La mort est une corvée – KHALED KHALIFA

Juste avant de rendre son dernier souffle, Abdellatif a demandé à ses enfants, deux hommes et une femme, de l’enterrer dans son village natal, à proximité de la tombe de sa sœur. Testament des plus ordi­naires, mais pas en Syrie où la guerre fait rage et où les routes sont disputées par des hommes en armes et de toutes obédiences, qui arrêtent, humilient, enlèvent ou tuent, en choisissant leurs victimes selon leurs appartenances politiques ou confessionnelles, mais aussi, tout simplement, en cherchant à les rançonner. Durant le voyage de Damas à ‘Anâbiyya, entassés avec le cadavre de leur père dans une vieille voiture, sous un soleil de plomb, les trois passagers subissent ensemble toutes ces épreuves, mais sont loin, très loin d’avoir la même détermination à respecter les dernières volontés du défunt, ou de partager la même vision de la vie et de la mort…
Avec son talent de conteur, et une pointe d’humour noir, Khaled Khalifa nous offre l’un des meilleurs romans inspirés jusqu’à présent par la tragédie syrienne.

traduit de l’arabe (Syrie) par : Samia NAÏM

 

Actes Sud/Sindbad – L’orient des livres

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« Tous des oiseaux » de Wajdi Mouawad remporte un prestigieux prix à Paris

« Tous des oiseaux », une pièce autour de l’identité et du conflit israélo-palestinien du metteur en scène d’origine libanaise Wajdi Mouawad a remporté le prestigieux Grand Prix de la critique remis lundi à Paris. Photo Michel Sayegh

 

 

« Tous des oiseaux », une pièce autour de l’identité et du conflit israélo-palestinien du metteur en scène d’origine libanaise Wajdi Mouawad a remporté le prestigieux Grand Prix de la critique remis lundi à Paris.

Cette pièce de près de 4 heures en arabe, hébreu, anglais et allemand, est à la fois une fresque historique et l’histoire intime d’une famille juive et prend à bras le corps les déchirures d’aujourd’hui. Présentée au théâtre parisien de la Colline que dirige Wajdi Mouawad, elle a reçu également le prix de la meilleure création d’éléments scéniques.

« Tous des oiseaux » est une prouesse linguistique ; Wajdi Mouawad a entièrement rédigé son texte en français, avant de le traduire en quatre langues qui s’enchevêtrent au fil de la représentation : de l’anglais à l’allemand, en passant par l’arabe et l’hébreu. La langue est en soi un sujet de tension : c’est dans la langue que les personnages se cherchent et qu’ils tentent de se définir, même s’ils sont voués à l’échec. Le texte fondateur est donc à lire dans les sous-titres, qui ont une fonction inversée par rapport à d’habitude. Les mots de la scène ont une existence sonore, presque entièrement sensorielle ; par la fluidité des passages d’une langue à l’autre, on revient à une parole brute, performative et poétique. Les comédiens ont une présence immédiate et habitent leur langue naturellement, de manière saisissante.

Une fois de plus, Wajdi Mouawad explore les brûlures de l’histoire, notamment le conflit israélo-palestinien. Sous nos yeux : une rencontre meurtrière de l’histoire avec l’histoire. Dans Tous des oiseaux, la guerre s’entend : des bombardements assourdissants, des sirènes stridentes d’ambulances, des génériques d’informations, des cris d’enfants qui cherchent leurs parents en arabe et en hébreu, les voix placides des journalistes…

Sur scène, l’ambiguïté des situations de guerre est montrée. Lors d’une fouille de Wahida par une soldate israélienne, on bascule dans l’érotisme, avant que retentisse la détonation d’une explosion. La soldate, de moins en moins crédible, conclut : »Il faut crever l’abcès de l’histoire », mélange des genres décapant entre tragique et comique.

« Quel est l’événement fondateur de Tous des oiseaux ?  » avait demandé L’Orient-Le Jour à l’artiste en décembre 2017. « Il y a quinze ans, je me suis posé une question qui peut paraître saugrenue : comment se passe la question du don d’organe en Israël ? Quand un organe vient de quelqu’un qui n’est pas de notre communauté et qu’on est juif orthodoxe, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce que l’organe est accepté ? Le don d’organe est intéressant, car par principe, on ne sait pas d’où il provient. Et si c’est le cœur de son ennemi ? Et si c’est un hutu à qui on greffe un cœur tutsi ? Puis j’ai rencontré Nathalie Zamon Davis, qui a rédigé un livre sur Hassan al-Wazzan, dit Léon l’Africain. Une collision s’est opérée entre le personnage d’al-Wazzan, Nathalie, le thème des dons d’organe, la question de l’ennemi qui vous sauve la vie… », avait-il alors répondu.

(Pour mémoire : Wajdi Mouawad là-haut sur la Colline)

Le prix du meilleur spectacle créé en province revient à « Saïgon » de Caroline Guiela Nguyen, pièce événement du estival d’Avignon 2017, sur des récits d’exilés vietnamiens de la première et deuxième génération. « Tristesses », où la metteure en scène belge Anne-Cécile Vandalem raconte à la manière d’un polar scandinave la prise de pouvoir cynique d’une dirigeante d’extrême droite au Danemark, remporte le prix du meilleur spectacle étranger.

Le comédien Benjamin Lavernhe, dont la prestation a été qualifié d' »époustouflante » par la presse, reçoit le prix du meilleur comédien pour « Les Fourberies de Scapin », mise en scène par Denis Podalydès (Comédie-Française). Révélé sur grand écran dans « Le sens de la fête », il était en lice cette année pour le César du meilleur espoir masculin et pour le Molière du meilleur acteur dans le théâtre public.

Côté actrice, Anouk Grinberg a été récompensée pour son interprétation dans « Un mois à la campagne » d’Ivan Tourgueniev, mis en scène par Alain Françon. La presse avait salué son incarnation « subtile » du personnage de Natalia Petrovna, épouse frustrée. « Les ondes magnétiques », une comédie signée David Lescot sur les radios libres dans la France des années 80, reçoit le prix de la meilleure création d’une pièce en langue française.

Quant au prix du meilleur spectacle privé, il couronne « Seasonal Affective Disorder », une histoire d’amour transgressive signée Lola Molina. En musique, le Grand Prix va à l’opéra comique de Daniel-François Esprit Auber, « Le Domino Noir » (direction musicale, Patrick Davin).  Et en danse, « Finding now » d’Andrew Skeels et « Crowd » de Gisèle Vienne se partagent le grand prix, tandis que les danseurs de la « Shechter II », compagnie junior du chorégraphe Hofesh Shechter ont été sacré meilleurs interprètes.

Les prix sont décernés par l’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse qui regroupe 140 journalistes de la presse écrite et audiovisuelle, française et étrangère.

