Mauvaises herbes – Dima Abdallah

Dehors, le bruit des tirs s’intensifie. Rassemblés dans la cour de l’école, les élèves attendent en larmes l’arrivée de leurs parents. La jeune narratrice de ce saisissant premier chapitre ne pleure pas, elle se réjouit de retrouver avant l’heure « son géant ». La main accrochée à l’un de ses grands doigts, elle est certaine de traverser sans crainte le chaos. Ne pas se plaindre, cacher sa peur, se taire, quitter à la hâte un appartement pour un autre tout aussi provisoire, l’enfant née à Beyrouth pendant la guerre civile s’y est tôt habituée. Son père, dont la voix alterne avec la sienne, sait combien, dans cette ville détruite, son pouvoir n’a rien de démesuré. Même s’il essaie de donner le change avec ses blagues et des paradis de verdure tant bien que mal réinventés à chaque déménagement, cet intellectuel — qui a le tort de n’être d’aucune faction ni d’aucun parti — n’a à offrir que son angoisse, sa lucidité et son silence. L’année des douze ans de sa fille, la famille s’exile sans lui à Paris. Collégienne brillante, jeune femme en rupture de ban, mère à son tour, elle non plus ne se sentira jamais d’aucun groupe, et continuera de se réfugier auprès des arbres, des fleurs et de ses chères adventices, ces mauvaises herbes qu’elle se garde bien d’arracher. De sa bataille permanente avec la mémoire d’une enfance en ruine, l’auteure de ce beau premier roman rend un compte précis et bouleversant. Ici, la tendresse dit son nom dans une main que l’on serre ou dans un effluve de jasmin, comme autant de petites victoires quotidiennes sur un corps colonisé par le passé.

 

Prix : 32chf

Dans les yeux du ciel – Rachid Benzine

C’est le temps des révolutions. Une femme interpelle le monde. Elle incarne le corps du monde arabe. En elle sont inscrits tous les combats, toutes les mémoires douloureuses, toutes les espérances, toutes les avancées et tous les reculs des sociétés. Plongée lumineuse dans l’univers d’une prostituée qui se raconte, récit d’une femme emportée par les tourments de la grande Histoire, Dans les yeux du ciel pose une question fondamentale : toute révolution mène-t-elle à la liberté ? Et qu’est-ce finalement qu’une révolution réussie ? Un roman puissant, politique, nécessaire.

 

Prix : 29chf

Le sel de tous les oublis – Yasmina Khadra

Lorsqu’une femme claque la porte et s’en va, elle emporte le monde avec elle. Adem Naït-Gacem l’apprend à ses dépens. Ne supportant pas le vide laissé par le départ de son épouse, l’instituteur abandonne ses élèves et, tel un don Quichotte des temps modernes, livré aux vents contraires de l’errance, quitte tout pour partir sur les chemins. Des rencontres providentielles jalonnent sa route : nain en quête d’affection, musicien aveugle au chant prophétique, vieux briscards, galériens convalescents et simples d’esprit le renvoient constamment aux rédemptions en lesquelles il refuse de croire. Jusqu’au jour où il est rattrapé par ses vieux démons. A travers les pérégrinations d’un antihéros mélancolique, flanqué d’une galerie de personnages hors du commun, Yasmina Khadra nous offre une méditation sur la possession et la rupture, le déni et la méprise, et sur la place qu’occupent les femmes dans les mentalités obtuses.

 

Prix : 31chf

La Part du Sarrazin – Magyd Cherfi

Après avoir conquis sa « part de Gaulois » en devenant le premier bachelier de sa cité, Magyd Cherfi, alias « le Madge », file s’établir en centre-ville avec un colocataire, débute pour de bon dans la musique et commence à écumer avec son groupe les scènes campagnardes ou périphériques, mêlant textes engagés, poésie du quotidien et rock dévastateur. Dans cette France des années 1980 où le Front national bombe le torse, ses anciens potes du quartier se mobilisent pour rejoindre la grande Marche des beurs. Pour peu de temps encore, sur Mitterrand se porte l’attente d’un pays moins raciste. Mais le délit de faciès a de l’avenir, les coups pleuvent et le métissage est la pire des qualités. Chanter pour ceux de la cité — les Sarrasins — est aussi illusoire que demeurer soi-même dans l’inatteignable identité du made in France. Entre autodérision, gouaille et violence, un esprit libre cherche sa place et zigzague son chemin familier. A défaut d’une histoire nationale qui lui ressemble et le rassemble, le Madge fait chanter les mots, revit et restitue les années pré-Zebda, évoque tous les désirs et tous les malentendus, rencontre l’amour de sa vie et projette sur notre temps les images d’une jeunesse prise entre la peur, la colère et l’espérance.

