Pourquoi l’art arabe n’est-il pas plus reconnu?

Léa Polverini et Adèle Surprenant — 20 octobre 2019 à 16h03 — mis à jour le 21 octobre 2019 à 10h36

Si le Machrek et le Maghreb occupent depuis longtemps une place de choix sous l’œil médiatique, il en va autrement pour leur scène artistique, pourtant intimement liée à leurs trajectoires politiques.

La voix à demi étouffée par la musique, le dessinateur Ghadi Ghosn se souvient d’une enfance partagée entre les comics japonais et américains. Devant un bar de Beyrouth, connu pour rassembler des dizaines de jeunes artistes du Liban, celui qui écrit désormais ses propres bandes dessinées en anglais ou en français dit regretter de ne pas avoir grandi entouré de modèles d’artistes arabes.

Aujourd’hui, son constat est le même: «Le marché de l’art ici est trop petit et nous n’avons pas accès au marché arabe», malgré de timides améliorations. Avec des collègues du collectif Samandal, Ghadi Ghosn s’efforce de rester ouvert aux mains tendues par d’autres artistes de la région.

Interrogé sur son rapport à l’identité arabe, Ghosn se définit comme internationaliste. Pour lui, l’art n’est pas un moyen de se connecter à ses racines et encore moins à son pays, le Liban, où il a vécu deux guerres: «Le dessin est une échappatoire», concède-t-il, une île à l’abri de l’instabilité politique et économique qui traverse le monde arabe.

Héritage et renaissance

Il y a seulement quelques décennies, l’art était pourtant un vecteur d’unification et de solidarité entre les pays partageant l’arabe pour langue majoritaire. Comme le fait remarquer Fadia Antar, directrice de la Dalloul Art Foundation (DAF) à Beyrouth, «les pays de la région n’ont pas seulement la même langue, ils ont aussi vécu les mêmes invasions, les mêmes guerres et les mêmes difficultés. C’est ce qui fait que leur langage visuel se ressemble».

Le panarabisme a d’ailleurs pris racine dans ce qu’on a appelé la nahda, un mouvement de «renaissance» artistique et intellectuelle qui a animé le Maghreb et le Machrek à la fin du XIXe siècle.

S’appuyant sur une redécouverte du patrimoine classique (notamment hellénistique et pharaonique) et sur un intérêt pour la culture occidentale conçue comme source d’inspiration et d’emprunt, la nahda a surtout réaffirmé un lien entre la culture et les luttes politiques du moment, encourageant la mise en place d’un projet d’union politique des pays de langue arabe, allant de l’Égypte à la Syrie.

Le sculpteur égyptien Mahmoud Mokhtar reste l’un des représentants les plus exemplaires de ce rêve nationaliste et d’unité du monde arabe. Nourri de culture antique, ayant étudié au Caire puis à Paris juste avant la Grande Guerre, il revendiquait un art dirigé vers les masses, reprenant toute une iconographie populaire, où les fellahs (les paysan·nes) se mélangent aux sphinx.

«On a cette idée que la Première Guerre mondiale est liée à l’histoire des avant-gardes, mais en réalité, il y a un mouvement de retour à un ordre classique, à un art plus académique, qui ne s’éloigne toutefois pas de l’art moderne. C’est un art plus facile à lire que les avant-gardes, accessible à tous et qui reste souvent figuratif», explique Elka Correa Calleja, autrice d’une thèse sur Mokhtar et professeure d’histoire des arts islamique et arabe à l’université ibéro-américaine de Mexico.

En 1928, Mokhtar dévoile devant la gare centrale du Caire la monumentale statue Le Réveil de l’Égypte, qui entend redonner au pays tout le poids de l’histoire ancienne. Pour Correa Calleja, la statue trônant au centre de la ville représentait alors «une alternative des nations liée à l’histoire de l’Égypte pharaonique». La même année, Hassan el-Banna fondait la Société des Frères musulmans, optant plutôt pour une renaissance islamique.

Mahmud Mokhtar, Le Réveil de l’Égypte, Le Caire, Égypte, 1962. | Via Wikimedia Commons

 

Utopie panarabe

En dépit des divergences idéologiques, la culture populaire devient très rapidement une voix forte de ce rêve panarabe. L’impérissable Oum Kalthoum soutient Nasser et chante pour l’union de la nation arabe, quand Fairuz en fait de même pour Jérusalem et le droit au retour du peuple palestinien. Warda al-Jazairia, étoile algérienne de la chanson arabe, donne sa voix à des hymnes patriotiques, reprenant les thèmes de la colonisation et de l’arabisme.

