Seul le grenadier / Antoon Sinan

Jawad est le fils cadet d’une famille chiite de Bagdad. Son père le prépare à exercer la même profession rituelle que lui, celle de laver et d’ensevelir les morts avant leur enterrement, mais Jawad s’y refuse et rêve de devenir sculpteur. Après avoir fait ses études d’arts plastiques à la fin des années 1980, alors que Saddam Hussein est au faîte de sa puissance, il est cependant enrôlé comme soldat puis se retrouve peintre en bâtiment au service des nouveaux riches. Son père meurt en 2003, les bombes américaines s’abattent sur Bagdad, les corps déchiquetés s’entassent, multipliés par les guerres confessionnelles, et il est de nouveau forcé, dans une douloureuse solitude, de renoncer à ses rêves d’artiste pour poursuivre la carrière de son père. Dans ce roman chaleureusement salué par la critique après sa parution en arabe (2010), puis en anglais (2013), Sinan Antoon ne se contente pas de restituer l’extrême violence que connaît l’Irak depuis sa longue guerre avec l’Iran (1980-1988). Il explore en fait, et de façon magistrale, le thème de l’imbrication de la vie et de la mort en une entité unique. Le grenadier planté dans le jardinet, et qui se nourrit de l’eau du lavage des morts, en est une saisissante métaphore, et il est le seul à connaître la vérité.

 

Prix : 34chf

Zabor ou Les psaumes / Kamel Daoud

Orphelin de mère, indésirable chez son père remarié, élevé par une tante célibataire et un grand-père mutique, Tabor n’avait rien d’un enfant comme les autres. Il a grandi à l’écart de son village aux portes du désert, dormant le jour, errant la nuit, solitaire trouvant refuge dans la compagnie des quelques romans d’une bibliothèque poussiéreuse qui ont offert un sens à son existence. Très tôt en effet, il s’est découvert un don : s’il écrit, il repousse la mort ; celui ou celle qu’il enferme dans les phrases de ses cahiers gagne du temps de vie. Ce soir, c’est un demi-frère haï qui vient frapper à sa porte : leur père est mourant et seul Zabor est en mesure, peut-être, de retarder la fatale échéance. Mais a-t-il des raisons de prolonger les jours d’un homme qui n’a pas su l’aimer ? Fable, parabole, confession vertigineuse, le deuxième roman de Kamel Daoud célèbre l’insolente nécessité de la fiction en confrontant les livres sacrés à la liberté de créer. Telle une Schéhérazade ultime et parfaite, Zabor échappe au vide en sauvant ses semblables par la puissance suprême de l’écriture, par l’iconoclaste vérité de l’imaginaire.

 

Prix : 33chf

Sinan Antoon, Prix de la littérature arabe 2017 pour Seul le grenadier

Antoine Oury – 26.09.2017

Le Prix de la littérature arabe 2017 a été décerné à l’écrivain irakien Sinan Antoon pour son roman Seul le grenadier, publié aux éditions Sindbad/Actes Sud dans une traduction de Leyla Mansour. Créé en 2013 par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, le Prix de la littérature arabe est la seule récompense française distinguant la création littéraire arabe.

 

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Le jury, présidé par Pierre Leroy, cogérant de Lagardère SCA, et composé d’éminentes personnalités du monde des médias, des arts et de la culture ainsi que de spécialistes du monde arabe, a élu, par une très forte majorité, le texte de Sinan Antoon, saluant ainsi « un roman bouleversant sur la tragédie des chrétiens d’Irak, écrit dans un style prenant et poétique, avec beaucoup de justesse et de sensibilité ».

[Extraits] Seul le grenadier de Sinan Antoon

Le jury a également attribué deux mentions spéciales (dotées chacune de de 4 000 €) à la marocaine Yasmine Chami pour son roman Mourir est un enchantement (Actes Sud) et au syrien Khaled Khalifa pour Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville (Sindbad/Actes Sud). La cérémonie de remise du Prix se tiendra le 18 octobre 2017 à 19h à l’Institut du monde arabe en présence de son président Jack Lang et de Pierre Leroy, des lauréats et de personnalités des arts et des lettres.

 

Le lauréat sera l’invité de l’homme de théâtre Wissam Arbache dans le cadre de L’Atelier. Les littératures arabes en mouvement, le dimanche 5 novembre prochain, à l’occasion d’une séance consacrée au texte de l’auteur.

 

Créé en 2013 par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, le Prix de la littérature arabe célèbre cette année son 5e anniversaire. Seule récompense française distinguant la création littéraire arabe, elle promeut l’œuvre d’un écrivain ressortissant de la Ligue arabe et auteur d’un ouvrage écrit ou traduit en français. Valoriser et diffuser en France la littérature arabe en plein temps fort de la rentrée littéraire, telle est la volonté des fondateurs de ce Prix.

Le jury

Président : Pierre Leroy – Cogérant de Lagardère SCA et administrateur délégué de la Fondation Jean — Luc Lagardère ; Nada Al Hassan – Spécialiste du patrimoine culturel ; Mahi Binebine – Peintre et écrivain, lauréat du Prix du Roman arabe en 2010 ; Mustapha Bouhayati – Directeur de la Fondation Luma à Arles ; Marie-Laure Delorme, chef des pages littéraires du Journal du Dimanche ; Jean-Pierre Elkabbach – Journaliste, fondateur et animateur de l’émission Bibliothèque Médicis ; Gilles Gauthier – Ancien Ambassadeur de France au Yémen, traducteur des livres d’Alaa El Aswany ; Kaoutar Harchi – Écrivain ; Houda Ibrahim – Auteur et journaliste radio à Monte Carlo Doualiya ; Alexandre Najjar – Écrivain et membre du Comité de rédaction de L’Orient littéraire, lauréat de la bourse Écrivain 1990 de la Fondation Jean-Luc Lagardère.

