéraire arabe, elle promeut l’œuvre d’un écrivain ressortissant de la Ligue arabe et auteur d’un ouvrage écrit ou traduit en français. Valoriser et diffuser en France la littérature arabe en plein temps fort de la rentrée littéraire, telle est la volonté des fondateurs de ce Prix.

Le jury

Président : Pierre Leroy – Cogérant de Lagardère SCA et administrateur délégué de la Fondation Jean — Luc Lagardère ; Nada Al Hassan – Spécialiste du patrimoine culturel ; Mahi Binebine – Peintre et écrivain, lauréat du Prix du Roman arabe en 2010 ; Mustapha Bouhayati – Directeur de la Fondation Luma à Arles ; Marie-Laure Delorme, chef des pages littéraires du Journal du Dimanche ; Jean-Pierre Elkabbach – Journaliste, fondateur et animateur de l’émission Bibliothèque Médicis ; Gilles Gauthier – Ancien Ambassadeur de France au Yémen, traducteur des livres d’Alaa El Aswany ; Kaoutar Harchi – Écrivain ; Houda Ibrahim – Auteur et journaliste radio à Monte Carlo Doualiya ; Alexandre Najjar – Écrivain et membre du Comité de rédaction de L’Orient littéraire, lauréat de la bourse Écrivain 1990 de la Fondation Jean-Luc Lagardère.

Sinan Antoon est né à Bagdad en 1967. Poète, traducteur et romancier, il a publié trois romans qui l’ont propulsé au premier rang des écrivains irakiens de sa génération. Sa traduction anglaise de Mahmoud Darwich lui a valu en 2012 le prix de l’American Literary Translators Association. Seul le grenadier, quant à lui, a remporté le Saif Ghobash Prize for Literary Translation en 2014. C’est le premier livre à avoir été traduit en anglais par l’auteur lui-même.

Le résumé de l’éditeur pour Seul le grenadier :

Jawad est le fils cadet d’une famille chiite de Bagdad. Son père le prépare à exercer la même profession rituelle que lui, celle de laver et d’ensevelir les morts avant leur enterrement, mais Jawad s’y refuse et rêve de devenir sculpteur. Son père meurt en 2003 alors que les bombes américaines s’abattent sur Bagdad, les corps déchiquetés s’entassent et il est de nouveau forcé de renoncer à ses rêves d’artiste pour poursuivre la carrière de son père. Dans ce roman, Sinan Antoon ne se contente pas de restituer l’extrême violence que connaît l’Irak depuis sa longue guerre avec l’Iran (1980-1988). Il explore en fait le thème de l’imbrication de la vie et de la mort en une entité unique. Le grenadier planté dans le jardinet, et qui se nourrit de l’eau du lavage des morts, en est une saisissante métaphore, et il est le seul à connaître la vérité.

Sinan Antoon – Seul le grenadier – traduit par Leyla Mansour – Sindbad/Actes Sud– 9782330057954 – 22 €

Yasmine Chami – Mourir est un enchantement – Editions Actes Sud – 9782330075583 – 13,80 €

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L’histoire tourmentée de l’Irak narrée par ses écrivains

Quel rôle ont joué les écrivains irakiens dans l’histoire de leur pays ? Des coups d’Etat à la dictature, en passant par les guerres, ils ont tour à tour raconté la vie quotidienne, été la caisse de résonance du pouvoir avant de retrouver une liberté avec l’exil forcé. Aujourd’hui, ils racontent les divisions d’un pays ravagé.

Un des plus célèbres mythes du livre de la Genèse raconte qu’à Babel, ville située sur l’Euphrate dans l’actuel Irak, il fut décidé — alors que sur Terre il n’existait qu’un seul et unique peuple qui parlait la même langue — de construire une tour qui menait au ciel. Comme écrit dans la Bible, Dieu, voyant que la parfaite harmonie entre les êtres humains rendait possible l’édification de la tour, punit leur arrogance en donnant à chacun une langue différente pour qu’ils ne puissent plus se comprendre et mener à bien leur ouvrage.