Présentes sur les ondes, ces paroles se retrouvent aussi à l’écran à travers des séries télévisées, pour adultes comme pour enfants. À partir de 1979, la production koweïtienne Iftah Ya Simsim («Sésame, ouvre-toi»), une version arabisée de la trop américaine Sesame Street, est diffusée massivement.

À l’époque, «les thématiques abordées avaient une forte conscience des questions cruciales du panarabisme ou de la lutte des Arabes contre Israël ou l’Occident. Ces produits de la culture populaire étaient partagés à travers toute la région. Ça a permis à cette culture du panarabisme de résister, même après la chute du rêve d’une union arabe», considère Meriem Mehadji, enseignante et chercheuse à l’École des hautes études internationales et politiques, spécialisée dans les politiques culturelles arabes.

De fait, la mort du président égyptien Gamal Abdel Nasser en 1970 a mis un coup d’arrêt à ces ambitions, signant l’enterrement précoce du panarabisme sur le plan politique. «Après la mort de Nasser, les années 1970 ont été une décennie durant laquelle plusieurs régimes arabes très forts –en Syrie, en Irak ou en Algérie– ont tenté de reprendre cette bannière, mais ça n’a pas marché», estime la curatrice indépendante Rasha Salti.

L’objectif panarabe s’est très vite retrouvé morcelé entre des rivalités territoriales, religieuses et idéologiques, l’Arabie saoudite s’invitant dans la partie et instrumentalisant la culture au service d’un agenda politique.

Les années 1980 redessinent radicalement la cartographie des arts arabes et marquent l’essor des particularismes locaux. On est alors en plein printemps berbère en Algérie, les communautés amazighes commencent à faire entendre leurs revendications au Maroc, tandis que les Kurdes connaissent également un sursaut identitaire.

«On commence à voir percer une conscience de pluralité des sociétés, qui est culturelle et ethnique, et surtout très organique, ajoute Rasha Salti. Après la guerre du Liban en 1990, on se rend compte que les communautés minoritaires, kurdes ou arméniennes, deviennent un bloc de vote déterminant entre les deux grosses formations politiques du pays: c’est à ce moment-là qu’on reconnaît et qu’on commence à parler d’artistes certes libanais, mais surtout libanais arméniens, ou syriens kurdes.»

Ces fragmentations nationales se reflètent sur la scène artistique, de plus en plus sensible aux revendications identitaires. C’est aussi une réaction au lissage culturel alors en cours, partagé entre la diffusion de la culture de masse occidentale et l’effort d’arabisation mené par les productions télévisuelles venues d’Égypte et des pays du Golfe.

 

Rayonnement limité

En dépit de ce bouillonnement local, l’art arabe, qu’il soit destiné aux masses ou aux élites, peine pourtant à s’imposer sur la scène internationale. Si certain·es artistes contemporain·es ont été adoubé·es par les institutions (Mona HatoumMounir FatmiWalid RaadAkram ZaatariAyman Baalbaki…), sa représentation à une échelle plus globale est toujours lacunaire et repose bien souvent sur des initiatives privées.

Une situation qui afflige la directrice de la DAF, dont le but initial est d’ouvrir un musée dédié à l’art arabe à Beyrouth. Sans support étatique, difficile d’imaginer le jour où un projet d’une telle envergure pourra se concrétiser.

En attendant, Fadia Antar se réjouit de voir des œuvres de la collection être exposées à l’international. «Il y a des institutions et des pays qui ont fait le pas vers l’art arabe il y a longtemps», observe-t-elle, citant notamment la France ou les États-Unis.

 

Hanaa Malallah, 1700 Square Landscape, 2014-2015. | Ramzi & Saeda Dalloul Art Foundation

L’instabilité politique et économique n’est pas le seul obstacle au rayonnement de l’art arabe sur le marché international. Qu’elle s’explique par la censure ou le pur désintérêt, la quasi-absence de financement public des arts au Maghreb et au Machrek laisse place aux capitaux venus du Golfe ou d’Europe.

«L’art est une arme à double tranchant», prévient Meriem Mehadji. Sans financements, il est presque impossible pour les artistes de produire des œuvres, ou du moins de leur donner un écho. Mehadji souligne les biais de représentation que peut induire cette précarité économique: «Quand on est exclusivement financé par les pouvoirs publics, quand on produit à la demande, on peut être amené à accentuer des images caricaturales du monde arabe, à produire un art démagogique. D’un autre côté, quand le financement vient de l’étranger, on peut montrer ce que veulent voir les Occidentaux. C’est une schizophrénie éloignée de la réalité sociale et artistique de la région.»

