Tout d’abord, il faudrait commencer par se mettre d’accord sur la définition que nous pouvons donner à la culture ?
Plusieurs controverses existent autour de la définition à donner au mot culture. La culture recouvre selon les disciplines des sens différents et des définitions divergentes. La culture débattue en sciences sociales, c’est un ensemble de valeurs et de comportements propres à un groupe particulier. On parle aussi de la culture comme un ensemble de productions artistiques et intellectuelles propres à un groupe social ou à une nation particulière. Il y a aussi la culture au sens anthropologique du terme entendue comme une manière spécifique de donner sens à l’existence, et ce, à travers des rites et des coutumes qui protègent de l’angoisse de la mort. Le dénominateur commun entre toutes ses approches est le fait que la culture a toujours été investie par le discours politique. Au sein du secteur culturel, le débat porte aujourd’hui sur la culture entendue comme un ensemble de productions culturelles et artistiques propres à un groupe social ou à une culture nationale ou une aire civilisationnelle, cela dépend où on place le curseur.
La culture épouse aussi le sens de l’éducation, n’y est-elle pas aussi d’une certaine manière associée ?
Ce rapprochement est problématique. Le discours qui effectue un lien entre culture et éducation a une histoire particulière qui remonte au XVIIIe siècle. La philosophie des lumières a élaboré le mythe de la modernité dont l’objectif était de construire des sociétés basées sur des individus libres et autonomes où la raison universelle et la logique de droit triompheraient de l’ordre divin/religieux et seraient les seuls moyens de régulation des rapports entre les individus. Dans cette quête-là, l’objectif implicite est de se débarrasser de la religion et des traditions culturelles supposées bloquer l’émancipation des individus, le progrès et le développement économique et le moyen pour y parvenir serait l’éducation.
Vu sous cet angle, il n’est pas étonnant de voir triompher l’universalisme en France et c’est la définition de la culture en tant qu’ensemble de productions culturelles et artistiques rattachée à une aire civilisationnelle qui a pris le pas sur la définition de la culture au sens de valeurs et de croyances supposées bloquer l’émancipation des individus. Et c’est cette approche de la culture qui a été largement utilisée dans l’entreprise coloniale française et aussi vis-à-vis des minorités ethniques et culturelles en France. L’entreprise coloniale avait pour crédo «on va civiliser les sauvages, on va les éduquer pour qu’ils puissent se débarrasser de leurs traditions culturelles supposées «arriérées» et accéder enfin à la «modernité». D’où, le lien violent entre culture et éducation.
L’objectif implicite de cette entreprise coloniale/civilisatrice/assimilationiste est à la fois de construire l’image du colonisé comme être inférieur et de dompter tout potentiel de rébellion chez les populations opprimées. Le défi pour la colonisation et plus tard pour les élites politiques dominantes était de se débarrasser de tout le potentiel subversif des expressions et des croyances culturelles locales chez les groupes opprimés et/ou colonisés. Ces résistances peuvent relever de la résistance linguistique ou l’attachement par exemple, à la religion et à la tradition qui ont permis dans plusieurs pays de résister au rouleau compresseur de la colonisation et plus tard de la globalisation. C’est certainement le film «Les statues meurent aussi» d’Alain Renais et de Chris Marker qui décrit le mieux pour moi la destruction violente des traditions et œuvres africaines menée par la colonisation française au nom de la modernité et du progrès.
Dans quelle mesure cette approche a-t-elle persisté après l’indépendance ?
Avec l’indépendance des pays du sud, les élites locales qui ont pris le pouvoir ont emprunté le même vocabulaire de la politique culturelle coloniale française et on retrouve cette même rhétorique «civilisatrice» chez les décideurs politiques tunisiens : une politique culturelle publique dont la mission est d’éduquer les populations pour les mettre au service du pouvoir central. Ainsi, la même rhétorique coloniale a été utilisée par les élites politiques locales pour faire de la culture un moyen au service de la propagande officielle des Etats avec une intervention publique très forte dans le champ culturel dont la finalité était encore une fois : «Civiliser les sauvageons et neutraliser le potentiel de toute expression marginale ou dissidente».
On passe d’une politique culturelle publique au service du colonialisme, vers un discours sur la culture au service de l’élite politique et économique au pouvoir en utilisant le même référentiel qui établit un lien mécanique et violent entre éducation et culture. Mais l’objectif reste le même : neutraliser le potentiel subversif de toute expression marginale, forcément dissidente, qui sort des canons culturels établis par la politique publique officielle. Tout cela passe bien évidemment par la l’imposition d’un récit national officiel, par une distinction minutieuse entre ce qui est acceptable ou pas dans les modes d’expression et de pensée, par une hiérarchie de noblesse entre les traditions linguistiques et culturelles, les arts nobles et les arts moins nobles… etc.
