Entretien Marwan Rashed : “La philosophie arabe n’est pas une citadelle coupée du reste du monde” Marwan Rashed, propos recueillis par Ariane Nicolas publié le 06 janvier 2022
Détail représentant Ibn-Rushd (Ibn Rushd) connu sous le nom latin de Averroes (1126-1198), philosophe et mathématicien arabe, fondateur de la pensée laique. Fresque de Andrea Bonaiuto (ou Bonaiuti) dit Andrea da Firenze (1343-1377), 1365. Eglise Santa Maria Novella, Florence. ©Raffael/Leemage
Marwan Rashed : “La philosophie arabe n’est pas une citadelle coupée du reste du monde”
L’Institut du monde arabe, à Paris, lance un nouveau rendez-vous dont Philosophie magazine est partenaire : les « Jeudis de la philosophie arabe », cycle de rencontres organisé par le philosophe Jean-Baptiste Brenet, qui aura lieu tous les premiers jeudis du mois. Dans ce cadre, nous avons rencontré Marwan Rashed, professeur d’histoire de la philosophie grecque et arabe à l’université Sorbonne Université, qui donnera une conférence sur le thème : « Le problème de l’orientalisme ». Dans cette interview inaugurale, il explique notamment pourquoi, au Moyen Âge, le monde méditerranéen constituait un seul et même espace philosophique.
On connaît déjà l’orientalisme en peinture, qui offre une représentation souvent caricaturale d’un Orient mythologique à la fois lascif, figé dans le temps et violent. Quelles sont les idées reçues associées à la philosophie arabe, qui renvoient au « problème de l’orientalisme » ?
Marwan Rashed : Encore aujourd’hui, l’idée selon laquelle la pratique philosophique en terre d’Islam n’aurait pas beaucoup de valeur reste bien ancrée. Certains imaginent que la production culturelle de cette région aurait essentiellement eu une fonction patrimoniale : celle de conserver et de transmettre en Occident les savoirs hérités de la Grèce antique. C’est une vue de l’esprit, car de cette zone ont émergé des idées tout à fait nouvelles, et pas seulement le chiffre zéro ou le thé à la menthe. L’autre cliché, c’est de dire que les penseurs arabes seraient toujours des théologiens. Ils n’auraient fait que rendre le Coran compatible avec Aristote. Là encore, on s’égare : si la plupart des penseurs sont musulmans, juifs, chrétiens ou sabéens, d’autres sont agnostiques, ou abordent la métaphysique et les sciences sans référence à la religion. D’une manière générale, le problème de l’orientalisme, c’est de vouloir caractériser d’une manière univoque un phénomène très complexe et hétéroclite. La civilisation arabo-musulmane n’est pas un bloc homogène qui pourrait être traité en tant que tel.
“Du monde arabo-musulman a émergé des idées tout à fait nouvelles, et pas seulement le chiffre zéro ou le thé à la menthe”
Quels sont les auteurs ou les concepts arabes les plus déconsidérés, selon vous, et qui gagneraient à être (re)découverts par les non-spécialistes ?
Il ne faut pas parler ici en termes de penseurs, mais plutôt de traditions de pensée. Les penseurs les moins « reconnus » sont, tout simplement, ceux qui n’ont pas été traduits en latin – à la période médiévale et renaissante –, ni dans une langue européenne vernaculaire – à l’époque moderne. Il s’agit, pour l’essentiel, de ceux qui appartenaient aux écoles les plus opposées à l’aristotélisme et aux courants de pensée néoplatoniciens initiés par les Grecs. Ce sont donc, pour certains, des auteurs très originaux, qui ont cherché à mettre en place des systèmes du monde et des représentations de l’humain en rupture avec ceux d’Aristote. Ces penseurs ont inventé la notion de mode d’être, qui sera centrale dans la grande métaphysique du XVIIe siècle (chez Descartes et Spinoza en particulier), celle de chose, qui bouleversera l’histoire de la métaphysique, ils ont accordé, ce qui ne s’était jamais vu dans l’Antiquité, un statut ontologique à l’impossible, ils ont renouvelé la problématique de l’atomisme, de la liberté, etc.