Sinan Antoon est né à Bagdad en 1967. Poète, traducteur et romancier, il a publié trois romans qui l’ont propulsé au premier rang des écrivains irakiens de sa génération. Sa traduction anglaise de Mahmoud Darwich lui a valu en 2012 le prix de l’American Literary Translators Association. Seul le grenadier, quant à lui, a remporté le Saif Ghobash Prize for Literary Translation en 2014. C’est le premier livre à avoir été traduit en anglais par l’auteur lui-même.

Le résumé de l’éditeur pour Seul le grenadier :

Jawad est le fils cadet d’une famille chiite de Bagdad. Son père le prépare à exercer la même profession rituelle que lui, celle de laver et d’ensevelir les morts avant leur enterrement, mais Jawad s’y refuse et rêve de devenir sculpteur. Son père meurt en 2003 alors que les bombes américaines s’abattent sur Bagdad, les corps déchiquetés s’entassent et il est de nouveau forcé de renoncer à ses rêves d’artiste pour poursuivre la carrière de son père. Dans ce roman, Sinan Antoon ne se contente pas de restituer l’extrême violence que connaît l’Irak depuis sa longue guerre avec l’Iran (1980-1988). Il explore en fait le thème de l’imbrication de la vie et de la mort en une entité unique. Le grenadier planté dans le jardinet, et qui se nourrit de l’eau du lavage des morts, en est une saisissante métaphore, et il est le seul à connaître la vérité.

Sinan Antoon – Seul le grenadier – traduit par Leyla Mansour – Sindbad/Actes Sud– 9782330057954 – 22 €

Yasmine Chami – Mourir est un enchantement – Editions Actes Sud – 9782330075583 – 13,80 €

Khaled Khalifa – Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville – Editions Actes Sud – 9782330048761 – 21,80 €
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L’histoire tourmentée de l’Irak narrée par ses écrivains

Quel rôle ont joué les écrivains irakiens dans l’histoire de leur pays ? Des coups d’Etat à la dictature, en passant par les guerres, ils ont tour à tour raconté la vie quotidienne, été la caisse de résonance du pouvoir avant de retrouver une liberté avec l’exil forcé. Aujourd’hui, ils racontent les divisions d’un pays ravagé.

Un des plus célèbres mythes du livre de la Genèse raconte qu’à Babel, ville située sur l’Euphrate dans l’actuel Irak, il fut décidé — alors que sur Terre il n’existait qu’un seul et unique peuple qui parlait la même langue — de construire une tour qui menait au ciel. Comme écrit dans la Bible, Dieu, voyant que la parfaite harmonie entre les êtres humains rendait possible l’édification de la tour, punit leur arrogance en donnant à chacun une langue différente pour qu’ils ne puissent plus se comprendre et mener à bien leur ouvrage.

Ce mythe biblique qui explique l’origine des diverses langues existant dans le monde apparaît aujourd’hui comme une sombre métaphore de la condition du peuple irakien, déchiré depuis 2003 par de sanglants affrontements confessionnels, une véritable guerre civile dans laquelle la « compréhension » entre les êtres humains semble s’être définitivement perdue.

L’histoire contemporaine irakienne est un long catalogue de guerres et de coups d’Etat depuis 1921, année de la création par le Royaume-Uni du royaume d’Irak à la tête duquel fut installé le roi Fayçal Ben Al-Hussein. Il était alors convenu que le nouveau souverain défendrait les intérêts britanniques dans la région, en échange de quoi Londres garantirait à la nouvelle monarchie sécurité et assistance militaire, une sorte de « colonialisme indirect » caché derrière un appareil étatique arabe. Cette influence de Londres sur le royaume des deux fleuves ne disparut pas malgré l’expiration du mandat britannique en 1932 et l’indépendance formelle de l’Irak.

Ce n’est qu’en 1940, sous le règne d’Abdelilah Ben Ali Al-Hachemi (régent dans l’attente que le souverain désigné, Fayçal II, atteigne la majorité), que le premier ministre Rachid Ali Al-Gillani mena une politique nettement antibritannique, fournissant du pétrole à l’Italie et l’Allemagne, pays ennemis de l’Angleterre. Les troupes britanniques occupèrent une nouvelle fois le pays en 1941, Al-Gillani fut destitué et les puits de pétrole irakiens fournirent à nouveau l’alliance anglo-américaine pendant la Seconde guerre mondiale.

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FIÈVRE NASSÉRIENNE

Devenu une des bases les plus importantes de l’Occident, l’Irak signa en 1955 le « Pacte de Bagdad » avec la Turquie, le Pakistan et l’Iran, une alliance de défense mutuelle contre le communisme, fortement appuyée par le Royaume-Uni et les Etats-Unis, éloignant Bagdad de l’Union soviétique et de son allié, l’Egypte de Gamal Abdel Nasser.

Contrairement à ce qui se passait dans le jeu des alliances de la politique internationale, un fort sentiment antibritannique et antimonarchique grandit dans ces années au sein de la société civile irakienne, ainsi qu’une totale vénération pour le président égyptien, admiré pour son idéologie panarabiste et son engagement contre l’Etat d’Israël.