Malheureusement, aujourd’hui encore, le discours qui postule que «Par la culture, on va éduquer le peuple» persiste toujours feignant d’oublier la violence originelle de ce référentiel. Aujourd’hui encore, ce discours veut dire la même chose : «On va imposer par la culture une certaine manière de voir les choses et cette manière de voir les choses est de facto celle du groupe politiquement et économiquement dominant».
La révolution n’a-t-elle pas apporté aussi une révolution culturelle ?
Nous avons pu constater avec l’avènement de la révolution tunisienne, que ce sont les expressions artistiques des groupes marginaux et opprimés qui comme toujours et partout accompagnent les soulèvements. Ce sont les chansons de rap, les danses populaires, la poésie, les arts de la rue, les films tournés par des amateurs, évoluant en dehors des canons de la culture propagandiste, qui en dépit de toutes les tentatives de neutralisation par le pouvoir, ont donné aux groupes opprimés les moyens d’expression aussi bien de leur résistance que de leur révolte.
Ce contexte révolutionnaire a favorisé l’émergence d’un nouveau discours qui prône la nécessité de donner les moyens à tout le monde pour «l’accès à la culture». On a commencé alors à parler de décentralisation culturelle. Et le discours entendu sur les disparités économiques régionales, on le retrouve dans le secteur culturel : «Les régions intérieures n’auraient donc pas accès à la culture donc, travaillons sur la décentralisation culturelle, travaillons pour favoriser l’accès à la culture pour tout le monde». Or peu de gens se posent la question : De quel accès à la culture et de quelle culture parle-t-on? Est-ce qu’on parle de la culture, synonyme d’œuvres universelles plutôt imposées comme telles par l’Occident ? Est-ce que l’accès à la culture signifie l’accès à une certaine manière de s’exprimer, de parler et de penser le monde relatif au groupe social économiquement dominant en Tunisie ? Ou est-ce l’accès à la culture aurait comme finalité de neutraliser le rapport au religieux, de supprimer les traditions supposés bloquer le développement du pays ? Et là on retrouve encore une fois et de manière implicite les traces du même usage politique instrumental de la culture.
Et paradoxalement, voire ironiquement, l’expression on doit leur «donner accès à la culture» permet aux acteurs politiques, en compétition, de donner à la culture un contenu particulier en fonction des circonstances et des intérêts défendus. Ainsi, au lieu de se poser la vraie question, à savoir comment donner plus de moyens au secteur culturel dans les régions de l’intérieur pour encourager les expressions locales, on repart plus ou moins volontairement avec la bonne vieille recette du paradigme culture-éducation. L’enjeu devient alors, comment donner aux populations des régions de l’intérieur l’accès à la culture pour qu’ils épousent les croyances et les modes de pensée du groupe dominant. Aussi bien les modes de création artistique locale que les croyances propres aux populations marginalisées sont de facto invisibilisés, inferiorisés au profit du nouveau discours politiquement correct de l’accès égalitaire à la culture.
Ces dernières années, le secteur culturel intègre de nouveaux concepts, à savoir culture, investissement, management et entrepreneuriat culturel, seraient-ils les nouveaux outils pour réfléchir la culture autrement ?
Après le départ de Ben Ali, on observe l’avènement d’une troisième phase néolibérale assez inédite dans le fonctionnement du secteur culturel. On assiste à la conjugaison de deux phénomènes : d’un côté l’affaiblissement de l’Etat et la fin de l’imposition d’une politique officielle au service du pouvoir politique central et de l’autre, l’arrivée massive des fonds $ et du mécénat privés qui investissent énormément dans la culture. Ce changement a imposé un nouveau discours. On passe de la conception originelle de la culture comme quelque chose par essence utile et improductive (n’est pas redevable de rendement ou de bénéfices), au profit d’une conception de l’investissement culturel productif donc potentiellement rentable et envisagé dans certains cas comme un levier de croissance. Et là, on passe à un autre état d’esprit :
Dans cette vision néolibérale, la culture n’est plus conçue comme une dépense publique, mais comme un investissement dont le rendement doit être rentable. C’est ainsi qu’on voit le vocabulaire managérial envahir la réflexion autour de la politique culturelle à adopter. Ce sont donc de nouveaux concepts comme marketing culturel, entrepreneuriat culturel, etc., issus du management qui entrent sur la scène culturelle.