Pourquoi des intellectuels occidentaux ont-ils eu tendance à vouloir réduire cette aire géographique à un bloc unifié ?
L’orientalisme naît en Europe au XIXe siècle, au même moment que les nations modernes. Ces nationalismes européens se sont constitués de manière « volontariste », dans le sillage de l’idéologie romantique qui valorisait les mythes des origines, voire, via les langues, des races… D’où les romans nationaux. Cette façon d’écrire l’histoire, a pu influencer la façon de comprendre les échanges et les interactions scientifiques à l’échelle mondiale. Une vision simpliste de l’histoire s’est imposée, a fortiori à l’égard de régions méconnues, situées en dehors de l’Europe.
L’orientalisme reconduit également un antagonisme réel entre deux zones du monde qui ont souvent été en conflit…
C’est vrai, mais cela ne suffit pas vraiment à expliquer cette façon d’essentialiser une culture qui est géographiquement et historiquement très proche de l’Europe. Le monde arabo-islamique est historiquement une zone de haute culture où les idées et les savoirs venus d’ailleurs ont été travaillés pendant des siècles, de sorte que la constitution d’une « identité » (façon citadelle) coupée du reste du monde est une vue de l’esprit. Le monde arabo-musulman n’a fait qu’un avec l’Europe depuis longtemps, par le biais d’échanges, de traductions, de guerres aussi… Ces deux aires géographiques se sont entre-traduites et entre-envahies en permanence. Entre elles, c’est un peu le même type de relation qu’entre la France et l’Allemagne ou la France et l’Angleterre. Pour ce qui concerne l’histoire de la philosophie et des sciences, la Méditerranée est un monde unique. Outre cet aspect géopolitique, il faut aussi souligner les logiques propres au monde universitaire. Quand on travaille sur des domaines dits de « niche », comme la philosophie arabe, qui suppose une certaine technicité, il existe un double écueil : l’orchidée ou le ghetto. Tantôt on grossit le trait, fasciné par son objet, et on tombe dans la caricature – positive ou négative. Tantôt on devient un spécialiste aride qui n’arrive pas à se faire entendre en dehors de son département. Pour trouver un juste équilibre, il faut savoir se garder des postures de grand intercesseur entre nous et un « ailleurs », qui est de toute façon toujours moins étranger qu’on ne l’imagine.
“Si vous négligez l’étape arabe, vous passez à côté de tellement de choses !” |
Comment expliquer que la philosophie et les sciences arabes restent relativement marginales – ou marginalisées – dans les lycées et les universités en Europe ?
Le savoir académique européen n’a pas accordé à cette situation d’interpénétration totale l’importance qui lui était due. Quand vous regardez le temps long, si vous négligez l’étape arabe, vous passez à côté de tellement de choses ! Pour comprendre Descartes, Spinoza, Leibniz, il faut avoir une idée de la façon dont les savoirs arabes ont été ingurgités par l’Europe entre le XIIe et le XVIe siècle. Des disciplines ont été créées ou développées en Orient (l’algèbre, l’optique, des pans de la médecine). En philosophie, Avicenne est sans doute le premier à théoriser la distinction entre essence et existence. De son côté, Maïmonide a inspiré le Spinoza des Cogitata metaphysica ou le Leibniz du Pacidius Philalethi, un magnifique traité sur le mouvement. Le Guide des égarés de Maïmonide, une œuvre composée par un penseur juif dans un contexte arabo-musulman et elle-même traduite en latin dans l’Europe chrétienne, est une source majeure d’inspiration pour les philosophes classiques. On l’a trop souvent oublié.
Comment s’est fait cet oubli ?
Il ne s’agit pas d’une amnésie complète. Selon les époques, il y a des résurgences, des phases latentes, parfois des dithyrambes. On a toujours su que les savoirs arabes étaient essentiels au Moyen Age, au point que l’arabité des médiévaux latins a été une façon pour certains penseurs de la Renaissance de rejeter le Moyen Age latin ! Le problème est de savoir non pas que la chose a existé ou existe, mais de l’appréhender dans sa richesse, sa complexité historique. S’agit-il d’une fioriture décorative ou d’une dimension de notre identité culturelle en tant qu’Européens ? C’est ce qui est en jeu avec le problème de l’orientalisme.