 

Wajdi Mouawad : « Aller vers l’ennemi, contre sa propre tribu, c’est aussi le rôle du théâtre… »
LE GRAND ENTRETIEN DU MOISDerrière la place Gambetta, il y a le théâtre de la Colline et le bureau de Wajdi Mouawad, qui baigne dans une lumière crue d’hiver, sous les toits parisiens. C’est un artiste très concentré qui nous reçoit, qui s’exprime avec mesure et clarté, et dont les mots ont la densité et l’efficacité de ceux pour qui l’enjeu verbal est existentiel. L’auteur parle de sa rencontre avec l’écriture, de ses rapports avec le succès, de son nouveau spectacle avec humilité et fluidité. Derrière le parcours caillouteux d’un artiste, le cheminement d’un homme pétri de doutes et d’espoir.

Joséphine EL-KHAZEN, à Paris | OLJ
12/12/2018

Comment devient-on artiste ? Vous avez dit qu’on se forme par « sédimentation »…

Pour Novalis, « toutes les vicissitudes de la vie sont des matériaux dont nous pouvons faire ce que nous voulons ». Le mot le plus important ici est « toutes »; il y a des tempéraments chez qui les perceptions de ce qui arrive s’impriment de manière photographique, et elles restent comme un souvenir. Ensuite, il y en a d’autres par-dessus, elles s’impriment sur cette même surface que sont l’esprit et la sensibilité, et on ne change pas de papier.

Quelques éléments de mon enfance m’ont marqué, comme les récits de miracles pendant la guerre et « les statues qui bougent », cela m’a fondé et passionné. En France, la découverte de la peinture lors d’une sortie scolaire au musée du Louvre. Jusque-là, je n’avais jamais pensé qu’on pouvait peindre… des pommes ! J’avais déjà vu des tableaux dans des églises où on ne regarde pas le tableau, mais le récit. Au Louvre, j’ai compris l’existence d’un tableau. Au Québec, dans le froid, l’hiver, la solitude, en livrant les journaux (ce que faisaient tous les jeunes de mon âge), j’étais porté par des frustrations, mais aussi par des rêves, des désirs, des envies.

Cette surface qu’est notre sensibilité est travaillée en permanence, mais elle doit trouver son mode d’expression, sinon elle reste une matière brute. La révélation peut se faire lors d’un événement expressif : on joue un texte avec des amis, on va au théâtre et ça donne envie d’en faire, on lit des romans, qui ont été édités, et ça donne envie d’être édité…
Quelque chose apparaît alors entre cette sensibilité additionnée et le filon qui permet l’expressivité. Ce chemin est un parcours.

 

(Lire aussi : « Tous des oiseaux », dit Wajdi Mouawad, et le spectateur y laisse des plumes)

 

« Trouve un foulard, achète un cahier, va dans les cafés, fume, écris. Fais semblant. » Tel est le conseil d’un directeur d’école canadien à qui vous exprimez votre volonté d’être écrivain. Y repensez-vous parfois ?
J’y pense tous les jours. Faire semblant… L’idée que je suis écrivain ne me rentre pas dans la tête, pas comme les écrivains que j’aime, Novalis par exemple. Mais je me dis que je peux faire semblant, c’est possible. Plus le déguisement est vrai, plus c’est vrai, et donc plus ce que je fais ressemble à une pièce de théâtre. Ça aura l’air d’une œuvre d’art, mais c’est un faux. Cette distance, c’est ce qui me libère le plus, ça me permet de ne pas arrêter.

 

Comment rédigez-vous vos pièces ?
Dès que je commence à exprimer l’envie de faire un spectacle, je dois tout raconter, sinon ça ne se fera pas. Il faut parfois sept ou huit ans avant de parler. Ensuite, définir le nombre d’acteurs, les engager et puis raconter. Le texte s’écrit au fur et à mesure des répétitions, après avoir été confronté à l’équipe pour le récit oral – toute l’équipe : des techniciens aux comédiens… Je suis fragmenté par la parole des autres. Cette fragmentation permet plus de compréhension et plus de richesse des mots, et là, les idées viennent. Alors, je note, je décante. Quelque chose se dépose sous forme de structure dramatique, puis c’est un travail de théâtre : on travaille les scènes. En travaillant au plateau, je travaille le texte, je tire des fils. Je crois que ma méthode est assez commune, c’est celle de Sophocle ou de Shakespeare, à l’époque où les auteurs étaient des metteurs en scène. Je ne peux pas écrire puis mettre en scène ; pour moi, c’est à l’envers, et j’écris avec tout. Le plateau devient mot, la chaise déplacée, la présence d’un acteur : ce sont des mots. Tout est mis ensemble pour former un texte. Le spectacle utilise des écritures diverses et tout est écriture : le nom du personnage et sa réplique, une réplique prononcée au bord de la mer, le bruit des vagues… Le choix du corps de l’acteur est écriture : un acteur gros écrit déjà des choses. Le texte est une écriture, mais pas la seule.

 

(Pour mémoire : David Grossman dans les yeux de Wajdi Mouawad)

 

Auteur et directeur de théâtre : comment fonctionne l’équation ?
Je n’ai pas un tempérament monastique et être totalement dédié au théâtre, à l’expression, au point de tout sacrifier (famille, vie sociale…) me semble difficile. Le pire, c’est de faire ce qui n’est pas dans son tempérament. Et pour moi, le rapport au monde, au réel, au social, est très important. La création ne supporte aucune intrusion du monde réel. Or, dans les moments de création, rien n’est important, d’où la volonté de franchir le pas suivant et de m’ouvrir au monde : qu’est-ce que je peux faire ? Comment participer ? Diriger un théâtre relève de ces questionnements. Le rapport à la création me déstabilise et j’ai besoin de cette ouverture : m’occuper de l’équipe, de l’écriture des autres, des gens du quartier, du public, des jeunes… Passer de la création à la direction du théâtre de la Colline correspond à mon tempérament.

 

Vous semblez proche des jeunes et avez à cœur de les impliquer dans l’actualité de la Colline. Est-ce par souci de transmission ?
Je suis attaché à cette période de la vie, lorsqu’on est sorti de l’enfance. Le monde est un horizon immense, on a l’élan de l’enchantement et l’espoir peut se fonder. La jeunesse observe le monde qui l’a éduqué. Forte de son observation, elle veut faire les choses à sa façon, c’est beau, génial et pas mortifère. J’aime d’autant plus ça que je ne m’associe pas à eux. Plus j’avance en âge et plus j’aime ça. Le monde leur appartient, il y a quelque chose de tellement vivant en inventant le langage, ils ont de nouvelles préoccupations, ils sont à un âge où ils ont besoin de parole, de mots, de dialogue… J’ai envie d’être avec eux comme j’aurais aimé qu’on soit avec moi.

 

Que souhaitez-vous à la jeunesse libanaise ?
Je lui souhaite une manière nouvelle de faire de la politique par le décloisonnement, l’intelligence et la sensibilité. Elle doit se demander comment l’expérience traumatique commune de la guerre pourrait être un espace de reconstruction, une reconstruction non clivée. La jeunesse libanaise doit rejeter les clivages que ses grands-parents ont subis et entretenus.