Le Louvre Abu Dhabi n’est qu’un exemple de la politique culturelle élitiste qui sévit dans les pays de la région. Le musée n’est, selon Rasha Salti, qu’un moyen d’attirer les touristes de luxe aux Émirats arabes unis: un espace aux portes closes, loin du public arabe et de ses préoccupations.

À compter des années 1980, les séries et films égyptiens sont remplacés par des productions financées par les pays du Golfe, à commencer par l’Arabie saoudite. Le cinéma devient «propre», conforme aux valeurs du royaume wahhabite: pas de baisers, pas de femmes en maillot… –quelques signes de la perte de terrain du panarabisme au profit de l’islamisme.

«Ça a signé l’échec social, politique et économique de la vision nassériste socialisante: beaucoup de populations de la région se sont réfugiées dans l’islamisme plutôt que dans l’arabisme», résume Mehadji.

 

Cause commune

Constante à travers les ruptures, les guerres et l’islamisation annoncée, la cause palestinienne continue d’influencer les artistes de la région. «La Palestine est toujours une métaphore pour la justice et elle fait toujours partie intégrante de l’identité des Arabes, soutient Rasha Salti. Cette question est centrale dans la manière de se voir en tant qu’Arabe dans le monde, de se comprendre, de se percevoir.»

Khalil Akkari, Nasser Soumi et Claude Lazar lors d’un atelier collectif, Beyrouth, 1978. | Claude Lazar

 

Lors des récentes manifestations algériennes qui devaient appeler la chute de Bouteflika, un drapeau revenait constamment sur les images, en plus du drapeau algérien: celui de la Palestine. «Même pour une question très locale, très nationale, on va retrouver le symbole palestinien. Pour les Algériens, l’injustice et la perfidie qu’ils ont subies résonne avec l’injustice et la perfidie dont souffrent les Palestiniens», relève Salti.

Ce symbole, on le retrouve largement dans les fonds Dalloul, sur les écrans de cinéma (voir les films de Muayad Alayan ou d’Aida Ka’adan) et surtout dans la rue, où l’art a pris d’assaut les murs du Caire, de Tunis ou encore de Ramallah.

Le street art s’est d’ailleurs imposé en 2011 comme l’art du printemps arabe, alliant slogans anti-régimes et iconographie révolutionnaire. Il faut y voir une alternative aux difficultés financières et à la diffusion limitée des artistes du Maghreb et du Moyen-Orient, pour qui l’art de rue incarne les préoccupations politiques d’une génération, au-delà des questions identitaires, et constitue une façon de se réapproprier un art qui apparaissait souvent comme le privilège des élites.

Alors que le projet politique d’une nation arabe est aujourd’hui enterré, l’art n’en demeure pas moins un miroir de ce que Salti appelle «des affinités, des solidarités, cette sensation d’avoir des destins partagés, des luttes partagées», à commencer par le combat pour la reconnaissance et la diffusion de l’art arabe –un combat qui n’est pas gagné d’avance, mais dont personne ne peut sortir perdant.

 

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Le confident des amoureux : les mots de la beauté – Ghani Alani (Calligraphe) & Ysabel Saïah-Baudis

Les soufis ont toujours lié les voies de l’Amour et de la Beauté ; un poète persan du XIVe siècle Cheref Rami a décliné tous les mots de la beauté d’après les dix-neuf parties du corps de la femme assortis de poèmes qui lui répondent en français et arabe.

Magnifique symbole qui dit bien la richesse et l’ouverture de ce courant de pensée. Le grand calligraphe irakien Ghani Alani lui-même poète a repris ces centaines de mots qui disent le Beau pour nous emmener dans ce mouvement éternel de recherche mystique.

Prix : 38chf

Yazan Halwani : le nouveau Banksy sillonne les rues de Beyrouth

PAR
Annabelle Martella  pour Les Inrocks.com
Depuis qu’il est adolescent, Yazan Halwani graffe dans les rues de Beyrouth. Ses fresques d’intellectuels, d’artistes ou de personnalités du quartier invitent les Libanais à se réfléchir. Artiste citoyen et révolté, il tente par son travail de créer une identité culturelle fédératrice dans une ville fragmentée. Mais, quelles sont les difficultés rencontrées par un artiste au Moyen-Orient ? Rencontre avec un jeune peintre amoureux de son pays dans son atelier de Beyrouth.