Ce vocabulaire managérial a un implicite très fort, c’est la création d’un label qui est «la culture produite pour et par chaque individu» propre à l’idéologie libérale. Cet individu devrait être entrepreneur de lui-même et devrait être capable à la fois de consommer et de «produire» des produits culturels qui peuvent être financées ou commercialisés.
Le problème avec cette vision managériale est double : premièrement, la marchandisation de la culture prend le pas sur la mission première de la culture qui devrait être selon moi la possibilité d’une expression individuelle et/ou collective qui permettait à chacun avant tout de tisser un lien social avec l’autre et à nous tous de faire société dans notre diversité.
Le deuxième problème avec la marchandisation du secteur culturel, les groupes sociaux n’ont pas les mêmes dispositions ou le même capital économique, culturel et symbolique pour entrer dans cette compétition. On se retrouve donc de nouveau avec le schéma classique : les groupes économiques et sociaux qui ont les moyens utilisent l’investissement culturel pour tenter d’imposer un certain mode de penser, une certaine manière de voir le monde érigée en normes comportementales qui s’imposeraient aux autres et permettraient d’abord de défendre leurs intérêts particuliers.
Vous semblez avancer que l’instrumentalisation de la culture est un mal persistant ?
La différence entre la culture au service d’une propagande de l’Etat et la culture-marchandise ou entre autoritarisme et laissez faire aujourd’hui est la suivante : dans le premier cas, le groupe dominant était identifié, les clans Ben Ali et leurs réseaux clientélistes étaient centralisés au sommet de l’Etat.
Aujourd’hui, on assiste à la décentralisation des réseaux clientélistes et à la compétition de plusieurs acteurs politiques et économiques qui instrumentalisent le secteur culturel en l’investissant avec une rhétorique managériale et en dénaturant la mission qui devrait être celle de la culture. Cette mission, pour moi, devrait être celle de donner tout simplement à tous les individus et à tous les groupes sociaux les moyens pour pouvoir s’exprimer et participer à ce qui fait de nous une société dans son pluralisme et sa diversité.
Pour mener une vraie réflexion autour de la place de la culture dans notre société, on devrait revoir la formulation des problèmes pour faire le bon diagnostic et cela passe à mon sens par l’abandon pur et simple du paradigme culture/éducation d’un côté et celui qui réduit le problème à une question d’accès à la culture et de management, de l’autre. Il serait utile à cet égard de décentrer le regard en faisant un parallèle avec le secteur de la santé ou celui de l’éducation.
Aujourd’hui et avec la crise du Covid-19, les gouvernants de tous les pays semblent finalement se rendre compte que c’est parce qu’on a parlé de la santé en termes d’investissement économique, que parce qu’on a réduit les lits pour des considérations budgétaires et qu’on a parlé des malades en termes de coûts, qu’on se retrouve aujourd’hui complètement démunis face à une pandémie mondiale.
Ce que je veux dire est simple : ces activités-là comme la culture, l’éducation et la santé ne peuvent remplir leurs missions de secteurs vitaux, seulement si on les pense d’abord comme des activités essentielles et forcément improductives sans aucune attente de retour sur l’investissement.
La seule manière de résister à la marchandisation de la culture, servant d’abord les groupes économiques dominants, ne peut se faire qu’en pensant la culture comme une activité complètement improductive.
Une politique publique culturelle digne de ce nom est celle qui serait capable de garantir les moyens et les ressources à chacun pour pouvoir s’exprimer, c’est-à-dire jouir d’une existence plus heureuse et plus riche dans l’interaction avec les autres. C’est comme la santé et l’éducation, ces activités utiles ne peuvent être ni chiffrées ni évaluées et encore moins se concevoir en termes de profits et de pertes.
Ce que vous avancez serait-il un retour à un modèle étatique centralisé qui a montré ses limites et ses dérapages et qui a fait mainmise sur la culture et la création ? Quel serait alors le modèle alternatif qui permettrait l’épanouissement de la culture et la dignité à ses acteurs?
Pour répondre à cette question, il est important de parler du cœur du sujet, à savoir le sort réservé aux artistes en Tunisie dans tous les secteurs culturels. Il est évident que les artistes se trouvent aujourd’hui fragilisés et pris en otage entre d’une part, un ministère de la Culture qui comme tous les autres ministères du pays est affaibli par la compétition des différents clans au pouvoir, et de l’autre des fonds privés nationaux ou internationaux qui mettent beaucoup de moyens dans le secteur culturel.