Dans le roman La Naphtaline (Actes Sud, novembre 1996), qui prend place dans les années 1950, l’auteure irakienne Alia Mamdouh raconte l’enfance et l’adolescence de la jeune Houda, élevée à Bagdad dans une famille presque exclusivement féminine, traversée par des relations personnelles difficiles et compliquées. Dans le roman, les histoires de ces femmes, de leurs souffrances, de leurs désirs sexuels, de leurs murmures et de leurs secrets ont pour toile de fond les manifestations anti-britanniques et celles en soutien à la politique de Nasser lors des années de la nationalisation du canal de Suez.

Nous étions tous nassériens. Quand grand-mère entendait la voix de Nasser à la radio, elle disait : « Peu importe s’il a un gros nez, j’ai l’impression de connaître sa voix depuis toujours, elle ressemble à celle de mon mari. » Quand mon père revenait de Kerbala, il s’installait dans ma chambre, il allumait la radio et la réglait sur « La voix des arabes ». Il mettait quatre verres devant lui et trinquait seul en écoutant. […] Toute la ville de Bagdad s’était ralliée à l’insurrection ce jour-là. […] Mon père avait ôté son uniforme et s’était mêlé à la foule. […] Nasser était présent, il s’était infiltré dans nos cordes vocales, libérant tous nos secrets. Nous exultions et scandions : « Injuriez les anglais ! Maudissez la réaction, insultez le colonialisme et le Régent […] ». La voix de Nasser m’évoquait la compassion et le visage de ma grand-mère. Tous hurlaient à bas : « A bas les traîtres ! A bas la tyrannie ! » et nous mémorisions chaque mot à une vitesse supersonique. »

DES COUPS D’ETAT AUX GUERRES

Le 14 juillet 1958, la monarchie fut abolie par le coup d’Etat mené par le général Abdoul Karim Qassim, leader des mouvements antibritanniques, et la République fut proclamée. Bien que les mouvements nassériens, parmi lesquels le nouveau parti Baas, avaient donné une poussée décisive à la chute du système monarchique, ils furent peu tolérés par le gouvernement de Qassim, plus proche des positions du puissant parti communiste irakien.

Le nouvel exécutif essaya également de se défaire des diverses influences occidentales, sortit du Pacte de Bagdad et abrogea le traité d’assistance mutuelle avec le Royaume-Uni dont les soldats furent contraints de quitter le pays. Après la constitution de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en 1960, Qassim interdit avec la « Loi 80 » les nouvelles concessions pétrolières aux compagnies étrangères, donnant le contrôle total des activités d’extraction à l’Irak National Oil Company créée en 1966.

La nouvelle politique irakienne alarma le Royaume-Uni et les États-Unis qui, selon plusieurs analystes, favorisèrent en 1963 le coup d’Etat par lequel le parti Baas depuis toujours hostile au gouvernement de Qassim prit le pouvoir (et écrasa dans le sang le parti communiste). Après une carrière politique importante, Saddam Hussein, devenu vice-président en 1968 sous le mandat de Ahmad Hassan Al-Bakr accéda en 1979 à la charge de président en poussant probablement Al-Bakr à la démission.

Le nouveau raïs, après une rapide épuration au sein de son parti, assigna ministères et charges de gouvernement à des membres de son clan de Tikrit, en majorité sunnite, marginalisant substantiellement la communauté chiite majoritaire dans le pays. Saddam Hussein commença en outre un véritable nettoyage ethnique au détriment de la population kurde et vida le pays des communistes et des intellectuels considérés comme dangereux pour la stabilité de son régime.

L’année 1979 fut également celle de la révolution iranienne et de la naissance de la République islamique de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny. Le raïs irakien se présenta à l’Occident comme un défenseur de la laïcité capable de bloquer l’expansion des gouvernements islamiques. Préoccupé par un possible soutien de l’Iran aux révoltes chiites du sud de l’Irak, Saddam Hussein, réanimant par la même de vieilles questions frontalières, attaqua l’Iran en 1980 avec le plein appui des États-Unis (et aussi de la France) qui financèrent et alimentèrent l’Irak en armement.

UNE LITTÉRATURE AU SERVICE DU RÉGIME

La presse et la littérature irakiennes, soumises à une dure censure, devinrent la caisse de résonance du régime, un pur instrument de propagande ; à l’instar de la célèbre anthologie La Qadisiya1 de Saddam : histoires sous le feu (Qadisiyyat Saddam : qisas tahta lahib al-nar), éditée par le régime, qui rassemble des récits sur la guerre Iran-Irak, un éloge du raïs et de la « bonté » et l’ « utilité » de ses guerres.

L’écrivain irakien Hassan Blasim, qui a fui l’Irak à cause du régime, raconte dans sa nouvelle Le journal des armées – Aux victimes de la guerre Iran-Irak (1980-1988) (dans Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017) l’histoire surréaliste d’un journaliste qui après sa mort décrit à Dieu ses péripéties. De son vivant, son travail était de sélectionner et si nécessaire de censurer les récits des soldats qui revenaient du front :

Non, Votre Honneur, je ne censurais pas les textes comme vous imaginez peut-être : les soldats écrivains étaient beaucoup plus rigoureux et disciplinés que tous les censeurs que j’ai connus et pesaient minutieusement chaque mot. Du reste, ils n’étaient pas assez stupides pour envoyer des mots larmoyants ou des phrases pleines de cris et de gémissements. Nombreux écrivaient car l’écriture les aidait à croire qu’ils n’allaient pas être tués, que la guerre était seulement une histoire fascinante écrite sur un journal […] et d’autres écrivaient parce qu’ils étaient obligés.

