Que vive le Liban des Lumières !

Le terrible sinistre qui vient de frapper Beyrouth et a endeuillé le Liban est intervenu alors que le pays traversait déjà un moment des plus sombres de son histoire, pire que celui qu’il a connu lors de la guerre civile de quinze ans. Trente ans se sont écoulés depuis cette tragédie sans qu’il soit remédié aux maux qui l’ont provoquée. Bien au contraire, ces maux se sont aggravés, à cause d’une part des ingérences étrangères impliquant des puissances régionales ou de grandes puissances, et de l’autre de la monopolisation du pouvoir par les leaders des groupes confessionnels, qui ont toujours considéré le pays comme un butin de guerre.

Le 17 octobre de l’an dernier a vu le déclenchement d’un mouvement de protestation exceptionnel, une première dans l’histoire contemporaine du Liban. C’est qu’il a réussi à transcender tous les clivages : confessionnels, idéologiques, régionalistes ou partisans. Des dizaines de milliers de participants, la jeunesse en tête, ont exprimé avec force le besoin d’un changement radical des mœurs politiques et l’arrêt de la dilapidation des biens publics. Ils ont réclamé aussi la mise à l’écart de la classe dirigeante honnie qui a soumis le pays à une tension permanente, l’a entraîné dans des conflits hors de ses frontières et réduit l’État à la portion congrue, le rendant incapable d’agir ne serait-ce que pour assurer des tâches élémentaires comme la distribution de l’eau, de l’électricité ou le ramassage des ordures.

Dans la foulée de ce mouvement de protestation, une Charte de salut national a été récemment rendue publique. Initiée par un grand nombre d’activistes du mouvement social, d’écrivains et d’intellectuels, elle appelle à la recomposition du champ politique et à la création d’une vaste coalition ayant pour tâche l’édification d’un État de droit, démocratique, garantissant les principes d’égalité et de justice sociale.

Avec l’effondrement du système économique, la rétention par les banques de l’argent des déposants, la régression de la situation sociale, culturelle, l’apparition de la pénurie alimentaire, le Liban ne se trouve pas seulement au bord du gouffre, il est menacé dans sa propre existence.

L’effondrement du Liban aura, à n’en pas douter, de lourdes conséquences sur tout le Proche-Orient. Il signifiera la chute du dernier bastion du pluralisme, de la diversité et de l’ouverture dans cette région du monde. Il sonnera aussi la fin du rôle de pont entre l’Orient et l’Occident que le Liban jouait, de poumon qui permettait dans le monde arabe à la culture et à l’idée de démocratie de s’oxygéner. Le Liban de la création, de la liberté d’expression, du refus de l’obscurantisme et de la pensée unique, le Liban qui s’est engagé résolument dans le projet de modernité et s’est mis en situation de dialoguer d’égal à égal avec les autres cultures, ce Liban des lumières est de nos jours menacé de mort. Sa disparition signifierait l’extension de l’aire de l’intolérance, de l’oppression, de la terreur et des pulsions communautaristes incontrôlables.

Nous Libanais ou, de par le monde, amoureux du Liban, affirmons ici notre refus de nous résigner à une telle perte.

Aujourd’hui, nous nous inclinons devant toutes les victimes de la catastrophe du 4 août et nous nous associons au deuil de leurs familles. Et pour que la vie ait le dernier mot, nous exprimons notre soutien total au mouvement de la société civile qui va continuer à se battre pour un nouveau Liban où il redeviendra possible d’établir un véritable État de droit, libéré du carcan confessionnel, garantissant à tout un chacun les droits et les libertés d’une citoyenneté pleine et entière.

Et que vive le Liban des Lumières !

Ce texte, à l’initiative des deux écrivains Abdellatif Laâbi et Issa Makhlouf, a recueilli l’adhésion de près de 150 créateurs et intellectuels du monde entier, et reste ouvert aux signatures à l’adresse suivante : sosliban1@gmail.com (en précisant : nom, prénom, profession, nationalité).

Premiers signataires :