Ce mythe biblique qui explique l’origine des diverses langues existant dans le monde apparaît aujourd’hui comme une sombre métaphore de la condition du peuple irakien, déchiré depuis 2003 par de sanglants affrontements confessionnels, une véritable guerre civile dans laquelle la « compréhension » entre les êtres humains semble s’être définitivement perdue.

L’histoire contemporaine irakienne est un long catalogue de guerres et de coups d’Etat depuis 1921, année de la création par le Royaume-Uni du royaume d’Irak à la tête duquel fut installé le roi Fayçal Ben Al-Hussein. Il était alors convenu que le nouveau souverain défendrait les intérêts britanniques dans la région, en échange de quoi Londres garantirait à la nouvelle monarchie sécurité et assistance militaire, une sorte de « colonialisme indirect » caché derrière un appareil étatique arabe. Cette influence de Londres sur le royaume des deux fleuves ne disparut pas malgré l’expiration du mandat britannique en 1932 et l’indépendance formelle de l’Irak.

Ce n’est qu’en 1940, sous le règne d’Abdelilah Ben Ali Al-Hachemi (régent dans l’attente que le souverain désigné, Fayçal II, atteigne la majorité), que le premier ministre Rachid Ali Al-Gillani mena une politique nettement antibritannique, fournissant du pétrole à l’Italie et l’Allemagne, pays ennemis de l’Angleterre. Les troupes britanniques occupèrent une nouvelle fois le pays en 1941, Al-Gillani fut destitué et les puits de pétrole irakiens fournirent à nouveau l’alliance anglo-américaine pendant la Seconde guerre mondiale.

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FIÈVRE NASSÉRIENNE

Devenu une des bases les plus importantes de l’Occident, l’Irak signa en 1955 le « Pacte de Bagdad » avec la Turquie, le Pakistan et l’Iran, une alliance de défense mutuelle contre le communisme, fortement appuyée par le Royaume-Uni et les Etats-Unis, éloignant Bagdad de l’Union soviétique et de son allié, l’Egypte de Gamal Abdel Nasser.

Contrairement à ce qui se passait dans le jeu des alliances de la politique internationale, un fort sentiment antibritannique et antimonarchique grandit dans ces années au sein de la société civile irakienne, ainsi qu’une totale vénération pour le président égyptien, admiré pour son idéologie panarabiste et son engagement contre l’Etat d’Israël.

Dans le roman La Naphtaline (Actes Sud, novembre 1996), qui prend place dans les années 1950, l’auteure irakienne Alia Mamdouh raconte l’enfance et l’adolescence de la jeune Houda, élevée à Bagdad dans une famille presque exclusivement féminine, traversée par des relations personnelles difficiles et compliquées. Dans le roman, les histoires de ces femmes, de leurs souffrances, de leurs désirs sexuels, de leurs murmures et de leurs secrets ont pour toile de fond les manifestations anti-britanniques et celles en soutien à la politique de Nasser lors des années de la nationalisation du canal de Suez.

Nous étions tous nassériens. Quand grand-mère entendait la voix de Nasser à la radio, elle disait : « Peu importe s’il a un gros nez, j’ai l’impression de connaître sa voix depuis toujours, elle ressemble à celle de mon mari. » Quand mon père revenait de Kerbala, il s’installait dans ma chambre, il allumait la radio et la réglait sur « La voix des arabes ». Il mettait quatre verres devant lui et trinquait seul en écoutant. […] Toute la ville de Bagdad s’était ralliée à l’insurrection ce jour-là. […] Mon père avait ôté son uniforme et s’était mêlé à la foule. […] Nasser était présent, il s’était infiltré dans nos cordes vocales, libérant tous nos secrets. Nous exultions et scandions : « Injuriez les anglais ! Maudissez la réaction, insultez le colonialisme et le Régent […] ». La voix de Nasser m’évoquait la compassion et le visage de ma grand-mère. Tous hurlaient à bas : « A bas les traîtres ! A bas la tyrannie ! » et nous mémorisions chaque mot à une vitesse supersonique. »