 

(Pour mémoire : Un rendez-vous déjanté avec la mort)

 

Quelle est la place du temps dans votre écriture ?
Pour moi, il y a trois temps : le temps historique, le temps messianique ou religieux (on attend quelque chose) et le temps métaphysique
Dans mes pièces, on trouve une combinaison des trois. L’histoire et la situation historique sont déterminants (les deux guerres mondiales, la guerre du Liban…) : je vois l’histoire comme une goudronneuse dans nos existences. Elle écrase le temps des individus (la guerre civile libanaise a défait de nombreuses familles) et fait apparaître des thèmes adjacents (nostalgie, mélancolie…).
La combinaison de ces trois temporalités crée le temps du théâtre du début à la fin de la pièce. L’enjeu pour l’auteur et le spectateur est le même : comment traverser le temps de la représentation ?

 

Quel est votre lien avec le public ? S’agit-il d’un rapport de séduction ?
C’est une relation, et la séduction est présente dans les prémices. Il doit y avoir de la séduction dans la manière d’aborder une histoire. Mais très vite, l’histoire d’amour entre l’auteur et le spectacle tourne au vinaigre : la séduction devient une menace, car une guerre s’opère entre l’auteur et son texte. Le danger pour un auteur, c’est d’être trop séduit par son spectacle. Parfois il faut couper, renoncer, avancer avec un couteau pour aiguiser le texte. Quand le public arrive, l’amour et la séduction prennent tout leur sens…

 

Comment avez-vous vécu votre immense succès depuis Littoral et Incendies ?
Très, très mal. Je ne sais pas comment le gérer. Je ne sais pas ce qu’il signifie, je ne le personnalise pas : j’ai l’impression qu’il s’agit de quelqu’un d’autre. J’essaye de m’abstraire de rapports avec le public, je l’évite, je ne sais pas comment le porter, et je me sens faux quand je le vois.

 

Travaillez-vous sur un projet de roman ?
Oui, il a encore besoin de quelques années. Je n’ai pas le désir d’avoir une œuvre romanesque très nombreuse. Avec quatre, je serai content.
Mon prochain roman est costaud, le Liban est encore au centre ; en fait, il est au centre de chaque partie de mon œuvre. Pour rédiger un roman, je pars d’un fil. Formellement, c’est très complexe. Cette fois, c’est un événement de mon enfance. Quand la guerre a commencé, mon père nous a fait faire 5 visas : pour l’Égypte, le Royaume-Uni, la France, les États-Unis et l’Italie. Quand il a fallu quitter le Liban très vite, mon père a envoyé mon frère à l’aéroport pour qu’il se renseigne sur le départ le plus rapide vers une de ces destinations. Et ce fut la France. Que serais-je devenu si ça avait été l’Italie ? Je vis avec quatre frères jumeaux à l’intérieur de moi, et mon prochain roman met en scène ces cinq possibilités.

 

Tous des oiseaux est votre nouveau spectacle, le premier que vous présentez à la Colline. Que veut dire ce titre ?
La pièce s’appelait au départ Le chant de l’oiseau amphibie, mais j’ai trouvé le titre trop réducteur, car ce texte parle de tout le monde. Il renvoie à de l’aérien, du mouvement : l’oiseau ne reste jamais posé très longtemps et ce mouvement nous concerne tous. L’identité fixée n’existe plus, elle devient même étrange.

 

(Pour mémoire : Wajdi Mouawad là-haut sur la Colline)

 

Vos textes naissent souvent d’une rencontre. Quel est l’événement fondateur de Tous des oiseaux ?
Il y a quinze ans, je me suis posé une question qui peut paraître saugrenue : comment se passe la question du don d’organe en Israël ? Quand un organe vient de quelqu’un qui n’est pas de notre communauté et qu’on est juif orthodoxe, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce que l’organe est accepté ? Le don d’organe est intéressant, car par principe, on ne sait pas d’où il provient. Et si c’est le cœur de son ennemi ? Et si c’est un hutu à qui on greffe un cœur tutsi ? Puis j’ai rencontré Nathalie Zamon Davis, qui a rédigé un livre sur Hassan al-Wazzan, dit Léon l’Africain. Une collision s’est opérée entre le personnage d’al-Wazzan, Nathalie, le thème des dons d’organe, la question de l’ennemi qui vous sauve la vie…

 

Dans Tous des oiseaux, vous êtes-vous senti dépossédé de votre langue d’écriture, le français ?
Dans mes textes précédents, je n’ai pas posé la question de la langue. Tous des oiseaux, c’est l’histoire d’une famille juive éclatée sur trois continents, et les différentes langues se sont imposées.
Il était important de respecter les langues originales des personnages. J’ai dû modifier ma méthode et la décaler : j’ai écrit avant de répéter, car il a fallu traduire mon texte en quatre langues, anglais, allemand, arabe et hébreu, avec des surtitres en français. Comme auteur, je me suis retiré : on n’entend pas ma langue d’écriture. Les surtitres ne sont pas le texte complet. Il y a eu la disparition de ma langue, peut-être ai-je voulu revivre la disparition de ma langue maternelle quand j’ai quitté le Liban avec ma famille ? Oui, c’est bien une dépossession, mais maîtrisée.

 

Poétique et politique se retrouvent-elles sur scène ?
Dans ma dernière pièce, elles se rejoignent très nettement. La situation est d’emblée posée en termes politiques, en mettant en scène trois langues problématiques ensemble : l’arabe, l’allemand et l’hébreu. En cas de litige, on emprunte l’anglais. D’une certaine manière, la situation du Moyen-Orient est liée à la langue allemande. Dans mon spectacle, je les mets ensemble dans un conflit familial. Cela articule une situation intime avec une situation plus globale, et c’est ce qui m’intéresse : comment l’intime est bouleversé par la marche du monde.

 

La figure de l’ennemi est récurrente dans votre œuvre. Que dire de cette thématique dans le Liban actuel ?
Au Liban, le contexte de guerre est encore très présent, cela vient de la façon dont nous vivons les suites de la guerre. Je remarque que chacun des clans de la mosaïque est incapable de faire un travail sur lui-même, incapable de prendre de la distance par rapport à ses responsables, à ce qu’ils ont fait. Chacun se focalise sur ce qu’il a subi. Tant que personne ne se responsabilise, la réconciliation est impossible. Je ne peux pas faire ce travail pour un autre clan. À partir de là, une question : quelle est la part de responsabilité de mon clan, ce clan auquel je suis attaché et où je me reconnais ? En essayant d’y répondre, j’agis dans un sens qui me semble juste. C’est ce qui arrive dans d’autres communautés : des artistes, des sociologues, des journalistes le font. Mais quelque chose résiste, l’amnésie résiste.