Mohammed Ismaïl Abdoun (universitaire, Algérie) ; Ahmed Abdul Hussein (poète, Irak) ; Sabah Abouessalam Morin (sociologue, Maroc) ; Yassin Adnan (écrivain, Maroc) ; Anissa Ahmad Fakhro (écrivaine, Bahreïn) ; Ayad Ahram (enseignant, France) ; Yumna Aïd (critique littéraire, Liban) ; Younès Ajarraï (acteur culturel, Maroc) ; Yacoub Youssef Al-Muharraqi (écrivain, Bahreïn) ; Ali Al-Muqri (romancier, Yémen) ; Budoor Al-Riyami (peintre, Oman) ; Ghani Alani (calligraphe, Irak) ; Brahim Alaoui (muséologue, Maroc) ; Ammiel Alcalay (écrivain, Etats-Unis) ; Zineb Ali-Benali (universitaire, Algérie) ; Antonio Alvarez de la Rosa (professeur, Espagne) ; Ali Anouzla (journaliste, Maroc) ; Asaad Arabi (peintre, Liban) ; Aïcha Arnaout (poétesse, Syrie/France) ; Sayf Arrahbi (poète, Oman) ; Assadour (peintre, Liban) ; Akl Awit (poète, Liban) ; Liana Badr (écrivaine, Palestine) ; Najwa Barakat (romancière, Liban) ; Faraj Bayrakdar (poète, Syrie/Suède) ; Chawki Bazih (poète, Liban) ;Yussef Bazzi (écrivain, Liban) ; Amina Bekkat (universitaire, Algérie) ; Nadir Bekkat (avocat, Algérie) ;Tahar Bekri (poète, Tunisie) ; Tahar Ben Jelloun (écrivain, Maroc) ; Ali Bencheneb (universitaire, Algérie/France) ; Barbara Benini (universitaire, Italie) ; Anouar Benmalek (écrivain, Algérie/France) ; Sabiha Benmansour (universitaire, Algérie) ; Fethi Benslama (psychanalyste, France/Tunisie) ; Reda Bensmaia (universitaire, Algérie/États-Unis) ; Abdelkader Benyacoub (psychiatre, Algérie) ; Belkacem Benzenine (chercheur, Algérie) ; Afifa Bererhi (professeur, Algérie) ; Anne-Emmanuelle Berger (universitaire, France) ; Mohammed Berrada (écrivain, Maroc) ; Sophie Bessis (historienne, Tunisie/France) ; Abbas Beydoun (poète, Liban) ; Nabil Beyhum (sociologue, Liban/France) ; Mahi Binebine (peintre, Maroc) ; Inam Bioud (enseignante, Algérie) ; Mustapha Boutadjine (plasticien, Algérie) ; Leandro Calle (poète, Argentine) ; Aissa Cheriet (romancier, Algérie) ; Jeannette Chidraoui Doueihi (professeure, Liban) ; Hélène Cixous (écrivaine, France) ; Francis Combes (poète, France) ; Hind Darwish (éditrice, Liban) ; Zahida Darwish (universitaire, Liban) ; Christophe Dauphin (écrivain, France) ; Antoine Douaihy (écrivain, Liban) ; Jabbour Douaihy (romancier, Liban) ; Dominique Eddé (écrivaine, Liban) ; Abderrahim El Allam (écrivain, Maroc) ; Abdel Rahman El Bacha (musicien, Liban) ; Youssouf Amine Elalamy (écrivain, Maroc) ; Martine Erhel (comédienne, France) ; Lily Farhoud (historienne d’art, Liban) ; Hafid Gafaïti (universitaire, Algérie) ; Katia Ghosn (universitaire, Liban/France) ; Nasser Eddine Ghozali (universitaire, Algérie) ; Abdallah Habib (écrivain, Oman) ; Qassim Haddad (poète, Bahreïn) ; Toufoul Haddad (photographe, Bahreïn) ; Lyas Hallas (journaliste, Algérie) ; Olivia C. Harrison (universitaire, États-Unis/France) ; Nancy Huston (écrivaine, Canada/France) ; Joseph Issaoui (poète, Liban) ; Hussam Itani (journaliste, Liban) ; Jana Jabbour (universitaire, Liban) ; Jean Jabbour (universitaire, Liban) ; Hana Jaber (chercheuse, Liban) ; Nuno Judice (écrivain, Portugal) ; Inaam Kachachi (écrivaine, Irak) ; Mohammed Kali (journaliste, Algérie) ; Marlène Kanaan (universitaire, Liban) ; Abdellah Karroum (critique d’art, Maroc) ; Kamel Kateb (démographe, France/Algérie) ; Salam Kawakibi (politologue, Syrie) ; Naget Khadda (universitaire, Algérie) ; Amine Khene (poète, Algérie) ; Gisèle Khoury (journaliste, Liban) ; Nidaa Khoury (universitaire, Haïfa) ; Vénus Khoury-Ghata (écrivaine, Liban/France) ; Hussein Kneiber (journaliste, Liban/France) ; Abdellatif Laâbi (écrivain, Maroc/France) ; Lazhari Labter (écrivain, Algérie) ; Werner Lambersy (poète, Belgique) ; Fouad Laroui (écrivain, Maroc) ; Bernabé Lopez Garcia (universitaire, Espagne) ; Charif Majdalani (écrivain, Liban) ; Touria Majdouline (poétesse, Maroc) ; Issa Makhlouf (écrivain, Liban/France) ; Alia Mamdouh (romancière, Irak) ; Kedidir Mansour (politologue, Algérie) ; Mohammed Mansouri Idrissi (plasticien, Maroc) ; Farouk Mardam-Bey (éditeur, Syrie) ; Benamar Mediene (universitaire, Algérie) ; Faika Medjahed (psychanalyste, Algérie) ; Mohamed Melehi (peintre, Maroc) ; Luis Mizon (poète, Chili) ; Wajdi Mouawad (dramaturge, Liban) ; Edgar Morin (philosophe, France) ; Julie Mourad (écrivaine, Liban) ; Jean Mouttapa (éditeur, France) ; Mostapha Naaman (diplomate, Yémen) ; Shams Nadir (écrivain, Tunisie) ; Alexandre Najjar (écrivain, Liban) ; Nabil Naoum (romancier, Égypte) ; Mohamad Nassereddine (poète, Liban) ; Hassan Nejmi (écrivain, Maroc) ; Mohamed Fadel Obaidli (écrivain, Bahreïn) ; Pierre Oster (poète, France) ; Ali Oumlil (diplomate, Maroc) ; Fatma Oussedik (sociologue, Algérie) ; Jean Portante (écrivain, Luxembourg) ; Roshdi Rached (CNRS, France/Égypte) ; Maria Ramirez Delgado (universitaire, Venezuela) ; Wadih Saadé (poète, Liban/Australie) ; Abdelhadi Saïd (poète, Maroc) ; Fatiha Saïdi (sénatrice honoraire, Belgique) ; Noureddine Saïl (philosophe, Maroc) ; Amine Saleh (écrivain, Bahreïn) ; Christian Salmon (écrivain, France) ; François Salvaing (écrivain, France) ; Paz Sanchez Perez (professeur, Espagne) ; Mohamed Sari (universitaire, Algérie) ; Habib Selmi (romancier, Tunisie) ; Leïla Shahid (diplomate, Palestine) ; Jean-Pierre Siméon (poète, France) ; Leïla Slimani (écrivaine, France/Maroc) ; Hinde Taarji (journaliste, Maroc) ; Hocine Tandjaoui (écrivain, France) ; Habib Tengour (écrivain, Algérie) ; André Velter (poète, France) ; Teresa Villa-Ignacio (universitaire, États-Unis) ; Abdourahman A. Waberi (écrivain, Djibouti/France) ; Abdo Wazen (poète, Liban) ; Yahia Yakhlef (romancier, Palestine) ; Samar Yazbeck (romancière, Syrie) ; Amin Zaoui (écrivain, Algérie) ; Mahmoud Zibawi (universitaire, Liban) ; Abdallah Zniber (militant associatif, France/Maroc).