“L’ennemi véritable d’Edward Said, c’est l’idée selon laquelle vous pouvez mettre à distance l’Orient, comme si vous parliez d’une espèce animale”
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L’Orientalisme est aussi un livre d’Edward Said, qui dénonce la construction par l’Occident d’un Orient caricatural et diabolisé. Pouvez-vous nous rappeler en quoi ce livre a été précurseur et en même temps décrié ?
D’abord, le retentissement de L’Orientalisme tient à la personnalité même de son auteur. Palestinien exilé aux États-Unis, professeur charismatique à Columbia, Edward Said écrit remarquablement bien, avec une belle plume de polémiste. Le même livre écrit par un enseignant d’une université de province égyptienne n’aurait sans doute pas produit autant de remous ! Mais en1978, quand paraît le livre, les mouvements de libération nationale sont terminés et d’une certaine manière, le discours paternaliste d’un pays envers un autre ne fonctionnait déjà plus complètement. Au fond, l’ennemi véritable d’Edward Said est celui-ci : c’est l’idée selon laquelle vous pouvez mettre à distance l’Orient et faire porter sur ce monde un regard parfaitement extérieur, analytique et froid, comme si vous parliez d’une espèce animale. Il a cette intuition percutante, du reste très universaliste, que le savoir ne répond pas au schéma analysant/analysé. Pour le démontrer, Edward Said n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. Il fait l’hypothèse qu’il y a une relation profonde entre la science orientaliste et l’entreprise coloniale européenne. Et il s’en prend directement à des orientalistes américains éminents, qui n’ont pas manqué de lui répondre en exploitant ce qu’ils jugeaient être les failles de son argumentation.
Quelles étaient ces failles ?
Son attaque est tellement frontale qu’elle dégarnit un peu ses arrières. À mon sens, Edward Said défend une position vraie sur le fond mais contestable dans une série de micro-arguments ou de faits qui ne tiennent pas complètement la route. Par exemple, il s’est concentré sur les auteurs anglais et français mais a évacué l’orientalisme issu de l’Allemagne, pays qui lui, n’avait pas d’empire colonial. Il achoppe ainsi sur Goethe et son Divan occidental-oriental. L’écrivain allemand avait tout de même appris l’arabe et le persan pour étudier la poésie orientale… Il faut être paranoïaque pour voir dans sa démarche quelque chose d’oppressant ou de policier ! Plus généralement, je dirais que le problème de Said, c’est Foucault. Sa position est ouvertement foucaldienne en ce qu’elle consiste à interpréter tout « discours » comme une stratégie de pouvoir. Cette conception du savoir me paraît limitée. Il me semble que l’on peut garder certains apports de Said, sur la conception hybride et évolutive des civilisations par exemple, tout en souhaitant une sorte de « défoucaldisation » du saïdisme.
“Le risque, c’est que la focalisation sur l’identité des études postcoloniales ne soit finalement qu’un orientalisme inversé”
De nos jours, l’identité (re)devient une notion centrale dans les débats publics. Diriez-vous que le décolonialisme reconduit certains clichés sur l’Orient, en oblitérant notamment son caractère pluriel, hybride, évolutif ?
D’un point de vue idéologique, je suis de cœur avec les études postcoloniales. Mais le risque, c’est que cette focalisation sur l’identité ne soit finalement qu’un orientalisme inversé. Nous devons rejeter les discours ignorants, qui ne prennent pas en compte la complexité historique des choses et disqualifient la dimension universelle du savoir. Il faudrait pouvoir continuer à maintenir un discours post-saïdien, ouvert, qui ne se crispe pas sur des fantasmes identitaires nauséabonds, mais qui soit suffisamment éclairé pour coller à l’histoire humaine avec un minimum d’information et de compétence.
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