 

C’est la question de l’engagement de l’artiste qui est en jeu ?
Dans le contexte politique régional, la question de l’engagement se pose à plus forte raison quand on est écrivain : que faire ? Écrire contre ? Écrire pour ? Ne pas écrire ? Écrire pour aller dans le sens des souffrances de mon propre peuple ? Mais mon peuple non plus n’est pas l’innocente victime, comme on a voulu me le faire croire. Quel chemin suivre quand il n’y a pas d’espoir de voir ce conflit s’achever ? Si la réconciliation est très éloignée, la destruction est impensable. Reste alors une situation de pourrissement qui se transmet de génération en génération.
Ma manière d’être consiste à refuser de conforter mon clan, à agacer mon camp, celui des Libanais chrétiens de confession maronite. On m’a appris à détester tous ceux qui n’étaient pas de mon clan. Sans le préméditer, lorsque j’ai commencé à écrire du théâtre, je me suis obstiné à créer des personnages, qui étaient justement ceux que l’on m’avait fait haïr, en leur donnant les plus beaux rôles, en faisant d’eux les vecteurs des plus fortes émotions.
Il en va ainsi des musulmans dans Incendies et d’un Palestinien dans Anima. J’ai envie d’écrire et d’aimer les personnages de Tous des oiseaux ; c’est insignifiant, ça n’apportera pas la paix, mais c’est aussi le rôle du théâtre : aller vers l’ennemi, contre sa propre tribu. Quant à ceux qui, ces derniers temps, ont soulevé la question du soutien de l’ambassade d’Israël à Tous des oiseaux, ils méconnaissent malheureusement la production en spectacle vivant. L’ambassade a payé les billets d’avion des artistes israéliens qui sont sur ce plateau, comme il se fait très régulièrement dans le théâtre. Rien de plus

 

La question de l’identité semble résolument être au cœur de votre écriture…
Oui – ou plutôt, le danger de la corrélation entre identité et origine. Je dirai toujours que mon origine est libanaise, mais mon identité n’est pas la même aujourd’hui que dans dix ans. L’identité continue à évoluer, elle est devant moi. Elle n’est pas fixée par l’origine, c’est un rêve. C’est une construction active avec les autres, avec soi, elle est en chemin, elle n’est pas la maison. C’est la confusion entre identité et origine qui crée le rejet.

 

« Maintenant, nous sommes ensemble, ça va mieux. » Cette phrase extraite d’Incendies résume-t-elle votre approche du théâtre ?
Le théâtre, ce sont des vivants ensemble, il n’y a pas de morts. On regarde des gens vivants. Alors que le cinéma est un rapport solitaire (chaque spectateur est seul devant l’écran), au théâtre, le groupe apparaît autour d’une parole. La danse aussi, mais ce n’est pas autour d’une parole. Le théâtre est un rassemblement autour du langage, des mots, de l’écriture, de ce qui nous définit comme humains. On est rassemblés autour de ce qui nous détermine. Au théâtre, on n’essaye pas de convaincre, on se pose des questions : qui sommes-nous ; comment faire face à la vie et à la mort; qu’est-ce que les enfants ; qu’est-ce que le mal ? Quand on se pose ensemble une question profonde, ça va mieux.

 

Vous rêvez d’un « miracle, d’un spectacle qui bouleverserait tellement les gens qu’en sortant ils seraient transformés »…
Les récits et les émotions sont des vecteurs de transmission et de transformation. Ce n’est pas dogmatique. Ce que je propose s’additionne à d’autres propositions. Attention au danger des émotions qui peuvent manipuler le spectateur. Le défi est de créer de façon que l’émotion jaillisse là où on ne l’a pas calculée. Pour cela, on travaille par ricochet, par aveuglément. On ne travaille pas en ligne directe, sinon on est dans la manipulation. C’est très intuitif, il ne faut pas voir le poisson, mais le deviner, aller vers lui, et avancer comme Orphée.

 

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Ce que le mirage doit à l’oasis – Yasmina Khadra, oeuvres de Lassaâd Metoui

«Mon histoire avec le livre, le désert et les Hommes, c’est l’histoire d’un partage, l’histoire d’un amour vieux comme le monde, l’amour du rêve…»

Ainsi parle Yasmina Khadra qui entreprend de raconter le désert, comme il l’a connu dès son enfance, en Algérie. Dans cet exercice d’autofiction, le célèbre romancier emmène le lecteur dans l’immensité des lieux, si arides en apparence et pourtant si vivants, où la musique rythme la poésie et les mirage accouchent toujours d’oasis.

 

Prix : 35.-

L’Enfant de l’oeuf – Amin Zaoui

Je voyage en France sans visa, juste un petit dossier médical. Ils savent, les Français, que je ne suis pas un terroriste, ni un islamiste de Daech ! Je suis Harys descendant du chien guide des sept dormants ! Je respecte la laïcité, les valeurs républicaines et je consomme de la bière Heineken.
Harys, le narrateur, est un bon chien, un caniche qui aime son maître, qui aime ses chaussettes puantes, son haleine parfumée au vin rouge, sa voix quand il chante Bécaud. Ils habitent tous deux à Alger et son maître a pour maîtresse une chrétienne réfugiée de Damas, au corps vibrant de désir et à l’âme bouleversée par la guerre. Ce trio bancal, cacophonique, passionné, tient le journal de sa lente destruction dans une Algérie rongée par l’islamisme des Tartuffes.
Magnifique, douloureux et fantasque, tel est L’Enfant de l’œuf, neuvième roman d’Amin Zaoui où l’auteur, avec un plaisir et une méthode qui rappelle le Sade de La Philosophie dans le boudoir, s’en prend systématiquement à toutes les formes d’autorité, au nom de la liberté.

 

Prix : 30.-

Averroès ou le secrétaire du diable – Gilbert Sinoué

Né en 1126 à Cordoue, il a connu la gloire puis la disgrâce, le respect des puissants puis l’exil et la clandestinité. Il a contribué à la légende de l’Andalousie musulmane, mais il a payé au prix fort les audaces de sa pensée.
Ses idées seront tout aussi violemment condamnées par l’Église que par les théologiens musulmans qui lui reprocheront – hérésie suprême – d’oser aborder la foi avec la raison, de refuser l’aveuglement dogmatique et l’usage des textes sacrés pour le seul bénéfice de quelques-uns. Traité en paria, menacé, c’est haï de tous qu’il mourra à Marrakech, à soixante-douze ans. Mais des siècles plus tard son œuvre demeure plus vivante que jamais.
Il s’appelait Averroès.

 

Prix : 35chf

L’Insoumise de la Porte de Flandre / Fouad Laroui

Chaque après-midi, Fatima quitte Molenbeek vêtue de noir et d’un hijab, se dirige à pied vers la Porte de Flandre, franchit le canal, se faufile discrètement dans un immeuble et en ressort habillée à l’occidentale, robe légère et cheveux au vent. Puis, toujours en flânant, elle rejoint le quartier malfamé de l’Alhambra où Dieu sait quel démon l’attire… Depuis plusieurs semaines, cet étrange rituel se répète inlassablement. Jusqu’au jour où Fawzi, un voisin inquisiteur et secrètement amoureux, décide de suivre Fatima… Teinté d’un humour féroce, ce nouveau roman de Fouad Laroui décrit les métamorphoses d’une femme bien décidée à se jouer des préceptes comme des étiquettes. Tandis que tous les stigmates et les fantasmes glissent sur son corps, Fatima, elle, n’aspire qu’à une seule chose : la liberté.