PRIX: Le Ziryab nouveau est arrivé

 

 

OLJ / Par Noha Baz, le 02 juillet 2020 à 00h00

 

Le prix littéraire gastronomique Ziryab, fondé en 2014, en est à sa 7e édition. Sept années de réflexions gourmandes autour de livres gastronomiques, de sélections pointues et d’échanges savoureux de mots et de mets.

En écrivant ces mots j’ai une pensée émue pour Salah Stétié qui les a nourries avec brio et poésie. Son avis attendu et respecté était toujours en accord avec son immense culture.

Des remaniements du jury ont laissé la place aujourd’hui à une assemblée enthousiaste et curieuse de livres de qualité. La nomination des nouveaux membres a eu lieu au décours de la journée « rencontres de Ziryab » qui s’est tenue en novembre 2019 au musée Mim à Beyrouth. Le prix, fondé en 2014 avec la complicité de L’Orient littéraire, a gardé sa vocation de pont culturel gastronomique mais son jury est devenu largement plus cosmopolite : Arnaud Bachelin, Loïc Ballet, Julie Vasa, Sabine Bucquet-Grenet, Nada Chaoul, Arwad Esber, Jean-Paul Gachon, Arzu Erguner, ainsi que les chefs Guy Martin et Cynthia Bitar qui ont été invités à nous prêter main forte, à Farouk Mardam Bey et moi-même, fondateurs du prix.

Rappelons que les critères du prix exigent toujours un ouvrage francophone écrit en français ou traduit en français, racontant une belle histoire de transmission et de traditions gastronomiques.

Bien que la parution de certains livres ait été retardée par la crise sanitaire, l’édition 2020 comprend déjà une large palette d’ouvrages savoureux dont la liste suivante, qui n’est pas encore exhaustive :

– Les Recettes de la vie de Jacky Durand (Folio)

– Pour une révolution délicieuse d’Olivier Roellinger (Stock)

– Goûts d’Afrique de chef Anto et Aline Princet (Mango)

– Les Dîners insolites d’Emmanuel Perrodin et Marie-Josée Ordener (éditions de l’Épure)

– Italia Mia de Luana Belmondo (Cherche-midi)

– Cochon de lait : le goût de l’enfance de Philippe Conticini (Cherche-midi)

– Histoires de goûts de Cyril Lignac et Elvire bon Bardeleben (Robert Laffont)

– Jouons avec la citrouille de Walid Mouzannar (Yuki Press éditions)

– Le Chocolat de Nathalie Helal (Albin Michel)

– Les Copains d’abord de Pierre Gagnaire (Albin Michel)

– Black Sea de Caroline Éden, traduit de l’anglais (Hachette).

 

Retrouver l’article original sur l’Orient le jour   

Nouvelles du Liban – Georgia Makhlouf , Alexandre Najjar , Etel Adnan , Rabee Jaber Collectif

LIBAN : Terre de lait et de miel des temps bibliques, carrefour de cultures et de civilisations, le Liban occupe une place à part entre Orient et Occident. Son histoire multimillénaire — des Phéniciens à l’Empire byzantin, des califats successifs à l’Empire ottoman et au Mandat—, sa géographie d’une grande diversité, point de rencontre de la route de la soie et de la Méditerranée orientale, sa mosaïque de religions, tout cela ne pouvait que marquer durablement sa littérature, arabophone et francophone, écrite par les Libanais résidents comme par ceux de la diaspora. Plus de dix millions d’entre eux sont disséminés partout dans le monde. La réalité de cette terre aujourd’hui est celle d’un pays meurtri et déchiré et lorsque la réalité se fait menaçante ou tout simplement indicible, les Libanais savent recourir à la magie du verbe, avec force. Ce recueil en est un témoignage supplémentaire.

 

Prix : 19chf

La pratique du soufisme, Quatorze petits traités – Najm Al-Din Kubra

Les textes traduits ici constituent un ensemble dont l’essentiel est consacré à définir les règles de l’initiation et de l’éducation spirituelle soufie. Leur portée est avant tout pratique. On peut ainsi mesurer à quel point Najm al-dîn Kubrâ (1145/46-1221) fut plus un guide spirituel soucieux de conduire ses disciples jusqu’à leur but, qu’un doctrinaire. Cependant, la pratique du soufisme ne saurait se séparer d’une doctrine d’ensemble qui la fonde et qui l’organise dans la cohérence du discours. On trouvera donc dans ces traités maints éléments qui complètent ce que Najm al-dîn Kubrâ a davantage développé dans Les Eclosions de la beauté et les parfums de la majesté, paru à L’éclat en 2002. Sont traduits ici : Traité pour le fou d’amour ; Traité des dix principes ; Les bons usages des soufis ; Livre des bons usages de l’itinéraire vers la présence ; Traité du voyageur stupéfait ; Traité de la retraite spirituelle ; Conseils pour l’élite ; Réponses aux neuf questions ; Traité de soufisme ; Traité des bons usages des itinérants ; Les voies de la connaissance du manteau mystique ; Traité du navire ; Réponses à quelques questions I et II.