Yazan Halwani n’a que 25 ans et pourtant il a déjà des millions d’histoires à raconter. Assis dans son spacieux atelier encombré de ses toiles d’Ahed Tamimi et de réfugiés économiques sur le tarmac d’un aéroport, l’artiste libanais connu pour ses fresques de personnalités arabes dans les rues de Beyrouth raconte avec un visage rieur ses déboires du début :

« Alors que je peignais le visage de Samir Kassir [journaliste et historien franco-libanais tué dans un attentat à la voiture piégée en 2005], les services secrets sont venus à ma rencontre pour me demander ce que je peignais. Je leur ai répondu que ce n’était que des carreaux bleus…, se rappelle-t-il avec un brin de maliceIls sont revenus à la charge quelques minutes plus tard en me disant : On a un problème. De près ce sont des carreaux bleus mais quand on s’éloigne on voit Samir Kassir ».  » S’ensuivent quatre heures d’interrogatoire à l’issue desquelles les services secrets le relâche : « A la fin, ils m’ont même demandé si je pouvais repeindre leur moto. Heureusement car à l’époque j’avais 17 ans et je ne voyais pas dire à ma mère que j’allais finir au poste »

Eternal Morning. (Hamra Beyrouth 2015 / Yazan Halwani)

Engagé contre le sectarisme de la société libanaise certes, mais ce jeune Beyrouthin ne veut pas prendre de risques inutiles : « C’est beau de faire des œuvres dénonciatrices mais si tu es mort, tu ne pourras pas en faire d’autre » lâche-t-il avec pragmatisme.

« Qu’est-ce qu’être Libanais ? »

Obsédé par les questions identitaires, Yazan Halwani transcende les carcans confessionnels en peignant dans les rues de la capitale des icônes de la culture libanaise comme la chanteuse Fayrouz, le poète Gibran Khalil Gibran ou encore May et Tarek, couple d’adolescents chrétien et musulman du film West Beirutqu’il a représenté sur un bâtiment de l’ancienne Ligne verte (séparation entre le Beyrouth-Est chrétien et le Beyrouth Ouest musulman pendant la guerre civile.)

Fayrouz ( Beyrouth/ Yazan Halwani)

C’est par ces fresques mêlant calligraphie arabe et géométrie orientale qu’il revendique une identité culturelle dénuée de religiosité. Pour cet enfant de Beyrouth, la ville est toujours fragmentée et les Libanais se reconnaissent plus volontiers par leur confession que par leur nationalité : « C’est très compliqué de dénoncer ça explicitement par des œuvres publiques. On ne peut pas être Banksy au Liban. Bien qu’on dise qu’on est dans un pays démocratique, un journaliste a été récemment condamné à 4 mois de prison pour avoir critiqué un membre du gouvernement sur Twitter… C’est pourquoi je préfère plutôt mettre en avant une identité culturelle qui dépasse ce sectarisme confessionnel. »

Le portrait solaire de Sabah en est un bon exemple. Cette fresque de la chanteuse et actrice libanaise connue pour son emblématique Allo Beyrouthet pour s’être mariée sept fois, irradie la rue d’Hamra ; réconciliant les jeunes Beyrouthins des boîtes nuits avides de liberté et les vieilles générations nostalgiques de l’âge d’or du quartier. Dans les années 60-70, Hamra était le cœur culturel de la capitale avec ses cafés fréquentés par des intellectuels et ses cinémas. Désormais, la rue est striée de grandes chaînes de prêt-à-porter et de restauration.

Le portrait de Sabah. Eternal Morning ( Hamra Beyrouth 2015 / Yazan Halwani)

« Les habitants du quartier associent Sabah à l’époque où la culture était importante. Mais c’est aussi une figure très controversée dans une société conservatrice, explique l’artiste. Les gens la critiquent en public pour ses mœurs légères tout en continuant de l’aimer pour son travail. C’est très symptomatique des sociétés du monde arabe où les gens veulent se montrer très religieux alors qu’en privé, ils sont beaucoup plus laxistes. C’est encore à cause du sectarisme… « 

Contre le pouvoir en place

Quand on discute un moment avec Yazan Halwani, on se rend vite compte que le mot « sectarisme » lui sert quasiment de ponctuation. Un fléau cultivé, selon lui, par les politicien.ne.s en place. Car, en refusant, par exemple, de légaliser le mariage civil, le gouvernement renforcerait les identités religieuses.