A la fin du récit, le protagoniste est contraint de créer un incinérateur pour se débarrasser des milliers de récits qui le submergent après neuf ans de guerre. Mais l’incinérateur devient également une métaphore de la guerre par laquelle Dieu « se libère » de ses personnages :

Je devais travailler avec zèle et engagement, nuit et jour, pour brûler les histoires des soldats et leurs noms écrits sur les cahiers […]. J’espérais que la guerre prendrait bientôt fin et que retomberait cette folle déferlante de papier, de sperme et d’hommes en kaki […] après de longues, de terrifiantes années. Mais ensuite une autre guerre éclata, et alors il ne me restait plus d’autre choix que le feu de l’incinérateur […]. Et maintenant, […] je sais que Vous êtes le Tout-Puissant, le Très Sage, l’Omniscient et le Suprême Juge. Mais je voudrais vous demander : avez-vous travaillé vous aussi dans un journal des armées ? Cet énorme incinérateur, à quoi vous sert-il ? A brûler les hommes et leurs histoires ? »

ENTRE TORTURES ET PRIVATIONS

La longue guerre Iran-Irak se conclut sans véritable vainqueur, laissant la population irakienne à bout de forces et contrainte en partie à émigrer. Ceux qui restaient dans leur patrie ne pouvaient faire autrement que « s’adapter » à la « baasisation » du pays dans lequel tout acte dissident était puni par la prison ou la mort. Le roman Rapsodie irakienne2 de Sinan Antoon qui se déroule en 1989, à la fin du conflit, est le journal de prison de Furat, un étudiant en lettres arrêté par le régime car considéré comme un opposant.

Le compte-rendu écrit par le jeune détenu dans une sorte de code, éliminant les signes diacritiques qui permettent de distinguer les lettres dans la langue arabe, est retrouvé et recomposé par un des gardiens, le « camarade » Talal, qui décide de laisser entre parenthèses les termes dont l’interprétation est difficile, donnant ainsi vie à une série de combinaisons sarcastiques. Ainsi, le mot « niais » pourrait en réalité être le mot « leader », le « ministère de l’ignorance et de la désinformation » pourrait correspondre au « ministère de la culture et de l’information » et le mot « bâtard » peut être lu comme « baasiste ».

Dans le journal, les nets souvenirs de la vie passée de Furat se mélangent à ses rêves et aux fréquentes hallucinations après lesquelles le jeune homme replonge dans le dramatique « ici-bas » de sa cellule, entre tortures et privations. Dans ces délires, les lettres imprimées sur les pages prennent vie, semblent se rebeller contre les sens imposés et l’écriture et la folie apparaissent — comme toujours — comme le seul salut de la dégradation physique et morale imposée par l’oppression des régimes :

Je me suis réveillé et me suis retrouvé ici-bas. Le blanc du papier me séduit, m’offre la liberté de vagabonder dans ma solitude. Mes délires déchireront la surface du silence. Les mots se transformeront en êtres mythologiques qui creuseront un tunnel et me porteront à l’extérieur. Ou alors ils seront des prismes que je suspendrai tout autour de moi pour regarder à travers. Inquiet, j’ai tracé un point d’interrogation et je l’ai fixé pendant des heures. Il me rendait mon regard et puis, à l’improviste, il s’est levé, se détachant de son point, et m’a dit : « Je me donne à toi, prends-moi et fais de moi ce que tu veux ! Je serai une faux avec laquelle moissonner les doutes qui te consument. Ou alors plante-moi et je grandirai et je te protégerai d’eux. »

A cause des coûts considérables de la guerre à peine terminée, l’État irakien s’était fortement endetté, surtout auprès d’un de ses voisins, le Koweït, un territoire stratégique au bord de la mer revendiqué par l’Irak depuis les années 1950. Le raïs, à peine un an après la fin du conflit avec l’Iran, décida d’envahir le petit émirat — cette fois sans le soutien des États-Unis qui trouvèrent plus avantageux de se ranger aux côtés du Koweït. En un peu moins d’un an, avec l’opération « Bouclier du désert » puis « Tempête du désert », une coalition de 35 pays guidée par les États-Unis sous l’égide de l’ONU terrassa l’armée irakienne, contrainte de se retirer du territoire du Koweït. L’Irak, déjà épuisé par dix années consécutives de guerre, fut soumis à un sévère embargo qui anéantit sa population sans pour autant ébranler le régime. La faim mais aussi le climat permanent de défiance et de terreur instauré par les services secrets infiltrés partout effritèrent la société irakienne déjà profondément divisée. L’émigration clandestine, la fuite de cet enfer, devint pour Hassan Blasim une nécessité :

Je fuyais alors l’enfer des années de l’embargo. […] Durant ces années impitoyables, la peur de l’inconnu avait augmenté de manière démesurée, arrachant aux êtres humains le sentiment d’appartenance à une réalité ordinaire et ramenant à la surface une bestialité qui jusqu’alors était restée ensevelie sous les simples besoins quotidiens des hommes. Pendant ces années, une cruauté abjecte et animale, générée par la peur de mourir de faim, avait pris le dessus. Je sentais que je risquais de me transformer en rat.

Hassan Blasim, « Le fou de la place de la liberté », dans Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017.

L’ÉCRITURE AU TEMPS DE L’EXIL

A partir des années 1990, Hassan Blasim et beaucoup d’autres Irakiens échappés d’Irak commencèrent à composer depuis leurs pays d’exil une littérature irakienne inédite, libre de la censure du régime mais aussi de l’autocensure générée par la peur. Dans leurs travaux, les Irakiens semblent voués à l’enfer même hors de leur patrie. La violence et la terreur poursuivent et persécutent les exilés, elles reviennent comme des cauchemars nocturnes et poussent souvent leurs personnages à la folie.