Marocain de naissance, ingénieur et économiste de formation, professeur de littérature à l’université d’Amsterdam, romancier, poète et critique littéraire, Fouad Laroui a publié entre autres, chez Julliard, Une année chez les Français (2010), L’Etrange Affaire du pantalon de Dassoukine (2012), prix Goncourt de la nouvelle, Les Tribulations du dernier Sijilmassi (2014), Grand Prix Jean-Giono, Ce vain combat que tu livres au monde (2016), et, chez Robert Laffont, De l’islamisme, une réfutation personnelle du totalitarisme religieux.

 

Prix : 27chf

Seul le grenadier / Antoon Sinan

Jawad est le fils cadet d’une famille chiite de Bagdad. Son père le prépare à exercer la même profession rituelle que lui, celle de laver et d’ensevelir les morts avant leur enterrement, mais Jawad s’y refuse et rêve de devenir sculpteur. Après avoir fait ses études d’arts plastiques à la fin des années 1980, alors que Saddam Hussein est au faîte de sa puissance, il est cependant enrôlé comme soldat puis se retrouve peintre en bâtiment au service des nouveaux riches. Son père meurt en 2003, les bombes américaines s’abattent sur Bagdad, les corps déchiquetés s’entassent, multipliés par les guerres confessionnelles, et il est de nouveau forcé, dans une douloureuse solitude, de renoncer à ses rêves d’artiste pour poursuivre la carrière de son père. Dans ce roman chaleureusement salué par la critique après sa parution en arabe (2010), puis en anglais (2013), Sinan Antoon ne se contente pas de restituer l’extrême violence que connaît l’Irak depuis sa longue guerre avec l’Iran (1980-1988). Il explore en fait, et de façon magistrale, le thème de l’imbrication de la vie et de la mort en une entité unique. Le grenadier planté dans le jardinet, et qui se nourrit de l’eau du lavage des morts, en est une saisissante métaphore, et il est le seul à connaître la vérité.

 

Prix : 34chf

Zabor ou Les psaumes / Kamel Daoud

Orphelin de mère, indésirable chez son père remarié, élevé par une tante célibataire et un grand-père mutique, Tabor n’avait rien d’un enfant comme les autres. Il a grandi à l’écart de son village aux portes du désert, dormant le jour, errant la nuit, solitaire trouvant refuge dans la compagnie des quelques romans d’une bibliothèque poussiéreuse qui ont offert un sens à son existence. Très tôt en effet, il s’est découvert un don : s’il écrit, il repousse la mort ; celui ou celle qu’il enferme dans les phrases de ses cahiers gagne du temps de vie. Ce soir, c’est un demi-frère haï qui vient frapper à sa porte : leur père est mourant et seul Zabor est en mesure, peut-être, de retarder la fatale échéance. Mais a-t-il des raisons de prolonger les jours d’un homme qui n’a pas su l’aimer ? Fable, parabole, confession vertigineuse, le deuxième roman de Kamel Daoud célèbre l’insolente nécessité de la fiction en confrontant les livres sacrés à la liberté de créer. Telle une Schéhérazade ultime et parfaite, Zabor échappe au vide en sauvant ses semblables par la puissance suprême de l’écriture, par l’iconoclaste vérité de l’imaginaire.

 

Prix : 33chf

Sinan Antoon, Prix de la littérature arabe 2017 pour Seul le grenadier

Antoine Oury – 26.09.2017

Le Prix de la littérature arabe 2017 a été décerné à l’écrivain irakien Sinan Antoon pour son roman Seul le grenadier, publié aux éditions Sindbad/Actes Sud dans une traduction de Leyla Mansour. Créé en 2013 par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, le Prix de la littérature arabe est la seule récompense française distinguant la création littéraire arabe.

 

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Le jury, présidé par Pierre Leroy, cogérant de Lagardère SCA, et composé d’éminentes personnalités du monde des médias, des arts et de la culture ainsi que de spécialistes du monde arabe, a élu, par une très forte majorité, le texte de Sinan Antoon, saluant ainsi « un roman bouleversant sur la tragédie des chrétiens d’Irak, écrit dans un style prenant et poétique, avec beaucoup de justesse et de sensibilité ».

[Extraits] Seul le grenadier de Sinan Antoon

Le jury a également attribué deux mentions spéciales (dotées chacune de de 4 000 €) à la marocaine Yasmine Chami pour son roman Mourir est un enchantement (Actes Sud) et au syrien Khaled Khalifa pour Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville (Sindbad/Actes Sud). La cérémonie de remise du Prix se tiendra le 18 octobre 2017 à 19h à l’Institut du monde arabe en présence de son président Jack Lang et de Pierre Leroy, des lauréats et de personnalités des arts et des lettres.

 

Le lauréat sera l’invité de l’homme de théâtre Wissam Arbache dans le cadre de L’Atelier. Les littératures arabes en mouvement, le dimanche 5 novembre prochain, à l’occasion d’une séance consacrée au texte de l’auteur.

 

Créé en 2013 par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, le Prix de la littérature arabe célèbre cette année son 5e anniversaire. Seule récompense française distinguant la création littéraire arabe, elle promeut l’œuvre d’un écrivain ressortissant de la Ligue arabe et auteur d’un ouvrage écrit ou traduit en français. Valoriser et diffuser en France la littérature arabe en plein temps fort de la rentrée littéraire, telle est la volonté des fondateurs de ce Prix.

Le jury

Président : Pierre Leroy – Cogérant de Lagardère SCA et administrateur délégué de la Fondation Jean — Luc Lagardère ; Nada Al Hassan – Spécialiste du patrimoine culturel ; Mahi Binebine – Peintre et écrivain, lauréat du Prix du Roman arabe en 2010 ; Mustapha Bouhayati – Directeur de la Fondation Luma à Arles ; Marie-Laure Delorme, chef des pages littéraires du Journal du Dimanche ; Jean-Pierre Elkabbach – Journaliste, fondateur et animateur de l’émission Bibliothèque Médicis ; Gilles Gauthier – Ancien Ambassadeur de France au Yémen, traducteur des livres d’Alaa El Aswany ; Kaoutar Harchi – Écrivain ; Houda Ibrahim – Auteur et journaliste radio à Monte Carlo Doualiya ; Alexandre Najjar – Écrivain et membre du Comité de rédaction de L’Orient littéraire, lauréat de la bourse Écrivain 1990 de la Fondation Jean-Luc Lagardère.

Sinan Antoon est né à Bagdad en 1967. Poète, traducteur et romancier, il a publié trois romans qui l’ont propulsé au premier rang des écrivains irakiens de sa génération. Sa traduction anglaise de Mahmoud Darwich lui a valu en 2012 le prix de l’American Literary Translators Association. Seul le grenadier, quant à lui, a remporté le Saif Ghobash Prize for Literary Translation en 2014. C’est le premier livre à avoir été traduit en anglais par l’auteur lui-même.