Le couple de West Beirut. Immeuble Noueri. ( Sodeco Beyrouth 2017 / Yazan Halwani)

Le couple de West Beirut peint sur l’ancienne ligne de démarcation remue ainsi les cendres : 28 ans après la guerre civile, un jeune musulman et une jeune chrétienne ne peuvent toujours pas se marier. « Pour les Libanais, ce n’est pas choquant de voir des couples inter-religieux affirme-t-il, mais les institutions religieuses et les hommes politiques sont contre le mariage mixte. Le gouvernement a peur que le système politique fondé sur le sectarisme s’étiole. S’il autorise le mariage civil, les gens n’auront plus d’identité politique sunnite, chiite, maronite etc… »

Le système politique libanais repose depuis son indépendance sur le « confessionnalisme », qui répartit les postes clefs de l’Etat entre les différentes communautés religieuses (ce pays de 10 452 m² reconnaît officiellement 18 religions.) En 1989, l’accord de Taëf met officiellement fin à 15 ans de guerre civile en renforçant notamment la parité entre musulmans et chrétiens mais conserve le système selon lequel le président de la République doit être chrétien maronite, le premier ministre sunnite et le président de l’Assemblée chiite.

D’après l’artiste, le gouvernement ne cesse d’agiter le fantôme de la guerre civile pour justifier son inertie : « Comment croire que des membres du gouvernement qui ont tué des gens à cause de leur religion durant cette guerre peuvent construire un véritable état démocratique ? dénonce-t-il avec virulenceLe problème, c’est que les Libanais ont oublié qui étaient ces personnes… »

Comme son art, Yazan Halwani a trouvé son identité dans la rue

Mais d’où tire Yazan Halwani cette indignation à toute épreuve ? Né en 1993 à l’ouest de Beyrouth, c’est dès l’âge de 14 ans qu’il commence à graffer, inspiré par la culture urbaine occidentale. IAM et Fonky Family dans ses écouteurs, il pose son blaze un peu partout dans la capitale. « A l’époque, je pensais que c’était cool et que j’étais un peu un gangster confie-t-il derrière ses lunettes ovales, et puis vers 18 ans j’ai commencé à avoir une véritable conscience politique et une réflexion artistique plus profonde. »

Yazan en grosse lettres latines, prénom jordanien peu commun au Liban, laisse peu à peu sa place à de grandes fresques calligraphiées et sans signature : « Ici, ça n’a pas de sens d’utiliser les codes du graff’ occidental. Et puis le street-art inspiré d’une culture du vandalisme est né dans un système politique et culturelle totalement différent. Au Liban, on joue dans une autre cour. »  Ce jeune artiste aime dire que s’il y a bien des vandales dans son pays, ce ne sont d’ailleurs pas les graffeurs… : « Si tu veux faire du vandalisme au Liban, ce n’est pas en taguant un mur mais en faisant de la politique ! »

L’Arbre de Mémoire ( Beyrouth 2018/ Tamara Saade)

S’éloignant peu à peu de la scène street-art, Yazan Halwani se présente désormais comme un artiste contemporain spécialisé dans l’espace public. Surtout au regard de sa dernière oeuvre : « L’Arbre de la mémoire« . Cette sculpture, placée au centre de la capitale en juillet dernier, est le premier monument aux morts en hommage aux victimes de la grande famine du Liban (1915-1918). Il est donc loin l’adolescent qui écrivait naïvement son nom dans les rues de la ville : « Se placer dans la rue, c’est ce que faisaient les partis politiques pendant la guerre civile. Et c’est ce qu’ils font encore maintenant en mettant partout leurs affiches… déplore-t-il, Beyrouth a déjà ses rois. »

Donner sa place à une culture absente

Entre les drapeaux des partis politiques, les visages pixelisés des hommes au pouvoir et les panneaux publicitaires XXL, Yazan Halwani tente de donner sa place à une culture absente. S’intéressant à la vie de quartier, il peint ceux qui lui donnent sa singularité à l’instar d’Ali Abdallah, un sans-abri mort de froid. Sa présence sur les trottoirs de Beyrouth avait donné naissance à de nombreuses légendes urbaines, pourtant personne ne lui a porté secours…

Ces personnages du quotidien, le jeune l’artiste leur fait aussi traverser les frontières. Dans une Allemagne en plein débat sur la crise migratoire, il représente sur un immeuble de Dortmund un jeune vendeur de rue syrien : « Ce vendeur de fleurs de dix ans, tout le monde le connaissait dans le quartier. Il était charmant. Quand il est mort pendant la guerre en Syrie, les gens ont ressenti son absence » se souvient-il.