 

Prix : 33chf

Beyrouth – Celle qui ne regarde plus ailleurs par Tahar Ben Jelloun

Quand je pense à Beyrouth, l’image d’une belle femme à la chevelure d’or et d’argent s’impose à moi. Elle est jeune quel que soit son âge, elle est belle quelle que soit sa façon d’être. Image probablement inventée par une affection irrationnelle, une fiction à laquelle je me suis attaché.

Quand j’arrive à Beyrouth, un appétit de vie m’envahit, pas une vie banale, petite, conciliante, réaliste, mais une vie pleine, forte, folle, une vie qui dépasse ce que je suis, elle m’emplit et déborde de partout. C’est que la mort est là. Elle danse la java ou la samba pendant que le quotidien des habitants se déroule avec ses moments de lenteur, de vitesse, de folie ou simplement de paix provisoire comme ce que connaît un prisonnier en permission pour bonne conduite.

Quand je passe quelques jours à Beyrouth, je me sens chez moi, je suis installé dans un livre, sans doute un roman, un gros roman avec des personnages qui quittent la réalité pour se remplir de mots et venir se poser devant vous au moment du café du matin.

Est-ce un roman ou bien un dictionnaire qui corrige la définition des mots que des drames ont détournés de leur trajet normal ? Les mots, eux aussi, se baladent tout en se cognant contre des vitres qui se dressent au milieu des chemins. On ne les voit pas, même si le soleil s’y reflète et brille par procuration.

La vie est là. Une vie pleine de trous qu’un voile mince et palpable couvre par pudeur. Car dans ces trous, il y a l’inavouable, la chose dont on ne parle pas même si les yeux se trahissent et la désignent en se levant vers le ciel. En principe, on dit non, quand les yeux font ce geste. Personne n’osera étaler cette chose sur la table pleine de fruits et légumes. Il faut avoir une canne. Avec le bout de la canne, on la touche, on la remue, et on se bouche le nez.

Tout un pays construit sur du bois pourri. Le bois rongé de l’intérieur. Le bois sur lequel on ne peut même pas poser une feuille morte.

Le pays est pourtant assis sur ces morceaux de bois morts, pas assez morts, parce que malgré tout, les choses ont résisté, le temps des apparences, le temps interrompu par quelques catastrophes. Deux explosions qui ont brisé toutes les vitres semées sur le chemin des Beyrouthins. Pas seulement les vitres. Des corps, des vies, des enfances, des mémoires, des habitudes et le statut équivoque de la mort qui avait déposé là ses bagages et ses cercueils.

Beyrouth a pourtant besoin de respirer, de dresser la table midi et soir, de narguer la mort et ses adeptes, de sortir des confessions le temps de voir s’il est possible de recoller les morceaux avec des pans de vie non souillée par la honte.

Beyrouth a de l’imagination. Elle s’en sortira. Mais auparavant, comment en finir avec la colonisation ? Pourtant, en 2005, La Syrie a plié bagages et s’en est allée. Aujourd’hui, le Liban a besoin de pelles et de pioches, besoin de volonté d’en finir avec un état de fait anachronique, armé et financé par un Iran fou de puissance, et qui fait croire que sans sa présence le pays tombera comme un château de cartes.

Beyrouth regarde le monde qui lui envoie de l’aide. Beyrouth ne regarde plus ailleurs. Elle est devant un miroir, un immense miroir qui lui parle : une nouvelle guerre est possible, sans armes, sans morts, sans écoulement de sang, mais une guerre qui mettra en avant des valeurs, des principes, des idées propres, vieilles comme le destin mais dont le pays a aujourd’hui besoin. Les manifestations commencées le 17 octobre 2019 ont montré qu’il est possible de renouer avec ces valeurs, d’aller jusqu’au bout, jusqu’au nettoyage à sec d’une classe politique qui a confondu le Liban avec un casino borgne.