Le résumé de l’éditeur pour Seul le grenadier :

Jawad est le fils cadet d’une famille chiite de Bagdad. Son père le prépare à exercer la même profession rituelle que lui, celle de laver et d’ensevelir les morts avant leur enterrement, mais Jawad s’y refuse et rêve de devenir sculpteur. Son père meurt en 2003 alors que les bombes américaines s’abattent sur Bagdad, les corps déchiquetés s’entassent et il est de nouveau forcé de renoncer à ses rêves d’artiste pour poursuivre la carrière de son père. Dans ce roman, Sinan Antoon ne se contente pas de restituer l’extrême violence que connaît l’Irak depuis sa longue guerre avec l’Iran (1980-1988). Il explore en fait le thème de l’imbrication de la vie et de la mort en une entité unique. Le grenadier planté dans le jardinet, et qui se nourrit de l’eau du lavage des morts, en est une saisissante métaphore, et il est le seul à connaître la vérité.

Sinan Antoon – Seul le grenadier – traduit par Leyla Mansour – Sindbad/Actes Sud– 9782330057954 – 22 €

Yasmine Chami – Mourir est un enchantement – Editions Actes Sud – 9782330075583 – 13,80 €

Khaled Khalifa – Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville – Editions Actes Sud – 9782330048761 – 21,80 €
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L’histoire tourmentée de l’Irak narrée par ses écrivains

Quel rôle ont joué les écrivains irakiens dans l’histoire de leur pays ? Des coups d’Etat à la dictature, en passant par les guerres, ils ont tour à tour raconté la vie quotidienne, été la caisse de résonance du pouvoir avant de retrouver une liberté avec l’exil forcé. Aujourd’hui, ils racontent les divisions d’un pays ravagé.

Un des plus célèbres mythes du livre de la Genèse raconte qu’à Babel, ville située sur l’Euphrate dans l’actuel Irak, il fut décidé — alors que sur Terre il n’existait qu’un seul et unique peuple qui parlait la même langue — de construire une tour qui menait au ciel. Comme écrit dans la Bible, Dieu, voyant que la parfaite harmonie entre les êtres humains rendait possible l’édification de la tour, punit leur arrogance en donnant à chacun une langue différente pour qu’ils ne puissent plus se comprendre et mener à bien leur ouvrage.

Ce mythe biblique qui explique l’origine des diverses langues existant dans le monde apparaît aujourd’hui comme une sombre métaphore de la condition du peuple irakien, déchiré depuis 2003 par de sanglants affrontements confessionnels, une véritable guerre civile dans laquelle la « compréhension » entre les êtres humains semble s’être définitivement perdue.

L’histoire contemporaine irakienne est un long catalogue de guerres et de coups d’Etat depuis 1921, année de la création par le Royaume-Uni du royaume d’Irak à la tête duquel fut installé le roi Fayçal Ben Al-Hussein. Il était alors convenu que le nouveau souverain défendrait les intérêts britanniques dans la région, en échange de quoi Londres garantirait à la nouvelle monarchie sécurité et assistance militaire, une sorte de « colonialisme indirect » caché derrière un appareil étatique arabe. Cette influence de Londres sur le royaume des deux fleuves ne disparut pas malgré l’expiration du mandat britannique en 1932 et l’indépendance formelle de l’Irak.

Ce n’est qu’en 1940, sous le règne d’Abdelilah Ben Ali Al-Hachemi (régent dans l’attente que le souverain désigné, Fayçal II, atteigne la majorité), que le premier ministre Rachid Ali Al-Gillani mena une politique nettement antibritannique, fournissant du pétrole à l’Italie et l’Allemagne, pays ennemis de l’Angleterre. Les troupes britanniques occupèrent une nouvelle fois le pays en 1941, Al-Gillani fut destitué et les puits de pétrole irakiens fournirent à nouveau l’alliance anglo-américaine pendant la Seconde guerre mondiale.

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FIÈVRE NASSÉRIENNE

Devenu une des bases les plus importantes de l’Occident, l’Irak signa en 1955 le « Pacte de Bagdad » avec la Turquie, le Pakistan et l’Iran, une alliance de défense mutuelle contre le communisme, fortement appuyée par le Royaume-Uni et les Etats-Unis, éloignant Bagdad de l’Union soviétique et de son allié, l’Egypte de Gamal Abdel Nasser.

Contrairement à ce qui se passait dans le jeu des alliances de la politique internationale, un fort sentiment antibritannique et antimonarchique grandit dans ces années au sein de la société civile irakienne, ainsi qu’une totale vénération pour le président égyptien, admiré pour son idéologie panarabiste et son engagement contre l’Etat d’Israël.

Dans le roman La Naphtaline (Actes Sud, novembre 1996), qui prend place dans les années 1950, l’auteure irakienne Alia Mamdouh raconte l’enfance et l’adolescence de la jeune Houda, élevée à Bagdad dans une famille presque exclusivement féminine, traversée par des relations personnelles difficiles et compliquées. Dans le roman, les histoires de ces femmes, de leurs souffrances, de leurs désirs sexuels, de leurs murmures et de leurs secrets ont pour toile de fond les manifestations anti-britanniques et celles en soutien à la politique de Nasser lors des années de la nationalisation du canal de Suez.

Nous étions tous nassériens. Quand grand-mère entendait la voix de Nasser à la radio, elle disait : « Peu importe s’il a un gros nez, j’ai l’impression de connaître sa voix depuis toujours, elle ressemble à celle de mon mari. » Quand mon père revenait de Kerbala, il s’installait dans ma chambre, il allumait la radio et la réglait sur « La voix des arabes ». Il mettait quatre verres devant lui et trinquait seul en écoutant. […] Toute la ville de Bagdad s’était ralliée à l’insurrection ce jour-là. […] Mon père avait ôté son uniforme et s’était mêlé à la foule. […] Nasser était présent, il s’était infiltré dans nos cordes vocales, libérant tous nos secrets. Nous exultions et scandions : « Injuriez les anglais ! Maudissez la réaction, insultez le colonialisme et le Régent […] ». La voix de Nasser m’évoquait la compassion et le visage de ma grand-mère. Tous hurlaient à bas : « A bas les traîtres ! A bas la tyrannie ! » et nous mémorisions chaque mot à une vitesse supersonique. »

DES COUPS D’ETAT AUX GUERRES

Le 14 juillet 1958, la monarchie fut abolie par le coup d’Etat mené par le général Abdoul Karim Qassim, leader des mouvements antibritanniques, et la République fut proclamée. Bien que les mouvements nassériens, parmi lesquels le nouveau parti Baas, avaient donné une poussée décisive à la chute du système monarchique, ils furent peu tolérés par le gouvernement de Qassim, plus proche des positions du puissant parti communiste irakien.

Le nouvel exécutif essaya également de se défaire des diverses influences occidentales, sortit du Pacte de Bagdad et abrogea le traité d’assistance mutuelle avec le Royaume-Uni dont les soldats furent contraints de quitter le pays. Après la constitution de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en 1960, Qassim interdit avec la « Loi 80 » les nouvelles concessions pétrolières aux compagnies étrangères, donnant le contrôle total des activités d’extraction à l’Irak National Oil Company créée en 1966.