Le vendeur de fleurs ( Dortmund, Allemagne / Yazan Halwani)

Ce lien que Yazan Halwani cultive avec les habitants et la culture populaire lui permet de travailler avec plus de sérénité : « Quand je veux réaliser une fresque sur un immeuble à Beyrouth, je demande la permission au propriétaire car je n’aime pas peindre sans l’autorisation des gens qui vivent là précise-t-il. Si les gens apprécient ce que tu fais, ils vont t’aider. Ils payent l’électricité pour que tu puisses travailler la nuit. Et puis, ils aiment l’œuvre, ils la protègent et la maintiennent en vie. »

Preuve en est que lorsque la fresque de Gibran Khalil Gibran est recouverte par des affiches politiques en pleine période électorale, de nombreuses personnes publient des photos et réagissent sur les réseaux sociaux. Les posters sont retirés mais laissent l’oeuvre quelque peu détériorée : « Les œuvres d’art publiques sont temporaires et sont exposées à une éventuelle détérioration, surtout de la part de partis politiques qui cherchent à s’accaparer l’expression urbaine. Je ne vais pas restaurer cette œuvre mais j’apprécie les efforts entrepris par Nadim Gemayel qui ont abouti au retrait des affiches, et j’espère qu’il soutiendra la culture publique en dehors de la période électorale » réagit l’artiste sur Facebook en avril dernier.

Fier de cet anecdote, Yazan Halwani est maintenant persuadé qu’une partie des Libanais se retrouve dans son travail : « J’ai été très étonné de voir que les gens protégeaient à ce point-là l’art public, dit-il enthousiaste. S’il y avait simplement écrit Fuck Sectarism sur le mur, personne ne l’aurait défendu. Cette fresque de Gibran Khalil Gibran sur un billet de 100 milles livres critique la non-promotion de la culture par le gouvernement. Qu’elle soit saccagée par des posters politiques, ça a agacé les gens. »

Parlons business

Si cette notoriété lui permet de peindre aux quatre coins du monde : Etats-Unis, France, Tunisie, Jordanie etc ; elle attire également de nombreux mécènes et sponsors : « Je travaille uniquement avec des partenaires qui me soutiennent financièrement sans me demander de contrepartie publicitaire.  » assure-t-il.

The Plastic Mannequin and the hybrid folklore dress ( Ammam, Jordanie / Yazan Halwani)

Yazan Halwani ne cache pas avoir déjà été sponsorisé par une banque, un magasin de peinture ou l’Institut Français. Mais son ancien poste d’ingénieur télécom lui permet de subvenir à ses besoins sans tomber dans un art commercial. Quand on lui parle de street-artistes beyrouthins qui collaborent avec des agences de pub, celui-ci ne veut pas pour autant les blâmer :  » En principe tout artiste doit pouvoir vivre de son art. Certes, il ne faut pas que le business prime sur le concept artistique. Mais ces street-artistes sont aussi victimes d’une absence de subvention de la culture. »

Pour sa part, il va lui-même quitter son travail d’ingénieur pour commencer à la rentrée un Master de Business à l’Université d’Harvard. Surprenant pour un artiste mais pour lui  » it makes sense » : « Ce n’est pas nécessairement du business, rassure-t-il, c’est du management, de la création de projet etc… »

Passionné par les enjeux politiques et culturels, il a choisi de reprendre ses études face à l’impuissance que lui conférait un simple statut d’artiste : « Quand tu peins, tu dépends des structures au pouvoir et quand tu n’aimes pas les gens.. tu es dans la merde. Et puis ça m’intéresse de pouvoir penser au long terme ce que devrait être ces institutions. »

The difficulty of the inevitability of leaving things behind ( Mannheim, Allemagne 2017/ Yazan Halwani)

Faire un Master de Business, pour être plus indépendant et faire bouger les lignes dans son pays ? On a envie d’y croire. En attendant, Yazan Halwani s’envole pour les deux prochaines années de son Liban natal. Dans l’éloignement, il assure qu’il sera d’autant plus proche de son pays : « Émigrer, c’est vivre comme une grande majorité des Libanais. Etre nomade fait partie de notre culture et je n’ai pas encore expérimenté ça d’une manière assez forte. Ça va vraiment nourrir mon travail, je pense. » A l’entendre, c’est sûr qu’il reviendra.

 

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