Finalement, seul le peuple libanais, admirable et digne, saura trouver les chemins à prendre, les actions à entreprendre pour réparer l’homme et le pays.

Retrouver l’article original dans l’Orient le Jour 

 

 

« La guerre étouffe la création. Comment écrire sous les bombes ? »

 

 

 

Quelles sont les conséquences de la guerre sur la création culturelle au Yémen ?

Ali al-Muqri : Chez les Arabes, on pense souvent que les tragédies suscitent la création. Mon expérience des débuts du conflit au Yémen me confirme qu’au contraire, la guerre étouffe la création. Comment l’écrivain peut-il écrire pendant qu’il entend les explosions de bombes et de missiles, qu’il entend les cris d’une famille dont la maison a été détruite, qu’il est sans électricité, sans approvisionnement en eau et en nourriture, et qu’il ne touche plus de salaire ?

Vous avez longtemps été journaliste. Quelle est la situation actuelle de la presse yéménite ?

Le Yémen a vécu un « printemps de la presse » après l’unification entre le Sud et le Nord en 1990 et jusqu’à la guerre civile de 1994. Après cette date, la presse est devenue contrefaite et les critiques qui s’y exprimaient n’étaient plus fondées sur des sources dignes de foi. Des journaux pouvaient certes critiquer la corruption, mais si des journalistes publiaient des documents ou des informations attestant de son ampleur et dévoilant l’identité des corrompus, ils allaient en prison.

Après la prise de Sanaa par les Houthis en 2014 et le déclenchement de la guerre en 2015, la plupart des entreprises de presse ont été fermées et seuls trois quotidiens existent encore. Le pouvoir rebelle a emprisonné, enlevé et tué des dizaines de journalistes. Certains d’entre eux sortent de prison en état d’agonie juste avant de mourir. Avec la multiplication de milices islamistes – qu’elles soient houthies, issues des Frères musulmans ou salafistes – ou de celles relevant du Conseil de transition du Sud à Aden, les journalistes ne peuvent plus exercer leur métier. Beaucoup ont eu recours aux réseaux sociaux, notamment Facebook et Twitter, mais ceux-ci sont la scène de multiples opérations de déformation des faits et de manipulation du public pour dresser des écrans de fumée devant une réalité insupportable.

Votre roman L’encens d’Aden (2014, non traduit) relate l’histoire d’un Français qui quitte Paris pour se réfugier à Aden. Avec ce thème, menez-vous une réflexion sur ce que signifient la nation et la quête d’une appartenance nationale ?

Ce roman est une prolongation de ce thème, mais sous l’angle d’un questionnement sur la possibilité de trouver une alternative à la patrie. Un personnage du livre, un Français, quitte Paris durant la Seconde Guerre mondiale pour trouver une échappatoire aux obligations de l’engagement patriotique requises par la situation de la France durant l’occupation allemande (1940-1944). Il rejoint Aden où il peut se fondre dans une société hétérogène et où personne ne lui demande rien. Il raconte sa vie à des personnes appartenant à une société multiculturelle composée d’individus venant de partout et dans laquelle se retrouvent des musulmans, des chrétiens, des juifs, des hindous, des bouddhistes, des athées, etc. Le commerçant français Antonin Besse (1877-1951) était un entrepreneur renommé à Aden.

Le Français du roman vit les transformations de la ville dans les années 1940, 1950 et 1960. Durant cette période émerge la question de savoir qui est Adénite et de définir qui possède le droit à l’« identité nationale » dans cette ville. Durant les dernières années de l’occupation britannique (1872-1967), le pouvoir a reconsidéré les identifications des habitants. Des critères ont ainsi été établis pour définir qui était Adénite. Certains ont revendiqué une citoyenneté exclusive avec le slogan « Aden pour les Adénites », tandis que d’autres ont mis en avant la yéménité de la ville, son appartenance à la nation arabe ou insisté sur son caractère islamique. Après l’indépendance du Yémen du Sud en 1967, de nombreux habitants quittèrent la ville du fait qu’elle avait perdu, à leurs yeux, la qualité de patrie alternative. Cet immigré français ressentit le même sentiment de perte.