Il lui vint finalement cette idée : il devait aspirer à plus que la simple libération de ces rêves désagréables ; il devait parvenir à les contrôler, à les modifier, à les purifier des atmosphères putrides et à les intégrer dans les règles de la bonne vie hollandaise. Ses rêves allaient devoir apprendre la saine langue du Pays d’accueil, de façon à pouvoir concevoir des images et idées nouvelles. Il était nécessaire de faire disparaître toutes les vieilles figures sombres et misérables.

Hassan Blasim, « Les cauchemars de Carlos Fuentes », dans Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017.

L’écrivain Abdelilah Abd Al-Qadir, lui aussi exilé, évoque au contraire dans le récit L’exil des mouettes3 l’abîme intérieur, celui dans lequel les Irakiens « tètent la peur avec le lait maternel ». Le roman entier, qui raconte l’histoire de Muhammad Al-Hadi, étouffé par un père tyrannique qui a détruit sa vie et celle de son pays, est une allégorie de l’Irak sous la dictature de Saddam Hussein, jamais explicitement nommé.

Son père n’écoutait plus personne, lui et sa bande contrôlaient le moindre geste, barrant à chacun toutes échappatoires. Les bouches avaient été fermées, même les hurlements des nouveau-nés encore attachés au cordon ombilical avaient été étouffés. Son père était devenu un tyran que personne ne pouvait oser combattre ou contredire. […] Il était désormais évident que le père était en train de les entraîner vers une énième guerre qui aurait tout détruit.

Dans le récit, le père, tel un Hérode moderne voulant se prémunir de futurs rivaux, se rend coupable avec sa « bande » du meurtre de tous ses neveux mâles, métaphore évidente des diverses épurations menées par le régime pour sauvegarder la stabilité du gouvernement.

Muhammad Al-Hadi décide de fuir son pays où l’air a désormais une odeur de putréfaction et en route « trébuche » sur les cadavres ; le protagoniste décide de migrer comme les mouettes, laissant derrière lui le « temps de la mort » :

Oui, le temps de la mort est venu, ma chère, un temps qui ne laisse aucune place aux rires et à la tranquillité, au sommeil et à l’amour : un temps qui ne laisse entendre que les explosions des bombes et les annonces mortuaires. Toutes les façades des maisons sont tapissées d’avis de décès. […] Je pars à la recherche de moi-même, retrouver un rêve qui a été assassiné.

LE CONFLIT DE « TOUS CONTRE TOUS »

Le récit d’Abd Al-Qadir, écrit dans les années 2000, se conclut par un déluge purificateur qui submerge le pays, détruit la dictature et réveille les espérances pour le futur. En 2003, un déluge de bombes a effectivement submergé l’Irak. Le régime est tombé mais les espoirs pour le futur sont morts en même temps qu’un grand nombre de civils irakiens. La guerre scélérate et hypocrite menée contre l’Irak par les Etats-Unis et une « coalition de volontaires » a complètement désarticulé la société civile irakienne, confirmant que les guerres ne sont jamais un instrument utile pour apporter démocratie et justice.

La recherche de vengeance de la part des groupes religieux et ethniques opprimés par le régime de Saddam Hussein et la naissance dans le pays de franges terroristes affiliées d’abord à Al-Qaida puis à l’organisation de l’Etat islamique (OEI) a en substance créé un conflit de « tous contre tous ».

L’écrivain Ahmed Saadawi, dans le roman Frankenstein à Bagdad (Editions Piranha, septembre 2016) écrit en 2013, raconte justement l’Irak contemporain, dans lequel chacun est à la fois victime et bourreau. Dans une ville de Bagdad dévastée par les explosions incessantes, le marchand de vêtements Hadi décide de modeler une créature, composée de bouts de divers cadavres des victimes de la guerre civile. Le monstre nommé le « Sans-Nom » s’auto-proclame justicier et vogue dans la ville, vengeant les morts dont son corps est composé, devenant lui aussi un assassin. Paradoxalement cette créature monstrueuse, créée à partir de morceaux de victimes appartenant à toutes les religions et à toutes les ethnies, incarne l’impossible cohésion du peuple irakien :

Composé des lambeaux humains appartenant aux races, tribus, catégories et extractions sociales les plus disparates, je représente ce melting-pot impossible qui ne s’est jamais réalisé. Je suis le citoyen irakien primitif […].

Le « Sans-Nom » est le fruit de la violence et des exactions dont tous, en Irak, sont coupables :

[Le mal] nous l’avons entre les côtes, même si nous voudrions l’éliminer des rues. […] Nous sommes tous des criminels, certains plus, certains moins, et notre brouillard intérieur est le plus obscur. […] Tous ensemble nous formons l’être diabolique qui aujourd’hui gâche nos vies.

Les nouveaux gouvernements irakiens, constitués selon un dangereux modèle « à la libanaise », c’est à dire avec les charges divisées selon les appartenances ethniques ou religieuses, ne semblent absolument pas en mesure d’apaiser cette créature monstrueuse, ni de lancer un projet qui porte de nouveau les différentes communes irakiennes à « se comprendre ».