 

Prix : 19chf

Berbères juifs : L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord – Julien Cohen-Lacassagne

Voici un livre qui bouleverse complètement les idées reçues sur l’origine des juifs d’Afrique du Nord. Le récit classique est simple : après la destruction du deuxième temple de Jérusalem par les troupes de Titus en l’an 70 de notre ère, les juifs de Judée furent contraints à l’exil et se dispersèrent dans le monde entier, où ils fondèrent des communautés européennes, orientales, africaines, asiatiques et maghrébines. Dans cette conception, les juifs d’Afrique du Nord descendent, comme tous les autres, de la population initiale de Judée. Il apparaît aujourd’hui que si le temple a bien été détruit, l’exil consécutif n’a jamais eu lieu. Comment un exode aussi massif aurait-il pu matériellement se produire ? « Dans quels camions ?  » demande Shlomo Sand dans son grand livre, « Comment le peuple juif fut inventé » (Fayard, 2008). Les communautés juives étaient nombreuses dans tout l’Orient bien avant la destruction du temple : d’après Philon d’Alexandrie, les juifs étaient plus nombreux en Egypte, en Libye, en Asie mineure et surtout à Babylone qu’autour de Jérusalem. Ils ne parlaient hébreu que pour la liturgie et le reste du temps, ils utilisaient la langue du pays où ils vivaient (souvent le grec). D’où proviennent donc les juifs d’Afrique du Nord ? la réponse est simple : ce sont des Berbères judaïsés. Le judaïsme antique était fortement prosélyte (à la différence du judaïsme actuel) Le monothéisme juif, né à Babylone, s’est propagé dans le bassin méditerranéen, sous l’oeil bienveillant (au moins au début) de l’empire romain, Les Phéniciens, grands navigateurs – ce que les juifs n’étaient pas – a beaucoup contribué à l’extension du monothéisme juif, dont ils étaient proches par la langue et les idées. On appelle souvent « Sépharades » les juifs d’Afrique du Nord. Cohen-Lacassagne montre que c’est une erreur : sépharade signifie espagnol (ou plus largement ibère). Or s’il est vrai qu’une partie des juifs d’Espagne ont franchi le détroit lors de la reconquista par les Rois très catholiques, ils ne représentent qu’une très faible partie de la population juive maghrébine de l’époque – constituée, répétons-le, de Berbères judaïsés. « Au Maghreb comme ailleurs, être juif ne coïncide ni avec une réalité ethnique, ni avec une réalité linguistique, ni avec une réalité nationale – pas plus qu’être musulman. » En Méditerranée et au Moyen-Orient s’est constituée avec l’arrivée de l’islam une authentique civilisation judéo-musulmane, bien plus réelle que l’hypothétique civilisation judéo-chrétienne. Après le triomphe du christianisme, devenu religion officielle, le judaïsme se trouva confiné dans l’arrière-pays rural, au coeur d’un réseau de solidarité arabo-judéo-berbère, ce qui lui a sans doute permis de survivre jusqu’à l’époque actuelle.

 

Prix : 24chf

Pierre Abi Saab, Journaliste et critique libanais, au journal « La Presse » de Tunisie : Questions de culture

Les textiles d’exil engagés de la créatrice soudanaise Mayada Adil

Par Katia Dansoko Touré

À 26 ans, la Soudanaise Mayada Adil, réfugiée politique en France, se sert de la mode pour exprimer son engagement féministe.

C’est un parcours singulier que celui de Mayada Adil. Cette jeune femme au visage rieur a vu sa vie changer du tout au tout en novembre 2018, deux jours avant de quitter Khartoum pour Paris.

À l’époque, la révolution n’a pas encore éclaté dans la capitale soudanaise, mais la colère gronde déjà. « J’étais en pleine rue, en train de parler à un ami, quand un officier de police m’a agressée parce que je ne portais pas mon hijab et que j’avais un piercing au nez. Il a attrapé ma blouse blanche et a essayé de me mettre la main au visage. J’ai, bien entendu, fini au poste, où j’ai voulu porter plainte. »

Médecin, créatrice de mode et mannequin

Mais là-bas, les agents du National Intelligence and Security Service (Niss) connaissent son nom. Elle est médecin dans les camps des Sud-Soudanais situés à Khartoum et dans la ville de Kosti pour le compte de l’Organisation mondiale de la santé.

Elle est aussi créatrice de mode et voyage bien trop souvent, à leur goût, notamment au Kenya, où elle est parfois mannequin. « Ils avaient énormément d’informations sur moi. J’ai laissé tomber la plainte. J’ai eu peur, le jour de mon départ pour la France, qu’ils ne débarquent à l’aéroport pour m’arrêter. Peu après mon arrivée sur le sol français, la révolution a éclaté. J’ai su que je ne pouvais plus rentrer au Soudan, je suis restée. »

Née à Khartoum, Mayada Adil a 7 ans lorsqu’elle doit rejoindre son père, agent de police qui, en 1989, s’est exilé en Arabie saoudite après le coup d’État du général Omar el-Béchir et l’instauration d’un régime militaire.