Le thème de la discrimination que subissent certains groupes sociaux parcourt Saveur noire, odeur noire (2008, non traduit) et Le beau Juif. De quelle manière avez-vous abordé cette question dans votre œuvre ?

J’ai abordé ce problème sous un angle littéraire. Dans ces deux romans, j’ai voulu traiter à bras-le-corps des discriminations auxquelles sont confrontées certaines catégories sociales marginalisées au Yémen, non pas en soulignant les conditions nécessaires pour une vie commune harmonieuse, mais en m’interrogeant sur la notion même de patrie dans sa géographie, son histoire, voire sa langue. Pour certains personnages de ces deux romans, qu’ils soient juifs ou akhdam (Noirs yéménites), la nation n’existe pas comme idée ou comme réalité vécue, elle n’a aucun sens (1).

Quelles réactions a suscitées votre œuvre auprès des lecteurs yéménites et arabes, particulièrement avec L’alcool et le vin en islam (2007, non traduit) et Femme interdite ?

En rédigeant L’alcool et le vin en islam, j’ai voulu critiquer la mentalité religieuse qui considère toute chose comme interdite. J’ai alors fait des recherches dans le patrimoine culturel islamique et j’ai constaté qu’il y avait de fortes divergences concernant l’alcool parmi les premiers musulmans. Certains prônaient son interdiction, tandis que d’autres étaient partisans de sa libre consommation sous conditions.

La mentalité musulmane qui consacre l’interdiction de l’alcool depuis plus de mille ans et qui occulte et refuse les opinions divergentes est la même que celle qui a lancé des accusations d’apostasie contre moi dans les mosquées et les revues islamiques. Ces campagnes ont été conduites par un religieux et un ancien ministre d’Al-Awqaf (Biens de mainmorte) et de nombreuses menaces ont été lancées à mon endroit. Cela s’est répété après la parution de Femme interdite, qui relate la vie d’une femme parmi les djihadistes. Ces derniers ont lancé contre moi une campagne hostile et m’ont accusé d’apostasie. Ils s’en sont aussi pris à un universitaire nommé Ahmed al-Arami. Tout a commencé lorsqu’il a proposé à ses étudiants de l’université d’Al-Baïda d’étudier mon roman. Leurs parents s’en sont plaints à l’administration et ont demandé à ce qu’il soit démis de ses fonctions, ce qui a été fait. Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) a publié un communiqué enjoignant de tuer l’universitaire pour avoir prescrit la lecture d’un roman qui enfreint les règles et la morale islamiques selon ce qu’ils prétendent. Ahmed al-Arami dut fuir le Yémen et se réfugier au Caire. Ils se sont ensuite rendu compte que l’auteur du livre résidait toujours au Yémen et ils m’ont pris dans leur ligne de mire. Cet appel au meurtre ne cesse d’être relancé de temps à autre, même si je ne vis plus au Yémen.

Votre dernier roman, Le pays du Commandeur, est publié en France en mars 2020. De quoi parle-t-il ?

Il relate les derniers jours d’un dictateur arabe à travers l’histoire d’un écrivain à qui l’on demande de se rendre dans le « pays du Commandeur » pour participer à la rédaction d’une biographie à sa gloire. Son arrivée coïncide avec le déclenchement d’une révolte populaire réclamant la chute du régime. L’écrivain fait connaissance avec la fille du dictateur qui souffre d’un manque affectif et lui demande de l’épouser. Il fréquente aussi l’entourage du président et observe comment les gens interagissent entre eux alors que le tyran est sur le point d’être renversé, comme s’ils bénéficiaient d’un supplément de vie inespéré.

Les personnages de vos romans et les obstacles qu’ils rencontrent dans leurs tentatives de se réaliser et de s’affirmer ne symboliseraient-ils pas les difficultés culturelles du rapport à l’autre ?