SILVIA MORESI

Arabisante et traductrice, diplômée en langue et littérature arabe de l’université de Bari (Italie). Depuis 2009, enseigne la langue arabe et la littérature et la civilisation arabo-islamique dans les écoles publiques et privées.
Retrouvez l’article original en italien sur Q Code Mag …

Imago – Cyril Dion

Parce que son frère s’apprête à commettre en France l’irréparable, Nadr le pacifiste se lance à sa poursuite, quitte la Palestine, franchit les tunnels, passe en Égypte, débarque à Marseille puis suit la trace de Khalil jusqu’à Paris. Se révolter, s’interposer : deux manières d’affronter le même obstacle, se libérer de tout enfermement, accéder à soi-même, entrer en résilience contre le sentiment d’immobilité, d’incarcération, d’irrémédiable injustice.
Sous couvert de fiction, ce premier roman est celui d’un homme engagé pour un autre monde, une autre société – un engagement qui passe ici par l’imaginaire pour approcher encore davantage l’une des tragédies les plus durables du xxe siècle.

« J’AI COMMENCÉ À ÉCRIRE IMAGO EN 2006, après avoir passé cinq ans entre Israël, la Palestine, la Suisse, l’Andalousie et Paris, tâchant de rapprocher Israéliens et Palestiniens, juifs et musulmans. Chaque jour, je fréquentais des hommes et des femmes enfermés dans leurs croyances, leurs logiques politiques, leurs souffrances, leurs territoires… 
Fin 2006, j’ai rencontré Pierre Rabhi, avec qui je me suis engagé dans la création du mouvement Colibris. J’aimais son message écologiste mais j’étais surtout touché par son histoire : celle d’un homme décidé à quitter la société moderne, dans laquelle il se sentait incarcéré, pris dans une logique qui l’obligeait à vivre contre ses idéaux.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été écrasé par ce sentiment d’enfermement : celui de l’esprit dans le corps, de l’enfant dans les salles de classe, de l’adulte dans « le monde du travail ». Il me semble avoir écrit ce livre, tout au long de ces dix années, comme un moyen d’explorer ce sentiment, de le traverser, d’y trouver une issue… 
À aucun moment je n’ai songé à faire un livre sur la géopolitique ou le terrorisme. C’est l’itinéraire de ces quatre personnages qui m’habitait. Comme souvent dans la fiction ou la poésie, j’ai écrit sans véritablement savoir ce que j’écrivais. Car finalement, ce livre a certai-nement une dimension politique. 
À de nombreux égards l’Occident a créé la poudrière du Moyen-Orient. Aujourd’hui, ce petit territoire d’Israël-Palestine, où deux peuples doivent cohabiter avec la peur primale de disparaître, n’est pas seulement abandonné à son triste sort, il est instrumentalisé. Israël par les pays voulant garder une position stratégique dans la région, la Palestine par les isla-mistes utilisant la souffrance des Palestiniens pour rallier de jeunes esprits à leur cause. La guerre que les Occidentaux ont exportée sur cette terre revient aujourd’hui sur leurs sols… 
Nadr, Khalil, Fernando et Amandine sont emportés par ces trajectoires qui ne leur ap-partiennent pas. Et tentent, comme beaucoup d’entre nous, de s’en libérer, pour trouver leur propre chemin. »

Zabor ou Les psaumes – Kamel Daoud

Orphelin de mère, mis à l’écart par son père, il a grandi dans la compagnie des livres qui lui ont offert une nouvelle langue. Depuis toujours, il est convaincu d’avoir un don : s’il écrit, il repousse la mort ; celui qu’il enferme dans les phrases de ses cahiers gagne du temps de vie. Ce soir, c’est auprès de son père moribond qu’il est appelé par un demi-frère honni… Fable, parabole, confession, le deuxième roman de Kamel Daoud célèbre la folle puissance de l’imaginaire et rend hommage à la langue française comme espace d’infinie liberté.

Cinquante grammes de paradis – Imane Humaydane

Revenue à Beyrouth en 1994, Maya découvre, au cours du tournage d’un documentaire sur la reconstruction du centre-ville, une sacoche abandonnée dans un immeuble en ruine. A L’intérieur, parmi des photos et documents d’avant la guerre civile, Le journal posthume d’une certaine Noura, journaliste syrienne en exil, et Les lettres d’Istanbul de son amant Kamal. Dès lors, elle se sent investie d’un devoir impérieux : reconstituer l’histoire tragique de ce couple. Son enquête va exhumer de lourds secrets, grâce à Sabah, l’amie de la disparue, mais surtout faire basculer le fragile équilibre de la vie de Maya. Avec cette fresque vibrante, Imane Humaydane révèle l’intrication des oppressions patriarcales, confessionnelles et politiques dans ce Moyen-Orient de la fin du XXe siècle. Un puissant désir d’émancipation féminine s’y déploie envers et contre toutes les formes de barbarie.

La fille de Souslov – Habib Abdulrab Sarori

Amran a quitté Aden pour la France au milieu des années 1970 en tant que boursier. A l’époque, son pays s’appelait la République démocratique populaire du Yémen et se présentait comme le phare du « socialisme scientifique » dans la péninsule Arabique. Après plusieurs années passées en France, affecté par la perte de sa femme française qu’il aimait passionnément, ayant perdu ses illusions de jeunesse, il rentre dans son pays, désormais uni au Yémen du Nord, et s’y sent totalement étranger. Il rencontre par hasard à Sanaa une prédicatrice salafiste en niqab, et il est abasourdi de reconnaître en elle son amour d’adolescence, Hâwiya, la fille d’un grand dirigeant du parti socialiste, surnommé Souslov, du nom de l’idéologue du parti communiste soviétique. En renouant avec elle, il parvient à comprendre les méthodes de recrutement du mouvement salafiste, son mode de fonctionnement et ses relations équivoques avec la dictature militaire. Quand éclate en février 2011 le « printemps » yéménite, il est dans la rue avec ses rêves de changement démocratique, mais les salafistes sont là aussi, et ils attendent leur heure de gloire…

La BD arabe encore coincée dans sa bulle

Nouvelles revues, rencontres et festivals, comme Cairo Comix 2 qui vient de se tenir cette semaine, la bande dessinée arabe a connu beaucoup d’effervescence ces dernières années. Mais les bédéistes peinent encore à faire parvenir leurs oeuvres au grand public.
LA revue tunisienne LAB 619.