« Avec ma mère, ancienne employée aéroportuaire, mon frère et ma sœur, j’ai grandi en Arabie saoudite jusqu’à l’âge de 18 ans. » Petite, elle était fascinée par les défilés de mode, partageait la passion des textiles avec sa mère et réalisait déjà ses propres croquis de créations.

Mutilations génitales

En 2011, son pays a été coupé en deux aprèsl’indépendance du Soudan du Sud. « Quand nous sommes rentrés, je n’ai pas reconnu Khartoum. Mes voisins originaires du Sud, avec qui j’avais joué petite, étaient tous partis. C’était franchement bizarre. »

Étudiante en médecine au sein de la National Ribat University, elle se spécialise en gynécologie dans la perspective de travailler pour des organisations humanitaires. « Je me suis spécialisée sur la question des mutilations génitales dans les villages excentrés, mais aussi dans les camps de réfugiés qui ont échappé à la guerre civile au Soudan du Sud.

À Khartoum, je me suis particulièrement rapprochée de trois femmes qui m’ont appris l’artisanat traditionnel en matière d’accessoires et de bijoux. Je leur parlais des collections de ma marque, Mayada, sur lesquelles je travaillais, et j’ai voulu collaborer avec elle », se souvient cette passionnée de mode et fervente féministe.

« En 2019, j’étais en France, mais mon cœur était au Soudan. J’ai suivi chaque étape de la révolution. Et notamment parce qu’elle était menée par des femmes et que longtemps nous avons été les victimes d’un système oppressif. »

C’est en 2017 qu’elle crée sa première collection, Nubian Queen, dédiée aux femmes soudanaises. « J’ai dû la confectionner au Kenya. Je voulais rappeler aux Soudanaises l’héritage que les reines nubiennes, comme Amanishakhéto, leur ont laissé : énergie, force, élégance et majesté. » Les retours ne sont guère positifs : « Ce n’est pas dans nos traditions ni dans nos coutumes ; ce n’est pas comme ça que l’on s’habille », lui dit-on.

Dans le cadre de l’Africa Fashion Reception, initiative de l’Unesco, elle présente en novembre 2019 sa deuxième collection de vêtements et d’accessoires, Sudan and South Sudan, qui porte l’idée d’unifier les deux pays à travers une collection de sept pièces en satin, en laine, en coton ou en textiles traditionnels agrémentés d’objets du quotidien.

« J’ai beaucoup travaillé sur les couleurs. À l’époque de l’occupation anglaise, les femmes portaient des tenues blanches qui étaient synonymes de résistance. Après l’indépendance, elles ont porté du bleu, qui signifiait joie et liberté. Le blanc que portaient les femmes pendant la révolution de 2019 avait le même sens. Mais le bleu était, cette fois, synonyme de tristesse pour les martyrs de cette révolution. »

Aujourd’hui, la jeune femme suit une classe préparatoire aux Beaux-Arts de Paris tout en mettant sur pied ses propres projets. Elle prépare notamment une nouvelle collection avec deux autres réfugiés, somalien et tchadien, par le biais de l’association L’Atelier des artistes en exil. « La mode elle-même est politique », dit-elle.

Entretien avec Héla Yousfi (sociologue): Histoire et usages de la culture dans le discours politique

La question de la culture, sa nécessité et son utilité ont été au centre d’un débat où se sont mêlés des avis divergents mais aussi des attaques des plus virulentes. Pourtant, la culture en tant qu’idée ou concept dépasse la simple activité ou programmation, elle englobe plus d’un aspect de la vie en société. Etant une production de l’esprit et une organisation sociale, la place qu’elle occupe au sein de la société traduit le sens qu’on lui accorde. Culture officielle, culture dissidente, vision managériale rentable et approche improductive… cette variété de définitions traduit des visions divergentes de la place que doit occuper la culture au sein de la société. L’avis de Hèla Yousfi, sociologue, maître de conférences en management et organisation à l’Université Paris Dauphine-PSL, auteure de plusieurs travaux portant entre autres sur les enjeux culturels des politiques de développement économique dont «Culture and development : Can we break away from tradition/modernity dichotomy ?», Routledge, 2010. Entretien


Tout d’abord, il faudrait commencer par se mettre d’accord sur la définition que nous pouvons donner à la culture ?

Plusieurs controverses existent autour de la définition à donner au mot culture. La culture recouvre selon les disciplines des sens différents et des définitions divergentes. La culture débattue en sciences sociales, c’est un ensemble de valeurs et de comportements propres à un groupe particulier. On parle aussi de la culture comme un ensemble de productions artistiques et intellectuelles propres à un groupe social ou à une nation particulière. Il y a aussi la culture au sens anthropologique du terme entendue comme une manière spécifique de donner sens à l’existence, et ce, à travers des rites et des coutumes qui protègent de l’angoisse de la mort. Le dénominateur commun entre toutes ses approches est le fait que la culture a toujours été investie par le discours politique. Au sein du secteur culturel, le débat porte aujourd’hui sur la culture entendue comme un ensemble de productions culturelles et artistiques propres à un groupe social ou à une culture nationale ou une aire civilisationnelle, cela dépend où on place le curseur.

La culture épouse aussi le sens de l’éducation, n’y est-elle pas aussi d’une certaine manière associée ?