La culture arabe et les sociétés islamiques se caractérisent par l’existence de tabous multiples. Une perception de l’autre, réductrice, nécessiterait d’être corrigée, du fait que les musulmans sont l’extension culturelle de leurs ancêtres juifs et chrétiens, et avant eux des idolâtres, des zoroastriens, des hindous, des Babyloniens, des Assyriens, des anciens Égyptiens… Ils se sont tous retrouvés sous le même ciel avant de se diviser en raison de l’expansion d’idéologies devenues héréditaires et qui créent des interdits et des tabous. Ainsi, tout a fini par relever du domaine de l’interdit, la terre, la patrie, les idées, et au lieu que tout le monde vive sur une terre pacifiée et dans une patrie partagée jouissant de la liberté d’expression, on vit dans le monde de l’illusion et de l’interdit, dans le pays du sacré et de la religion véritable.

Je ne vois pas en quoi une identité plurielle, sexuelle, ethnique ou idéologique serait problématique. Le problème réside dans une histoire de conflits accumulés pour définir ces identités et ses conséquences sur l’existence dans un présent dans lequel il est difficile de parler d’une seule identité sans considérer l’ensemble de ses relations avec les autres identités. L’Autre selon l’acception ancienne n’existe plus, et l’Autre est peut-être simplement nous. De fait, nous mettons notre propre identité à l’épreuve de l’existence de l’autre et non en le mettant de côté.

Les personnages de mes romans expriment parfois un « je » coincé et étriqué par leur perception des autres comme différents ou ennemis, mais cette représentation a été construite par l’histoire et l’idéologie. Elle ne constitue pas un point de départ ou un objectif de mes récits. Dans Le beau Juif, les juifs et les musulmans partagent un même extrémisme religieux, mais aussi un désir de coexistence. Ce que dit la femme algérienne dans L’encens d’Aden sur la nécessité de libérer la « patrie sacrée » de l’occupation française se retrouve dans ce que ressent le jeune Français quant à la libération de la France du joug nazi. L’affirmation de l’homme de religion sur l’exigence de suivre les préceptes de l’islam s’accorde avec la nécessité exprimée par les révolutionnaires d’œuvrer à la réalisation des objectifs de la révolution. L’extrémiste de gauche (« progressiste ») dans Femme interdite se transforme en extrémiste religieux (« passéiste »).

Vous traitez souvent le thème du pouvoir religieux de manière critique. Comment peut-on s’en défaire pour assumer ses choix, notamment pour les croyants ?

En monopolisant l’interprétation du monde et de la vie, le pouvoir religieux nuit à la société et empêche son développement ; il entrave aussi l’ouverture de la religion elle-même vers d’autres potentiels et orientations majeures de l’être humain. Il n’est pas nécessaire de chercher une alternative à la religion, mais il est important de laisser prospérer les formes de pensée et de connaissance. La religion ne vit pas en vase clos, et chaque religion est plurielle, composée de différents courants. Tout le monde peut ainsi vivre sans être tenté d’exclure et d’éliminer l’Autre.

Comment percevez-vous les relations du monde arabe à la modernité contemporaine et ses conséquences sur la littérature ?

Les projets politiques arabes antérieurs, qu’ils relèvent du nationalisme, du marxisme ou l’islam, ont échoué à répondre aux exigences de la modernisation sociale. Chacun d’entre eux s’est érigé en alternative à l’Autre, ce qui a entravé la mise en place d’une démocratie pluraliste. Les bouleversements en cours dans le monde arabe semblent avoir balayé tous ces projets unidimensionnels, et ont conduit, dans certains cas, à des régressions avec le retour de dictatures. Dans ce contexte, la littérature reste une question individuelle liée au pouvoir de l’auteur à dépasser les conditions misérables qui l’entourent et à réaliser ses propres projets littéraires.

Est-ce que le fait d’avoir été traduit en plusieurs langues étrangères ne vous inspire pas une certaine inquiétude quant au devenir de vos textes ?