DES COUPS D’ETAT AUX GUERRES

Le 14 juillet 1958, la monarchie fut abolie par le coup d’Etat mené par le général Abdoul Karim Qassim, leader des mouvements antibritanniques, et la République fut proclamée. Bien que les mouvements nassériens, parmi lesquels le nouveau parti Baas, avaient donné une poussée décisive à la chute du système monarchique, ils furent peu tolérés par le gouvernement de Qassim, plus proche des positions du puissant parti communiste irakien.

Le nouvel exécutif essaya également de se défaire des diverses influences occidentales, sortit du Pacte de Bagdad et abrogea le traité d’assistance mutuelle avec le Royaume-Uni dont les soldats furent contraints de quitter le pays. Après la constitution de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en 1960, Qassim interdit avec la « Loi 80 » les nouvelles concessions pétrolières aux compagnies étrangères, donnant le contrôle total des activités d’extraction à l’Irak National Oil Company créée en 1966.

La nouvelle politique irakienne alarma le Royaume-Uni et les États-Unis qui, selon plusieurs analystes, favorisèrent en 1963 le coup d’Etat par lequel le parti Baas depuis toujours hostile au gouvernement de Qassim prit le pouvoir (et écrasa dans le sang le parti communiste). Après une carrière politique importante, Saddam Hussein, devenu vice-président en 1968 sous le mandat de Ahmad Hassan Al-Bakr accéda en 1979 à la charge de président en poussant probablement Al-Bakr à la démission.

Le nouveau raïs, après une rapide épuration au sein de son parti, assigna ministères et charges de gouvernement à des membres de son clan de Tikrit, en majorité sunnite, marginalisant substantiellement la communauté chiite majoritaire dans le pays. Saddam Hussein commença en outre un véritable nettoyage ethnique au détriment de la population kurde et vida le pays des communistes et des intellectuels considérés comme dangereux pour la stabilité de son régime.

L’année 1979 fut également celle de la révolution iranienne et de la naissance de la République islamique de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny. Le raïs irakien se présenta à l’Occident comme un défenseur de la laïcité capable de bloquer l’expansion des gouvernements islamiques. Préoccupé par un possible soutien de l’Iran aux révoltes chiites du sud de l’Irak, Saddam Hussein, réanimant par la même de vieilles questions frontalières, attaqua l’Iran en 1980 avec le plein appui des États-Unis (et aussi de la France) qui financèrent et alimentèrent l’Irak en armement.

UNE LITTÉRATURE AU SERVICE DU RÉGIME

La presse et la littérature irakiennes, soumises à une dure censure, devinrent la caisse de résonance du régime, un pur instrument de propagande ; à l’instar de la célèbre anthologie La Qadisiya1 de Saddam : histoires sous le feu (Qadisiyyat Saddam : qisas tahta lahib al-nar), éditée par le régime, qui rassemble des récits sur la guerre Iran-Irak, un éloge du raïs et de la « bonté » et l’ « utilité » de ses guerres.

L’écrivain irakien Hassan Blasim, qui a fui l’Irak à cause du régime, raconte dans sa nouvelle Le journal des armées – Aux victimes de la guerre Iran-Irak (1980-1988) (dans Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017) l’histoire surréaliste d’un journaliste qui après sa mort décrit à Dieu ses péripéties. De son vivant, son travail était de sélectionner et si nécessaire de censurer les récits des soldats qui revenaient du front :

Non, Votre Honneur, je ne censurais pas les textes comme vous imaginez peut-être : les soldats écrivains étaient beaucoup plus rigoureux et disciplinés que tous les censeurs que j’ai connus et pesaient minutieusement chaque mot. Du reste, ils n’étaient pas assez stupides pour envoyer des mots larmoyants ou des phrases pleines de cris et de gémissements. Nombreux écrivaient car l’écriture les aidait à croire qu’ils n’allaient pas être tués, que la guerre était seulement une histoire fascinante écrite sur un journal […] et d’autres écrivaient parce qu’ils étaient obligés.