Ce rapprochement est problématique. Le discours qui effectue un lien entre culture et éducation a une histoire particulière qui remonte au XVIIIe siècle. La philosophie des lumières a élaboré le mythe de la modernité dont l’objectif était de construire des sociétés basées sur des individus libres et autonomes où la raison universelle et la logique de droit triompheraient de l’ordre divin/religieux et seraient les seuls moyens de régulation des rapports entre les individus. Dans cette quête-là, l’objectif implicite est de se débarrasser de la religion et des traditions culturelles supposées bloquer l’émancipation des individus, le progrès et le développement économique et le moyen pour y parvenir serait l’éducation.

Vu sous cet angle, il n’est pas étonnant de voir triompher l’universalisme en France et c’est la définition de la culture en tant qu’ensemble de productions culturelles et artistiques rattachée à une aire civilisationnelle qui a pris le pas sur la définition de la culture au sens de valeurs et de croyances supposées bloquer l’émancipation des individus. Et c’est cette approche de la culture qui a été largement utilisée dans l’entreprise coloniale française et aussi vis-à-vis des minorités ethniques et culturelles en France. L’entreprise coloniale avait pour crédo «on va civiliser les sauvages, on va les éduquer pour qu’ils puissent se débarrasser de leurs traditions culturelles supposées «arriérées» et accéder enfin à la «modernité». D’où, le lien violent entre culture et éducation.

L’objectif implicite de cette entreprise coloniale/civilisatrice/assimilationiste est à la fois de construire l’image du colonisé comme être inférieur et de dompter tout potentiel de rébellion chez les populations opprimées. Le défi pour la colonisation et plus tard pour les élites politiques dominantes était de se débarrasser de tout le potentiel subversif des expressions et des croyances culturelles locales chez les groupes opprimés et/ou colonisés. Ces résistances peuvent relever de la résistance linguistique ou l’attachement par exemple, à la religion et à la tradition qui ont permis dans plusieurs pays de résister au rouleau compresseur de la colonisation et plus tard de la globalisation. C’est certainement le film «Les statues meurent aussi» d’Alain Renais et de Chris Marker qui décrit le mieux pour moi la destruction violente des traditions et œuvres africaines menée par la colonisation française au nom de la modernité et du progrès.

Dans quelle mesure cette approche a-t-elle persisté après l’indépendance ?

Avec l’indépendance des pays du sud, les élites locales qui ont pris le pouvoir ont emprunté le même vocabulaire de la politique culturelle coloniale française et on retrouve cette même rhétorique «civilisatrice» chez les décideurs politiques tunisiens : une politique culturelle publique dont la mission est d’éduquer les populations pour les mettre au service du pouvoir central. Ainsi, la même rhétorique coloniale a été utilisée par les élites politiques locales pour faire de la culture un moyen au service de la propagande officielle des Etats avec une intervention publique très forte dans le champ culturel dont la finalité était encore une fois : «Civiliser les sauvageons et neutraliser le potentiel de toute expression marginale ou dissidente».

On passe d’une politique culturelle publique au service du colonialisme, vers un discours sur la culture au service de l’élite politique et économique au pouvoir en utilisant le même référentiel qui établit un lien mécanique et violent entre éducation et culture. Mais l’objectif reste le même : neutraliser le potentiel subversif de toute expression marginale, forcément dissidente, qui sort des canons culturels établis par la politique publique officielle. Tout cela passe bien évidemment par la l’imposition d’un récit national officiel, par une distinction minutieuse entre ce qui est acceptable ou pas dans les modes d’expression et de pensée, par une hiérarchie de noblesse entre les traditions linguistiques et culturelles, les arts nobles et les arts moins nobles… etc.

Malheureusement, aujourd’hui encore, le discours qui postule que «Par la culture, on va éduquer le peuple» persiste toujours feignant d’oublier la violence originelle de ce référentiel. Aujourd’hui encore, ce discours veut dire la même chose : «On va imposer par la culture une certaine manière de voir les choses et cette manière de voir les choses est de facto celle du groupe politiquement et économiquement dominant».

La révolution n’a-t-elle pas apporté aussi une révolution culturelle ?

Nous avons pu constater avec l’avènement de la révolution tunisienne, que ce sont les expressions artistiques des groupes marginaux et opprimés qui comme toujours et partout accompagnent les soulèvements. Ce sont les chansons de rap, les danses populaires, la poésie, les arts de la rue, les films tournés par des amateurs, évoluant en dehors des canons de la culture propagandiste, qui en dépit de toutes les tentatives de neutralisation par le pouvoir, ont donné aux groupes opprimés les moyens d’expression aussi bien de leur résistance que de leur révolte.

Ce contexte révolutionnaire a favorisé l’émergence d’un nouveau discours qui prône la nécessité de donner les moyens à tout le monde pour «l’accès à la culture». On a commencé alors à parler de décentralisation culturelle. Et le discours entendu sur les disparités économiques régionales, on le retrouve dans le secteur culturel : «Les régions intérieures n’auraient donc pas accès à la culture donc, travaillons sur la décentralisation culturelle, travaillons pour favoriser l’accès à la culture pour tout le monde». Or peu de gens se posent la question : De quel accès à la culture et de quelle culture parle-t-on? Est-ce qu’on parle de la culture, synonyme d’œuvres universelles plutôt imposées comme telles par l’Occident ? Est-ce que l’accès à la culture signifie l’accès à une certaine manière de s’exprimer, de parler et de penser le monde relatif au groupe social économiquement dominant en Tunisie ? Ou est-ce l’accès à la culture aurait comme finalité de neutraliser le rapport au religieux, de supprimer les traditions supposés bloquer le développement du pays ? Et là on retrouve encore une fois et de manière implicite les traces du même usage politique instrumental de la culture.