Il est vrai que la traduction suscite une certaine angoisse pour un écrivain soucieux du choix des mots et de construction de la syntaxe, et qui expérimente différentes formes narratives avant de trouver celle qui s’accorde le mieux avec ses exigences artistiques. En outre, certaines maisons d’édition ont leurs propres critères d’évaluation de la manière dont on doit écrire un roman. Il est parfois difficile, pour un auteur, de défendre son droit à créer son propre monde narratif et de convaincre que l’on peut aussi écrire un roman de cette manière. Par exemple, Le beau Juif a été inspiré par l’écriture de chroniques arabes, sans les copier. De fait, j’ai intentionnellement laissé les détails dans l’obscurité et j’ai centré la construction du livre sur un seul fil narratif. Dans Saveur noire, odeur noire, les personnages apparaissent et disparaissent soudainement, dans un récit qui n’est ni hiérarchisé ni détaillé, et cela pour rendre au mieux leur manière de vivre instable. Il est certain que cette façon d’écrire ne correspond pas aux conceptions communes et consacrées de la mise en récit.

Entretien réalisé et traduit de l’arabe par Franck Mermier (janvier 2020).

Note

(1) Sur les quelque 30,5 millions d’habitants que compte le Yémen en 2019, 99 % sont musulmans. Les juifs sont une minorité religieuse historique du pays, où ils sont présents depuis la fin du IVe siècle à la suite de la conversion du roi Abikarib Assad. Il resterait de nos jours quelques dizaines de Yéménites de confession juive, résidant pour la plupart à Sanaa, la capitale. Quant aux akhdam, ils sont surtout originaires de zones rurales du sud et de l’ouest du Yémen. Ils souffrent d’ostracisme social, et leurs représentants tentent d’imposer le terme muhammachoun (« marginalisés »), akhdam voulant dire « serviteurs ». Il n’existe aucune donnée sur leur nombre.

Ali al-Muqri

Écrivain yéménite, auteur de nombreux ouvrages (poésie, romans, essais), dont, en français, Le beau Juif (2011), Femme interdite (2015) et Le pays du Commandeur (2020), parus aux Éditions Liana Lévi. Né à Taez en 1966, il a fui la guerre et réside en France depuis 2015

Légende de la photo en première page : Contrairement aux attentes de la révolution, la presse yéménite ne s’est pas libérée après 2011. © Shutterstock/ymphotos

 

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Une baignoire dans le désert – Jadd Hilal

Lorsque la guerre fait irruption dans son village, le quotidien d’Adel bascule. Parents divorcés, amis absents, il lui reste heureusement ses deux insectes imaginaires qui lui tiennent lieu de compagnons. Amené à prendre très vite des décisions qui le dépassent, Adel se retrouve dans un camp au milieu du désert où les combattants, ces grandes personnes, ont l’air d’enfants perdus et où le cheikh le force à agir en adulte. L’occasion pour Adel de s’interroger sur le regard que l’on porte sur lui, et de se forger, seul, sa propre identité… Jadd Hilal signe ici avec fraîcheur le roman d’un apprentissage quelque peu décalé, en miroir de nos interrogations.

 

Prix : 23chf

Le faucon – Gilbert Sinoué

Le voici au couchant de ma vie. Je suis né le 6 mai 1918. J’ai quatre-vingt-six ans. Ou plus ? Ou moins ? L’un des avantages de la vieillesse est la faculté de l’esprit humain à ne conserver que l’essentiel. Une certitude : j’ai mille ans de souvenirs. En cette heure où le jour décline, assis en tailleur, comme au temps de ma jeunesse, au sommet de cette dune de sable, ces souvenirs je les vois qui défilent en cortège sur la ligne d’horizon. Visages aimés, tous aimés, moins aimés, éperdument aimés. Je vois des villes qui s’enchevêtrent dans la chevelure du temps. Des villes aux vastes avenues inspirées d’autres villes et qui se dressent désormais ici, sur ma propre terre où n’existaient alors que les routes du vent. Je vois des gratte-ciels et des jardins, là où ne poussait que la rocaille. Des palmiers, des nuées de palmiers. Des écoles, des universités, des hôpitaux, des musées, et tant d’autres rêves devenus vrais. Un mirage devenu pierre et acier. Ce ne fut pas simple, mais ce fut exaltant. J’ai tiré des entrailles du désert un pays dont les gens d’Occident savent le nom : Le « Père de la Gazelle ». Abu Dhabi. Le personnage qui s’exprime ainsi ne doit rien à l’imaginaire du romancier. Issu du noble tribu, Bédouin avant tout, ne sachant ni lire ni écrire, il va réussir en une vingtaine d’années à accomplir un véritable prodige : transformer l’immensité du désert en jardins et faire jaillir du néant l’une des cités les plus modernes et les plus évoluées du MoyenOrient. Dès 1966, à peine au pouvoir, il va instaurer l’égalité entre les femmes et les hommes, l’instruction pour tous, la totale liberté du culte, les premières fermes écologiques, et une politique pour la protection de la nature. Philanthrope et humaniste, il fut toujours convaincu que la richesse pétrolière, était un don de Dieu et, en tant que tel, elle devait être partagée avec les nations et les êtres dans le besoin. Comme il le dira un jour : « Toute ma vie j’ai rêvé, éveillé. » C’est le récit de cette vie hors du commun que Gilbert Sinoué nous livre ici