A la fin du récit, le protagoniste est contraint de créer un incinérateur pour se débarrasser des milliers de récits qui le submergent après neuf ans de guerre. Mais l’incinérateur devient également une métaphore de la guerre par laquelle Dieu « se libère » de ses personnages :

Je devais travailler avec zèle et engagement, nuit et jour, pour brûler les histoires des soldats et leurs noms écrits sur les cahiers […]. J’espérais que la guerre prendrait bientôt fin et que retomberait cette folle déferlante de papier, de sperme et d’hommes en kaki […] après de longues, de terrifiantes années. Mais ensuite une autre guerre éclata, et alors il ne me restait plus d’autre choix que le feu de l’incinérateur […]. Et maintenant, […] je sais que Vous êtes le Tout-Puissant, le Très Sage, l’Omniscient et le Suprême Juge. Mais je voudrais vous demander : avez-vous travaillé vous aussi dans un journal des armées ? Cet énorme incinérateur, à quoi vous sert-il ? A brûler les hommes et leurs histoires ? »

ENTRE TORTURES ET PRIVATIONS

La longue guerre Iran-Irak se conclut sans véritable vainqueur, laissant la population irakienne à bout de forces et contrainte en partie à émigrer. Ceux qui restaient dans leur patrie ne pouvaient faire autrement que « s’adapter » à la « baasisation » du pays dans lequel tout acte dissident était puni par la prison ou la mort. Le roman Rapsodie irakienne2 de Sinan Antoon qui se déroule en 1989, à la fin du conflit, est le journal de prison de Furat, un étudiant en lettres arrêté par le régime car considéré comme un opposant.

Le compte-rendu écrit par le jeune détenu dans une sorte de code, éliminant les signes diacritiques qui permettent de distinguer les lettres dans la langue arabe, est retrouvé et recomposé par un des gardiens, le « camarade » Talal, qui décide de laisser entre parenthèses les termes dont l’interprétation est difficile, donnant ainsi vie à une série de combinaisons sarcastiques. Ainsi, le mot « niais » pourrait en réalité être le mot « leader », le « ministère de l’ignorance et de la désinformation » pourrait correspondre au « ministère de la culture et de l’information » et le mot « bâtard » peut être lu comme « baasiste ».

Dans le journal, les nets souvenirs de la vie passée de Furat se mélangent à ses rêves et aux fréquentes hallucinations après lesquelles le jeune homme replonge dans le dramatique « ici-bas » de sa cellule, entre tortures et privations. Dans ces délires, les lettres imprimées sur les pages prennent vie, semblent se rebeller contre les sens imposés et l’écriture et la folie apparaissent — comme toujours — comme le seul salut de la dégradation physique et morale imposée par l’oppression des régimes :

Je me suis réveillé et me suis retrouvé ici-bas. Le blanc du papier me séduit, m’offre la liberté de vagabonder dans ma solitude. Mes délires déchireront la surface du silence. Les mots se transformeront en êtres mythologiques qui creuseront un tunnel et me porteront à l’extérieur. Ou alors ils seront des prismes que je suspendrai tout autour de moi pour regarder à travers. Inquiet, j’ai tracé un point d’interrogation et je l’ai fixé pendant des heures. Il me rendait mon regard et puis, à l’improviste, il s’est levé, se détachant de son point, et m’a dit : « Je me donne à toi, prends-moi et fais de moi ce que tu veux ! Je serai une faux avec laquelle moissonner les doutes qui te consument. Ou alors plante-moi et je grandirai et je te protégerai d’eux. »