Ceux-ci, et en dépit de l’affichage d’un discours philanthropique, nous donnent les preuves au quotidien de leur agenda politique plus ou moins avoué qui va de l’investissement dans leur capital marque pour certains acteurs privés à la défense pour d’autres de leurs ambitions politiques en passant par le jeu d’influences politiques pour les acteurs internationaux.
Que faire devant un tel diagnostic ?
Nous visons une crise économique et politique en Tunisie depuis au moins dix ans.
Le contexte de crise fait qu’on vit dans la débrouillardise. On adopte donc une médecine de guerre parce qu’on n’a pas l’infrastructure et les moyens suffisants pour traiter les malades et on peut faire le même constat lorsqu’il s’agit du secteur culturel, on pratique l’art dans l’adversité.
Et ce qui serait fascinant par exemple à suivre, ce serait l’ensemble des solidarités horizontales qui se sont mises en place au moment de la crise Covid-19 et qui peuvent à terme développer une alternative qui permettrait à des expressions culturelles différentes de vivre et d’évoluer en dehors de l’agenda des intérêts privés.
Je pense que c’est bien là que réside le potentiel d’une réflexion alternative pour une politique culturelle «improductive» qui met au centre le droit de chacun à pouvoir s’exprimer et qui permettrait une expression égalitaire de tous les groupes sociaux dans toute leur diversité.
Mais est-ce que ces solidarités horizontales sont suffisantes ? Certainement pas, l’enjeu est de garantir une stabilité financière et une protection juridique aux artistes qui ne peuvent être assurés que par les autorités publiques.
Par ailleurs, si comme je l’ai dit au début, l’enjeu est comment revenir à la mission originelle d’une vraie politique culturelle publique qui voit la culture comme une activité d’abord improductive mais indispensable dont le but est tout simplement de donner les moyens aux différents artistes et aux différents groupes sociaux de s’exprimer et de s’épanouir individuellement et collectivement dans le respect de leur dignité, il n’en demeure pas moins que ce choix-là est éminemment politique. Le choix de la place et du rôle de la politique publique culturelle d’un pays est intimement lié aux orientations politiques, économiques et au modèle social adopté par les gouvernants.
En somme, la réflexion autour de la politique publique culturelle ne peut faire l’économie d’une réflexion concomitante autour des choix sociétaux et économiques qu’on veut adopter et ceux-ci sont forcément enracinés politiquement, culturellement et idéologiquement.
Pour finir, la culture peut-elle être une réponse aux maux des sociétés ?
Depuis un certain temps, la culture est présentée comme la recette magique à tous les problèmes ; c’est par la culture et le dialogue culturel qu’on pourrait mettre fin au racisme, c’est par la culture qu’on pourrait pacifier les terroristes et mettre fin au terrorisme, c’est par la culture qu’on pourrait arrêter la colonisation israélienne en Palestine ou c’est par la culture qu’on pourrait régler les problèmes d’inégalités entre le centre et les régions de l’intérieur, etc.
Pourtant, tous les jours, on a des preuves tangibles et têtues attestant du fait que la culture n’y peut absolument rien.
Car les problèmes ne sont jamais d’ordre culturel, ils sont d’abord d’ordre politique et économique. Pour paraphraser Angela Davis, je ne suis pas opposée à l’idée selon laquelle la culture peut apporter des ressources pour lutter contre la domination dans toutes ses formes, mais les politiques culturelles ne peuvent en aucun cas provoquer toutes seules, une transformation radicale des rapports de domination politique et économique.
Que peut, alors, la culture face aux maux de l’humanité ?
S’il est vrai que la culture ne peut rien contre les maux de l’humanité, elle est paradoxalement vitale parce que c’est la seule manière inventée par les humains pour supporter et essayer dans la mesure du possible de trouver un sens à cette réalité absurde qu’est la mort.
La culture dans tous les sens du terme, comme ensemble de croyances ou comme ensemble d’expressions artistiques est VITALE et je souligne ce mot car la culture est la seule manière de faire face à l’angoisse existentielle.
Sans culture, c’est le néant et en même temps la culture ne peut absolument rien face aux maux de l’humanité. Et je pense que tant qu’on n’a pas compris cela, on va continuer à faire porter à la culture des problèmes qu’elle ne pourra pas résoudre et on la privera de son élan vital.
La culture est consubstantielle à la vie des humains sur terre, indispensable pour adoucir et donner du sens à un monde absurde et c’est justement la raison pour laquelle la culture ne pourra pas toute seule sauver l’humanité.
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