Najet Belhatem 05-10-2016

 bd-arabe

Il est vrai que ces der­nières années plus d’inté­rêt est accordé dans les pays arabes à la bande dessinée à travers plusieurs ren­contres et festivals, mais l’heure est encore au marasme. Il y a notamment le Festival interna­tional de la BD d’Alger (FIDBA) qui fête cette année sa 9e édition du 4 au 8 octobre, l’Exposition du Moyen-Orient pour la BD et les films animés qui a tenu sa troisième assise en avril 2016 à Dubaï ou encore Cairo Comix qui s’est tenu pour la première fois en 2015, et qui a ouvert ses portes cette année encore aux bédéistes et au public du 30 septembre au 2 octobre. Il y a donc des vagues d’initiatives dans la sphère de la BD arabe, mais les bédéistes arabes dont la grande majorité est jeune pataugent encore dans de multiples problèmes. Il est clair que toutes ces rencontres ont permis des échanges entre ces créateurs, et ont brisé l’isolation des uns et des autres, néanmoins, les noeuds majeurs qui entravent l’épa­nouissement persistent. Il y a d’abord le sempiternel problème de la cen­sure, bien sûr, mais au-delà de cela, la BD souffre du manque de finance­ment et de problèmes d’édition. « Les éditeurs ne veulent pas prendre de risque », fait remarquer le dessi­nateur Migo lors du Forum de la BD arabe coproduction de Cairo Comix et de l’Institut français d’Egypte qui s’est tenu du 29 septembre au 1er octobre à l’institut Goethe. Les édi­teurs sont effectivement frileux devant un art qui peine à s’affirmer comme un art à part entière. « La culture de la bande dessinée pour adultes n’existe pas », signale Raëd Mattar, bédéiste iraqien. A cela, le directeur de la maison d’édition Al-Araby, qui a pris à son compte la publication en 2014 d’une traduction en arabe de la bande dessinée Gabo sur la vie de Gabriel Garcia Marquez parue en 2013 en Colombie chez Rey Naranjo Editores, rétorque : « Je soutiens les bédéistes mais je dois dire qu’ils ne sont pas très flexibles sur, par exemple, des questions de papier ou de dimensions. Les deux parties, artistes et maisons d’édition, doivent trouver des compromis parce qu’en tant qu’éditeurs nous sommes aussi tenus par des conditions de marché et de coûts. Par exemple, la distribution est un gros problème. On ne sait pas comment arriver au lecteur. Les réseaux de distribution sont quasi inexistants et nous devons compter sur nous-mêmes ».En fait, pour résumer la situation dans le monde de la BD arabe, cha­cun rame sur sa barque et tente de ne pas se noyer, mais positivons quand même. Les bédéistes ont pu créer ces dernières années plusieurs revues qui permettent une meilleure visibilité. En Iraq, les bédéistes ont lancé la revue Al-Messaha. « Nous avons compté sur nos propres moyens pour financer le pro­jet », relève Raëd Mattar. En Tunisie, la revue de bande dessinée LAB 619 est fondée en 2012. « Nous nous autofi­nançons et nous sommes à la recherche de sponsors », dit le bédéiste tunisien Ziad Mejri.

C’est au Liban que nous trouverons le projet le plus abouti. Un collectif d’ar­tistes a fondé en 2007 la revue Samandal (Salamander en arabe) qui rassemble des bandes dessi­nées en français, en arabe et en anglais. Bien que le projet ait connu quelques déboires en 2009, lorsque trois dessi­nateurs ont été accusés par le Parquet général d’incita­tion à la haine religieuse, de blas­phème et de diffamation à cause de la publication d’une bande dessinée jugée tendancieuse, cela n’a pas empêché le projet de continuer son parcours.

« D’une revue de bande dessinée nous avons évolué vers une maison d’édition. Cela prend du temps mais les choses s’améliorent. Au final, nous avons opté pour l’impression en France. Si nous imprimons 1 000 exemplaires nous laissons 700 en France et nous transférons 300 au Liban. Cela nous permet une meilleure visibilité lors des ren­contres de BD internationales », explique Raphaëlle Macaron, cofon­datrice de la revue et participante au Forum de la BD arabe.

Pour les autres bédéistes, la meilleure plateforme pour diffuser leur BD c’est Facebook. « J’ai com­mencé à me faire connaître sur Facebook. J’ai senti que les gens sont réceptifs. Et puisqu’en Jordanie il n’y a pas encore de revue de BD, Facebook est pour moi une fenêtre de choix », confie le Jordanien Mohammed Al-Muti, lors de ce forum de la BD arabe. « Facebook en lui-même est un genre de bande dessinée. C’est pour cela qu’il se prête bien à la diffusion de nos oeuvres », remarque l’Iraqien Raëd Mattar.