Et paradoxalement, voire ironiquement, l’expression on doit leur «donner accès à la culture» permet aux acteurs politiques, en compétition, de donner à la culture un contenu particulier en fonction des circonstances et des intérêts défendus. Ainsi, au lieu de se poser la vraie question, à savoir comment donner plus de moyens au secteur culturel dans les régions de l’intérieur pour encourager les expressions locales, on repart plus ou moins volontairement avec la bonne vieille recette du paradigme culture-éducation. L’enjeu devient alors, comment donner aux populations des régions de l’intérieur l’accès à la culture pour qu’ils épousent les croyances et les modes de pensée du groupe dominant. Aussi bien les modes de création artistique locale que les croyances propres aux populations marginalisées sont de facto invisibilisés, inferiorisés au profit du nouveau discours politiquement correct de l’accès égalitaire à la culture.

Ces dernières années, le secteur culturel intègre de nouveaux concepts, à savoir culture, investissement, management et entrepreneuriat culturel, seraient-ils les nouveaux outils pour réfléchir la culture autrement ?

Après le départ de Ben Ali, on observe l’avènement d’une troisième phase néolibérale assez inédite dans le fonctionnement du secteur culturel. On assiste à la conjugaison de deux phénomènes : d’un côté l’affaiblissement de l’Etat et la fin de l’imposition d’une politique officielle au service du pouvoir politique central et de l’autre, l’arrivée massive des fonds $ et du mécénat privés qui investissent énormément dans la culture. Ce changement a imposé un nouveau discours. On passe de la conception originelle de la culture comme quelque chose par essence utile et improductive (n’est pas redevable de rendement ou de bénéfices), au profit d’une conception de l’investissement culturel productif donc potentiellement rentable et envisagé dans certains cas comme un levier de croissance. Et là, on passe à un autre état d’esprit :

Dans cette vision néolibérale, la culture n’est plus conçue comme une dépense publique, mais comme un investissement dont le rendement doit être rentable. C’est ainsi qu’on voit le vocabulaire managérial envahir la réflexion autour de la politique culturelle à adopter. Ce sont donc de nouveaux concepts comme marketing culturel, entrepreneuriat culturel, etc., issus du management qui entrent sur la scène culturelle.

Ce vocabulaire managérial a un implicite très fort, c’est la création d’un label qui est «la culture produite pour et par chaque individu» propre à l’idéologie libérale. Cet individu devrait être entrepreneur de lui-même et devrait être capable à la fois de consommer et de «produire» des produits culturels qui peuvent être financées ou commercialisés.

Le problème avec cette vision managériale est double : premièrement, la marchandisation de la culture prend le pas sur la mission première de la culture qui devrait être selon moi la possibilité d’une expression individuelle et/ou collective qui permettait à chacun avant tout de tisser un lien social avec l’autre et à nous tous de faire société dans notre diversité.

Le deuxième problème avec la marchandisation du secteur culturel, les groupes sociaux n’ont pas les mêmes dispositions ou le même capital économique, culturel et symbolique pour entrer dans cette compétition. On se retrouve donc de nouveau avec le schéma classique : les groupes économiques et sociaux qui ont les moyens utilisent l’investissement culturel pour tenter d’imposer un certain mode de penser, une certaine manière de voir le monde érigée en normes comportementales qui s’imposeraient aux autres et permettraient d’abord de défendre leurs intérêts particuliers.

Vous semblez avancer que l’instrumentalisation de la culture est un mal persistant ?

La différence entre la culture au service d’une propagande de l’Etat et la culture-marchandise ou entre autoritarisme et laissez faire aujourd’hui est la suivante : dans le premier cas, le groupe dominant était identifié, les clans Ben Ali et leurs réseaux clientélistes étaient centralisés au sommet de l’Etat.

Aujourd’hui, on assiste à la décentralisation des réseaux clientélistes et à la compétition de plusieurs acteurs politiques et économiques qui instrumentalisent le secteur culturel en l’investissant avec une rhétorique managériale et en dénaturant la mission qui devrait être celle de la culture. Cette mission, pour moi, devrait être celle de donner tout simplement à tous les individus et à tous les groupes sociaux les moyens pour pouvoir s’exprimer et participer à ce qui fait de nous une société dans son pluralisme et sa diversité.

Pour mener une vraie réflexion autour de la place de la culture dans notre société, on devrait revoir la formulation des problèmes pour faire le bon diagnostic et cela passe à mon sens par l’abandon pur et simple du paradigme culture/éducation d’un côté et celui qui réduit le problème à une question d’accès à la culture et de management, de l’autre. Il serait utile à cet égard de décentrer le regard en faisant un parallèle avec le secteur de la santé ou celui de l’éducation.

Aujourd’hui et avec la crise du Covid-19, les gouvernants de tous les pays semblent finalement se rendre compte que c’est parce qu’on a parlé de la santé en termes d’investissement économique, que parce qu’on a réduit les lits pour des considérations budgétaires et qu’on a parlé des malades en termes de coûts, qu’on se retrouve aujourd’hui complètement démunis face à une pandémie mondiale.

Ce que je veux dire est simple : ces activités-là comme la culture, l’éducation et la santé ne peuvent remplir leurs missions de secteurs vitaux, seulement si on les pense d’abord comme des activités essentielles et forcément improductives sans aucune attente de retour sur l’investissement.

La seule manière de résister à la marchandisation de la culture, servant d’abord les groupes économiques dominants, ne peut se faire qu’en pensant la culture comme une activité complètement improductive.