A cause des coûts considérables de la guerre à peine terminée, l’État irakien s’était fortement endetté, surtout auprès d’un de ses voisins, le Koweït, un territoire stratégique au bord de la mer revendiqué par l’Irak depuis les années 1950. Le raïs, à peine un an après la fin du conflit avec l’Iran, décida d’envahir le petit émirat — cette fois sans le soutien des États-Unis qui trouvèrent plus avantageux de se ranger aux côtés du Koweït. En un peu moins d’un an, avec l’opération « Bouclier du désert » puis « Tempête du désert », une coalition de 35 pays guidée par les États-Unis sous l’égide de l’ONU terrassa l’armée irakienne, contrainte de se retirer du territoire du Koweït. L’Irak, déjà épuisé par dix années consécutives de guerre, fut soumis à un sévère embargo qui anéantit sa population sans pour autant ébranler le régime. La faim mais aussi le climat permanent de défiance et de terreur instauré par les services secrets infiltrés partout effritèrent la société irakienne déjà profondément divisée. L’émigration clandestine, la fuite de cet enfer, devint pour Hassan Blasim une nécessité :

Je fuyais alors l’enfer des années de l’embargo. […] Durant ces années impitoyables, la peur de l’inconnu avait augmenté de manière démesurée, arrachant aux êtres humains le sentiment d’appartenance à une réalité ordinaire et ramenant à la surface une bestialité qui jusqu’alors était restée ensevelie sous les simples besoins quotidiens des hommes. Pendant ces années, une cruauté abjecte et animale, générée par la peur de mourir de faim, avait pris le dessus. Je sentais que je risquais de me transformer en rat.

Hassan Blasim, « Le fou de la place de la liberté », dans Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017.

L’ÉCRITURE AU TEMPS DE L’EXIL

A partir des années 1990, Hassan Blasim et beaucoup d’autres Irakiens échappés d’Irak commencèrent à composer depuis leurs pays d’exil une littérature irakienne inédite, libre de la censure du régime mais aussi de l’autocensure générée par la peur. Dans leurs travaux, les Irakiens semblent voués à l’enfer même hors de leur patrie. La violence et la terreur poursuivent et persécutent les exilés, elles reviennent comme des cauchemars nocturnes et poussent souvent leurs personnages à la folie.

Il lui vint finalement cette idée : il devait aspirer à plus que la simple libération de ces rêves désagréables ; il devait parvenir à les contrôler, à les modifier, à les purifier des atmosphères putrides et à les intégrer dans les règles de la bonne vie hollandaise. Ses rêves allaient devoir apprendre la saine langue du Pays d’accueil, de façon à pouvoir concevoir des images et idées nouvelles. Il était nécessaire de faire disparaître toutes les vieilles figures sombres et misérables.

Hassan Blasim, « Les cauchemars de Carlos Fuentes », dans Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017.

L’écrivain Abdelilah Abd Al-Qadir, lui aussi exilé, évoque au contraire dans le récit L’exil des mouettes3 l’abîme intérieur, celui dans lequel les Irakiens « tètent la peur avec le lait maternel ». Le roman entier, qui raconte l’histoire de Muhammad Al-Hadi, étouffé par un père tyrannique qui a détruit sa vie et celle de son pays, est une allégorie de l’Irak sous la dictature de Saddam Hussein, jamais explicitement nommé.

Son père n’écoutait plus personne, lui et sa bande contrôlaient le moindre geste, barrant à chacun toutes échappatoires. Les bouches avaient été fermées, même les hurlements des nouveau-nés encore attachés au cordon ombilical avaient été étouffés. Son père était devenu un tyran que personne ne pouvait oser combattre ou contredire. […] Il était désormais évident que le père était en train de les entraîner vers une énième guerre qui aurait tout détruit.