La nouvelle politique irakienne alarma le Royaume-Uni et les États-Unis qui, selon plusieurs analystes, favorisèrent en 1963 le coup d’Etat par lequel le parti Baas depuis toujours hostile au gouvernement de Qassim prit le pouvoir (et écrasa dans le sang le parti communiste). Après une carrière politique importante, Saddam Hussein, devenu vice-président en 1968 sous le mandat de Ahmad Hassan Al-Bakr accéda en 1979 à la charge de président en poussant probablement Al-Bakr à la démission.

Le nouveau raïs, après une rapide épuration au sein de son parti, assigna ministères et charges de gouvernement à des membres de son clan de Tikrit, en majorité sunnite, marginalisant substantiellement la communauté chiite majoritaire dans le pays. Saddam Hussein commença en outre un véritable nettoyage ethnique au détriment de la population kurde et vida le pays des communistes et des intellectuels considérés comme dangereux pour la stabilité de son régime.

L’année 1979 fut également celle de la révolution iranienne et de la naissance de la République islamique de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny. Le raïs irakien se présenta à l’Occident comme un défenseur de la laïcité capable de bloquer l’expansion des gouvernements islamiques. Préoccupé par un possible soutien de l’Iran aux révoltes chiites du sud de l’Irak, Saddam Hussein, réanimant par la même de vieilles questions frontalières, attaqua l’Iran en 1980 avec le plein appui des États-Unis (et aussi de la France) qui financèrent et alimentèrent l’Irak en armement.

UNE LITTÉRATURE AU SERVICE DU RÉGIME

La presse et la littérature irakiennes, soumises à une dure censure, devinrent la caisse de résonance du régime, un pur instrument de propagande ; à l’instar de la célèbre anthologie La Qadisiya1 de Saddam : histoires sous le feu (Qadisiyyat Saddam : qisas tahta lahib al-nar), éditée par le régime, qui rassemble des récits sur la guerre Iran-Irak, un éloge du raïs et de la « bonté » et l’ « utilité » de ses guerres.

L’écrivain irakien Hassan Blasim, qui a fui l’Irak à cause du régime, raconte dans sa nouvelle Le journal des armées – Aux victimes de la guerre Iran-Irak (1980-1988) (dans Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017) l’histoire surréaliste d’un journaliste qui après sa mort décrit à Dieu ses péripéties. De son vivant, son travail était de sélectionner et si nécessaire de censurer les récits des soldats qui revenaient du front :

Non, Votre Honneur, je ne censurais pas les textes comme vous imaginez peut-être : les soldats écrivains étaient beaucoup plus rigoureux et disciplinés que tous les censeurs que j’ai connus et pesaient minutieusement chaque mot. Du reste, ils n’étaient pas assez stupides pour envoyer des mots larmoyants ou des phrases pleines de cris et de gémissements. Nombreux écrivaient car l’écriture les aidait à croire qu’ils n’allaient pas être tués, que la guerre était seulement une histoire fascinante écrite sur un journal […] et d’autres écrivaient parce qu’ils étaient obligés.

A la fin du récit, le protagoniste est contraint de créer un incinérateur pour se débarrasser des milliers de récits qui le submergent après neuf ans de guerre. Mais l’incinérateur devient également une métaphore de la guerre par laquelle Dieu « se libère » de ses personnages :

Je devais travailler avec zèle et engagement, nuit et jour, pour brûler les histoires des soldats et leurs noms écrits sur les cahiers […]. J’espérais que la guerre prendrait bientôt fin et que retomberait cette folle déferlante de papier, de sperme et d’hommes en kaki […] après de longues, de terrifiantes années. Mais ensuite une autre guerre éclata, et alors il ne me restait plus d’autre choix que le feu de l’incinérateur […]. Et maintenant, […] je sais que Vous êtes le Tout-Puissant, le Très Sage, l’Omniscient et le Suprême Juge. Mais je voudrais vous demander : avez-vous travaillé vous aussi dans un journal des armées ? Cet énorme incinérateur, à quoi vous sert-il ? A brûler les hommes et leurs histoires ? »

ENTRE TORTURES ET PRIVATIONS

La longue guerre Iran-Irak se conclut sans véritable vainqueur, laissant la population irakienne à bout de forces et contrainte en partie à émigrer. Ceux qui restaient dans leur patrie ne pouvaient faire autrement que « s’adapter » à la « baasisation » du pays dans lequel tout acte dissident était puni par la prison ou la mort. Le roman Rapsodie irakienne2 de Sinan Antoon qui se déroule en 1989, à la fin du conflit, est le journal de prison de Furat, un étudiant en lettres arrêté par le régime car considéré comme un opposant.

Le compte-rendu écrit par le jeune détenu dans une sorte de code, éliminant les signes diacritiques qui permettent de distinguer les lettres dans la langue arabe, est retrouvé et recomposé par un des gardiens, le « camarade » Talal, qui décide de laisser entre parenthèses les termes dont l’interprétation est difficile, donnant ainsi vie à une série de combinaisons sarcastiques. Ainsi, le mot « niais » pourrait en réalité être le mot « leader », le « ministère de l’ignorance et de la désinformation » pourrait correspondre au « ministère de la culture et de l’information » et le mot « bâtard » peut être lu comme « baasiste ».

Dans le journal, les nets souvenirs de la vie passée de Furat se mélangent à ses rêves et aux fréquentes hallucinations après lesquelles le jeune homme replonge dans le dramatique « ici-bas » de sa cellule, entre tortures et privations. Dans ces délires, les lettres imprimées sur les pages prennent vie, semblent se rebeller contre les sens imposés et l’écriture et la folie apparaissent — comme toujours — comme le seul salut de la dégradation physique et morale imposée par l’oppression des régimes :

Je me suis réveillé et me suis retrouvé ici-bas. Le blanc du papier me séduit, m’offre la liberté de vagabonder dans ma solitude. Mes délires déchireront la surface du silence. Les mots se transformeront en êtres mythologiques qui creuseront un tunnel et me porteront à l’extérieur. Ou alors ils seront des prismes que je suspendrai tout autour de moi pour regarder à travers. Inquiet, j’ai tracé un point d’interrogation et je l’ai fixé pendant des heures. Il me rendait mon regard et puis, à l’improviste, il s’est levé, se détachant de son point, et m’a dit : « Je me donne à toi, prends-moi et fais de moi ce que tu veux ! Je serai une faux avec laquelle moissonner les doutes qui te consument. Ou alors plante-moi et je grandirai et je te protégerai d’eux. »