Une politique publique culturelle digne de ce nom est celle qui serait capable de garantir les moyens et les ressources à chacun pour pouvoir s’exprimer, c’est-à-dire jouir d’une existence plus heureuse et plus riche dans l’interaction avec les autres. C’est comme la santé et l’éducation, ces activités utiles ne peuvent être ni chiffrées ni évaluées et encore moins se concevoir en termes de profits et de pertes.

Ce que vous avancez serait-il un retour à un modèle étatique centralisé qui a montré ses limites et ses dérapages et qui a fait mainmise sur la culture et la création ? Quel serait alors le modèle alternatif qui permettrait l’épanouissement de la culture et la dignité à ses acteurs?

Pour répondre à cette question, il est important de parler du cœur du sujet, à savoir le sort réservé aux artistes en Tunisie dans tous les secteurs culturels. Il est évident que les artistes se trouvent aujourd’hui fragilisés et pris en otage entre d’une part, un ministère de la Culture qui comme tous les autres ministères du pays est affaibli par la compétition des différents clans au pouvoir, et de l’autre des fonds privés nationaux ou internationaux qui mettent beaucoup de moyens dans le secteur culturel.

Ceux-ci, et en dépit de l’affichage d’un discours philanthropique, nous donnent les preuves au quotidien de leur agenda politique plus ou moins avoué qui va de l’investissement dans leur capital marque pour certains acteurs privés à la défense pour d’autres de leurs ambitions politiques en passant par le jeu d’influences politiques pour les acteurs internationaux.

Que faire devant un tel diagnostic ?

Nous visons une crise économique et politique en Tunisie depuis au moins dix ans.

Le contexte de crise fait qu’on vit dans la débrouillardise. On adopte donc une médecine de guerre parce qu’on n’a pas l’infrastructure et les moyens suffisants pour traiter les malades et on peut faire le même constat lorsqu’il s’agit du secteur culturel, on pratique l’art dans l’adversité.

Et ce qui serait fascinant par exemple à suivre, ce serait l’ensemble des solidarités horizontales qui se sont mises en place au moment de la crise Covid-19 et qui peuvent à terme développer une alternative qui permettrait à des expressions culturelles différentes de vivre et d’évoluer en dehors de l’agenda des intérêts privés.

Je pense que c’est bien là que réside le potentiel d’une réflexion alternative pour une politique culturelle «improductive» qui met au centre le droit de chacun à pouvoir s’exprimer et qui permettrait une expression égalitaire de tous les groupes sociaux dans toute leur diversité.

Mais est-ce que ces solidarités horizontales sont suffisantes ? Certainement pas, l’enjeu est de garantir une stabilité financière et une protection juridique aux artistes qui ne peuvent être assurés que par les autorités publiques.

Par ailleurs, si comme je l’ai dit au début, l’enjeu est comment revenir à la mission originelle d’une vraie politique culturelle publique qui voit la culture comme une activité d’abord improductive mais indispensable dont le but est tout simplement de donner les moyens aux différents artistes et aux différents groupes sociaux de s’exprimer et de s’épanouir individuellement et collectivement dans le respect de leur dignité, il n’en demeure pas moins que ce choix-là est éminemment politique. Le choix de la place et du rôle de la politique publique culturelle d’un pays est intimement lié aux orientations politiques, économiques et au modèle social adopté par les gouvernants.

En somme, la réflexion autour de la politique publique culturelle ne peut faire l’économie d’une réflexion concomitante autour des choix sociétaux et économiques qu’on veut adopter et ceux-ci sont forcément enracinés politiquement, culturellement et idéologiquement.

Pour finir, la culture peut-elle être une réponse aux maux des sociétés ?

Depuis un certain temps, la culture est présentée comme la recette magique à tous les problèmes ; c’est par la culture et le dialogue culturel qu’on pourrait mettre fin au racisme, c’est par la culture qu’on pourrait pacifier les terroristes et mettre fin au terrorisme, c’est par la culture qu’on pourrait arrêter la colonisation israélienne en Palestine ou c’est par la culture qu’on pourrait régler les problèmes d’inégalités entre le centre et les régions de l’intérieur, etc.

Pourtant, tous les jours, on a des preuves tangibles et têtues attestant du fait que la culture n’y peut absolument rien.

Car les problèmes ne sont jamais d’ordre culturel, ils sont d’abord d’ordre politique et économique. Pour paraphraser Angela Davis, je ne suis pas opposée à l’idée selon laquelle la culture peut apporter des ressources pour lutter contre la domination dans toutes ses formes, mais les politiques culturelles ne peuvent en aucun cas provoquer toutes seules, une transformation radicale des rapports de domination politique et économique.

Que peut, alors, la culture face aux maux de l’humanité ?

S’il est vrai que la culture ne peut rien contre les maux de l’humanité, elle est paradoxalement vitale parce que c’est la seule manière inventée par les humains pour supporter et essayer dans la mesure du possible de trouver un sens à cette réalité absurde qu’est la mort.

La culture dans tous les sens du terme, comme ensemble de croyances ou comme ensemble d’expressions artistiques est VITALE et je souligne ce mot car la culture est la seule manière de faire face à l’angoisse existentielle.

Sans culture, c’est le néant et en même temps la culture ne peut absolument rien face aux maux de l’humanité. Et je pense que tant qu’on n’a pas compris cela, on va continuer à faire porter à la culture des problèmes qu’elle ne pourra pas résoudre et on la privera de son élan vital.

La culture est consubstantielle à la vie des humains sur terre, indispensable pour adoucir et donner du sens à un monde absurde et c’est justement la raison pour laquelle la culture ne pourra pas toute seule sauver l’humanité.

 

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