Dans le récit, le père, tel un Hérode moderne voulant se prémunir de futurs rivaux, se rend coupable avec sa « bande » du meurtre de tous ses neveux mâles, métaphore évidente des diverses épurations menées par le régime pour sauvegarder la stabilité du gouvernement.

Muhammad Al-Hadi décide de fuir son pays où l’air a désormais une odeur de putréfaction et en route « trébuche » sur les cadavres ; le protagoniste décide de migrer comme les mouettes, laissant derrière lui le « temps de la mort » :

Oui, le temps de la mort est venu, ma chère, un temps qui ne laisse aucune place aux rires et à la tranquillité, au sommeil et à l’amour : un temps qui ne laisse entendre que les explosions des bombes et les annonces mortuaires. Toutes les façades des maisons sont tapissées d’avis de décès. […] Je pars à la recherche de moi-même, retrouver un rêve qui a été assassiné.

LE CONFLIT DE « TOUS CONTRE TOUS »

Le récit d’Abd Al-Qadir, écrit dans les années 2000, se conclut par un déluge purificateur qui submerge le pays, détruit la dictature et réveille les espérances pour le futur. En 2003, un déluge de bombes a effectivement submergé l’Irak. Le régime est tombé mais les espoirs pour le futur sont morts en même temps qu’un grand nombre de civils irakiens. La guerre scélérate et hypocrite menée contre l’Irak par les Etats-Unis et une « coalition de volontaires » a complètement désarticulé la société civile irakienne, confirmant que les guerres ne sont jamais un instrument utile pour apporter démocratie et justice.

La recherche de vengeance de la part des groupes religieux et ethniques opprimés par le régime de Saddam Hussein et la naissance dans le pays de franges terroristes affiliées d’abord à Al-Qaida puis à l’organisation de l’Etat islamique (OEI) a en substance créé un conflit de « tous contre tous ».

L’écrivain Ahmed Saadawi, dans le roman Frankenstein à Bagdad (Editions Piranha, septembre 2016) écrit en 2013, raconte justement l’Irak contemporain, dans lequel chacun est à la fois victime et bourreau. Dans une ville de Bagdad dévastée par les explosions incessantes, le marchand de vêtements Hadi décide de modeler une créature, composée de bouts de divers cadavres des victimes de la guerre civile. Le monstre nommé le « Sans-Nom » s’auto-proclame justicier et vogue dans la ville, vengeant les morts dont son corps est composé, devenant lui aussi un assassin. Paradoxalement cette créature monstrueuse, créée à partir de morceaux de victimes appartenant à toutes les religions et à toutes les ethnies, incarne l’impossible cohésion du peuple irakien :

Composé des lambeaux humains appartenant aux races, tribus, catégories et extractions sociales les plus disparates, je représente ce melting-pot impossible qui ne s’est jamais réalisé. Je suis le citoyen irakien primitif […].

Le « Sans-Nom » est le fruit de la violence et des exactions dont tous, en Irak, sont coupables :

[Le mal] nous l’avons entre les côtes, même si nous voudrions l’éliminer des rues. […] Nous sommes tous des criminels, certains plus, certains moins, et notre brouillard intérieur est le plus obscur. […] Tous ensemble nous formons l’être diabolique qui aujourd’hui gâche nos vies.

Les nouveaux gouvernements irakiens, constitués selon un dangereux modèle « à la libanaise », c’est à dire avec les charges divisées selon les appartenances ethniques ou religieuses, ne semblent absolument pas en mesure d’apaiser cette créature monstrueuse, ni de lancer un projet qui porte de nouveau les différentes communes irakiennes à « se comprendre ».

SILVIA MORESI

Arabisante et traductrice, diplômée en langue et littérature arabe de l’université de Bari (Italie). Depuis 2009, enseigne la langue arabe et la littérature et la civilisation arabo-islamique dans les écoles publiques et privées.
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