A cause des coûts considérables de la guerre à peine terminée, l’État irakien s’était fortement endetté, surtout auprès d’un de ses voisins, le Koweït, un territoire stratégique au bord de la mer revendiqué par l’Irak depuis les années 1950. Le raïs, à peine un an après la fin du conflit avec l’Iran, décida d’envahir le petit émirat — cette fois sans le soutien des États-Unis qui trouvèrent plus avantageux de se ranger aux côtés du Koweït. En un peu moins d’un an, avec l’opération « Bouclier du désert » puis « Tempête du désert », une coalition de 35 pays guidée par les États-Unis sous l’égide de l’ONU terrassa l’armée irakienne, contrainte de se retirer du territoire du Koweït. L’Irak, déjà épuisé par dix années consécutives de guerre, fut soumis à un sévère embargo qui anéantit sa population sans pour autant ébranler le régime. La faim mais aussi le climat permanent de défiance et de terreur instauré par les services secrets infiltrés partout effritèrent la société irakienne déjà profondément divisée. L’émigration clandestine, la fuite de cet enfer, devint pour Hassan Blasim une nécessité :

Je fuyais alors l’enfer des années de l’embargo. […] Durant ces années impitoyables, la peur de l’inconnu avait augmenté de manière démesurée, arrachant aux êtres humains le sentiment d’appartenance à une réalité ordinaire et ramenant à la surface une bestialité qui jusqu’alors était restée ensevelie sous les simples besoins quotidiens des hommes. Pendant ces années, une cruauté abjecte et animale, générée par la peur de mourir de faim, avait pris le dessus. Je sentais que je risquais de me transformer en rat.

Hassan Blasim, « Le fou de la place de la liberté », dans Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017.

L’ÉCRITURE AU TEMPS DE L’EXIL

A partir des années 1990, Hassan Blasim et beaucoup d’autres Irakiens échappés d’Irak commencèrent à composer depuis leurs pays d’exil une littérature irakienne inédite, libre de la censure du régime mais aussi de l’autocensure générée par la peur. Dans leurs travaux, les Irakiens semblent voués à l’enfer même hors de leur patrie. La violence et la terreur poursuivent et persécutent les exilés, elles reviennent comme des cauchemars nocturnes et poussent souvent leurs personnages à la folie.

Il lui vint finalement cette idée : il devait aspirer à plus que la simple libération de ces rêves désagréables ; il devait parvenir à les contrôler, à les modifier, à les purifier des atmosphères putrides et à les intégrer dans les règles de la bonne vie hollandaise. Ses rêves allaient devoir apprendre la saine langue du Pays d’accueil, de façon à pouvoir concevoir des images et idées nouvelles. Il était nécessaire de faire disparaître toutes les vieilles figures sombres et misérables.

Hassan Blasim, « Les cauchemars de Carlos Fuentes », dans Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017.

L’écrivain Abdelilah Abd Al-Qadir, lui aussi exilé, évoque au contraire dans le récit L’exil des mouettes3 l’abîme intérieur, celui dans lequel les Irakiens « tètent la peur avec le lait maternel ». Le roman entier, qui raconte l’histoire de Muhammad Al-Hadi, étouffé par un père tyrannique qui a détruit sa vie et celle de son pays, est une allégorie de l’Irak sous la dictature de Saddam Hussein, jamais explicitement nommé.

Son père n’écoutait plus personne, lui et sa bande contrôlaient le moindre geste, barrant à chacun toutes échappatoires. Les bouches avaient été fermées, même les hurlements des nouveau-nés encore attachés au cordon ombilical avaient été étouffés. Son père était devenu un tyran que personne ne pouvait oser combattre ou contredire. […] Il était désormais évident que le père était en train de les entraîner vers une énième guerre qui aurait tout détruit.

Dans le récit, le père, tel un Hérode moderne voulant se prémunir de futurs rivaux, se rend coupable avec sa « bande » du meurtre de tous ses neveux mâles, métaphore évidente des diverses épurations menées par le régime pour sauvegarder la stabilité du gouvernement.

Muhammad Al-Hadi décide de fuir son pays où l’air a désormais une odeur de putréfaction et en route « trébuche » sur les cadavres ; le protagoniste décide de migrer comme les mouettes, laissant derrière lui le « temps de la mort » :

Oui, le temps de la mort est venu, ma chère, un temps qui ne laisse aucune place aux rires et à la tranquillité, au sommeil et à l’amour : un temps qui ne laisse entendre que les explosions des bombes et les annonces mortuaires. Toutes les façades des maisons sont tapissées d’avis de décès. […] Je pars à la recherche de moi-même, retrouver un rêve qui a été assassiné.

LE CONFLIT DE « TOUS CONTRE TOUS »

Le récit d’Abd Al-Qadir, écrit dans les années 2000, se conclut par un déluge purificateur qui submerge le pays, détruit la dictature et réveille les espérances pour le futur. En 2003, un déluge de bombes a effectivement submergé l’Irak. Le régime est tombé mais les espoirs pour le futur sont morts en même temps qu’un grand nombre de civils irakiens. La guerre scélérate et hypocrite menée contre l’Irak par les Etats-Unis et une « coalition de volontaires » a complètement désarticulé la société civile irakienne, confirmant que les guerres ne sont jamais un instrument utile pour apporter démocratie et justice.

La recherche de vengeance de la part des groupes religieux et ethniques opprimés par le régime de Saddam Hussein et la naissance dans le pays de franges terroristes affiliées d’abord à Al-Qaida puis à l’organisation de l’Etat islamique (OEI) a en substance créé un conflit de « tous contre tous ».

L’écrivain Ahmed Saadawi, dans le roman Frankenstein à Bagdad (Editions Piranha, septembre 2016) écrit en 2013, raconte justement l’Irak contemporain, dans lequel chacun est à la fois victime et bourreau. Dans une ville de Bagdad dévastée par les explosions incessantes, le marchand de vêtements Hadi décide de modeler une créature, composée de bouts de divers cadavres des victimes de la guerre civile. Le monstre nommé le « Sans-Nom » s’auto-proclame justicier et vogue dans la ville, vengeant les morts dont son corps est composé, devenant lui aussi un assassin. Paradoxalement cette créature monstrueuse, créée à partir de morceaux de victimes appartenant à toutes les religions et à toutes les ethnies, incarne l’impossible cohésion du peuple irakien :

Composé des lambeaux humains appartenant aux races, tribus, catégories et extractions sociales les plus disparates, je représente ce melting-pot impossible qui ne s’est jamais réalisé. Je suis le citoyen irakien primitif […].

Le « Sans-Nom » est le fruit de la violence et des exactions dont tous, en Irak, sont coupables :

[Le mal] nous l’avons entre les côtes, même si nous voudrions l’éliminer des rues. […] Nous sommes tous des criminels, certains plus, certains moins, et notre brouillard intérieur est le plus obscur. […] Tous ensemble nous formons l’être diabolique qui aujourd’hui gâche nos vies.

Les nouveaux gouvernements irakiens, constitués selon un dangereux modèle « à la libanaise », c’est à dire avec les charges divisées selon les appartenances ethniques ou religieuses, ne semblent absolument pas en mesure d’apaiser cette créature monstrueuse, ni de lancer un projet qui porte de nouveau les différentes communes irakiennes à « se comprendre ».

SILVIA MORESI

Arabisante et traductrice, diplômée en langue et littérature arabe de l’université de Bari (Italie). Depuis 2009, enseigne la langue arabe et la littérature et la civilisation arabo-islamique dans les écoles publiques et privées.
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