Face à ce constat, il est peut-être temps pour les sponsors et les orga­nisateurs de ce genre de rencontres autour de la bande dessinée dans le monde arabe de commencer à réflé­chir autrement à la manière d’oc­troyer un soutien à cet art. S’il est nécessaire de dépenser un budget consacré au développement culturel, il serait peut-être plus judicieux, après les rencontres et le rabâchage des obstacles, à l’épanouissement du 9e art dans ce monde arabe, de passer à la vitesse supérieure. A savoir, pro­poser des solutions et mettre en oeuvre les moyens pour les mettre en vigueur, à savoir octroyer des aides à l’édition, trouver des solutions créa­tives aux problèmes de distribution, mettre en place des programmes continus de formation, voire, pour­quoi pas aider à fonder des écoles de formation ou encore soutenir les revues de bandes dessinées en manque de financement
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La dégradation mentale d’Alep bien avant la guerre – Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville

La dégradation mentale d’Alep bien avant la guerre

MURIEL STEINMETZ
JEUDI, 22 DÉCEMBRE, 2016
L’HUMANITÉ
L’action se situe à Alep, ville à ce jour martyre, et ses habitants sont « noyés dans l’insécurité, pareils à des souris terrorisées ». Photo : Wolfgang Kunz/Bilderberg/ImageForum

À partir de l’histoire d’une famille, le Syrien Khaled Khalifa sonde les âmes de sa ville natale, un peu avant, puis pendant la prise de pouvoir par Hafez Al Assad jusqu’aux prémices du terrible conflit actuel.

Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville

de Khaled Khalifa. Traduit de l’arabe (Syrie) par Rania Samara.
Sindbad, Actes Sud, 244 pages.
«Alep, une ville soumise où sévissaient les corbeaux et les officiers des services secrets. » C’est la définition donnée par le narrateur du roman de Khaled Khalifa, né à Alep en 1964, soit un an après le coup d’État du parti Baas. Il commence de l’écrire à Hong Kong en 2007. Il l’achève six ans plus tard à Damas, où il vit. Interdit en Syrie, Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville paraît aujourd’hui opportunément en France. Le titre vient d’une phrase de Hafez Al Assad (jamais nommé dans le récit), lorsque le peuple manifestait contre la dictature militaire. L’action du roman se situe donc à Alep, ville à ce jour martyre. Khaled Khalifa l’explore et l’ausculte à taille humaine sur plus de cinquante ans.

Le naufrage progressif d’une population aux aguets

Dans les années 1970, après l’accession au pouvoir d’Hafez Al Assad à la suite du coup d’État, Alep n’est déjà plus celle de jadis, même si la tragédie absolue n’a pas encore éclaté. « Les villes meurent comme les gens », note l’auteur. La lente dégradation de la cité – dont toutes les composantes sociales sont attaquées – s’effectue à partir d’une famille. Le regard porté est forcément critique, d’une précision d’entomologiste qui décrit le naufrage progressif d’une population aux aguets. Les gens se calfeutrent, sombrant peu à peu dans une sujétion engourdie. L’armée musèle toute velléité d’opposition et « les tribunaux d’exception modifient la Constitution ». L’antique cité se dégrade jour après jour. Des projets architecturaux conçus en dépit du bon sens prennent corps à tort et à travers. Des maisons abandonnées meurent sur pied. « De nouveaux immeubles construits à la hâte » poussent sans grâce. Des quartiers se métamorphosent en bidonvilles « où pullulent les soldats, les agents de sécurité pauvres, les paysans kurdes et les tisserands journaliers ». Atterrés, les Alépins sont « noyés dans l’insécurité, pareils à des souris terrorisées ». Les rues étroites qui embaumaient l’eucalyptus, jadis ouvertes à la coexistence islamo-chrétienne, se murent dans le silence. On ne se gave plus de « yalanji » (feuilles de vigne farcies). En deux décennies, toutes les associations culturelles ont disparu. Alep ne bruit plus que sous l’assaut des haut-parleurs, contrainte qu’elle est « à l’humiliation placardée partout, sur les affiches, sur les slogans, sur les murs, sur les bustes et les statues qui trônaient sur toutes les places publiques ».

La montée du pouvoir dictatorial et les dérives religieuses…

Roman familial à la lettre, Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville met en scène l’histoire d’une lignée qui défile au pas de charge, scrutée par un narrateur taciturne. Il voit le jour le 8 mars 1963, date du coup d’État du parti Baas. Voici la mère, d’extraction bourgeoise, délaissée par son mari, « quasiment installée dans le passé », qui a tôt flairé, sous le nationalisme naissant, la montée du pouvoir dictatorial. Elle a su voir aussi les dérives religieuses. Sa fille Sawsan, d’abord embrigadée comme parachutiste, sera tour à tour nationaliste farouche, laïque intransigeante, islamiste sans grande conviction, pour finir prostituée de luxe. Elle s’est pavanée en guerrière bardée d’armes, avant de sombrer dans l’exact opposé, comme si elle n’avait jamais eu d’autre dessein que de séduire le père au loin. Tous les personnages, tributaires de leurs passions, sont ballottés de la sorte par les circonstances. Leur évocation en mouvement perpétuel suscite une étourdissante volée de formes. D’une impressionnante galerie de portraits se détachent l’oncle Nizar, homosexuel mélomane traqué par le régime, Jean, jeune professeur de français qui ne jure que par Balzac, et Rachid, le frère aîné de Sawsan, qui, en 2003, s’engage dans le djihad contre les Américains en Irak.

Khaled Khalifa suggère l’usure du temps, la lassitude des corps et des âmes, tout en épousant le rythme d’un trépidant désir de survie, fût-elle incertaine. La structure échevelée du roman dissimule à peine un plan rigoureux, sans minutie encombrante. Les allers et retours du passé au présent modèlent à l’infini un haut-relief d’où émerge Alep, au fond l’unique héroïne d’une fiction concourant à l’Histoire.

Muriel Steinmetz