 

Prix : 32chf

Les affamés ne rêvent que de pain – Albert Cossery

« L’origine de ces histoires remonte à une discussion qui eut lieu il y a quelque temps, au café du Pacha, entre le professeur de mendicité Abou Chawali et le lettré Tewfik Gad. Car c’est à l’issue de cette discussion que furent colportés d’innombrables détails, touchant une prétendue innovation, d’ordre esthétique, qui allait, paraît-il, révolutionner l’art de demander l’aumône, sur tout le territoire. » Deux nouvelles de jeunesse de l’un des plus grands écrivains égyptiens du XX siècle. Deux textes crus où se lit déjà la plume nonchalante et ciselée qui s’épanouira dans Les fainéants dans la vallée fertile et Mendiants et orgueilleux.

 

Prix : 3chf

Tarek Mitri : Je choisirais bien Jalal al-Din Rumi comme camarade de confinement

 

 

LA COMPAGNIE DES LIVRES

 

 

Tarek Mitri : Je choisirais bien Jalal al-Din Rumi comme camarade de confinement

Étudiant à l’Université américaine de Beyrouth à la fin des années 60 en sciences et philosophie, il avoue avoir vécu la ville de Beyrouth comme étant le centre du monde. Depuis, détenteur d’un doctorat en sciences politiques de l’Université Paris-Nanterre, Tarek Mitri a été successivement ministre de l’Environnement, ministre de la Culture, ministre de l’Information, représentant spécial et chef de la Mission des Nations unies en Libye, et directeur de l’Institut Issam Farès à l’AUB. Il est actuellement en charge de la création de l’Université médicale de Saint-Georges et président du comité général du musée Sursock. La lecture est pour lui une curiosité à assouvir, un désir de comprendre, d’aller au fond des choses. Il lit d’abord avec ses yeux de petit garçon de 10 ans et lorsque son père et mentor perd la vue, il lira avec la ferveur et les yeux de son père.

J’ai très peu de souvenirs et du mal à me remémorer ma petite enfance. Et si quelques images me rattrapent, c’est dû à cette faculté que possède l’être humain, à un moment de sa vie, de réinventer son passé. Le seul souvenir que j’ai est le fait d’avoir commencé à lire très tôt. Depuis tout petit, vers 8-9 ans, j’étais attiré par les livres, et comme tous les enfants, la Comtesse de Ségur est passée dans ma vie.

Quel est le livre qui a tout déclenché et grâce auquel (ou à cause duquel) vous êtes devenu un grand lecteur ?

Ce n’est pas un livre en particulier qui m’a fait plonger dans le monde de la lecture, mais plutôt une situation. J’étais un enfant unique, plutôt solitaire, et j’en souffrais. Les maisons de mes camarades grouillaient de jeux à plusieurs, de disputes entre frères et sœurs, et de repas partagés. Moi j’étais seul, et les livres sont venus combler ma solitude. Mais j’ai toujours eu un excès de curiosité intellectuelle. Pour moi, la lecture est liée à un besoin de savoir et à un désir de comprendre, ce n’est pas un plaisir qui se suffit à lui-même, c’est un plaisir qui s’associe à un besoin, celui de me nourrir pour mieux avancer. J’ai commencé à lire d’une manière régulière à l’âge de 10 ans.

L’influence de vos parents ?

Mon père a joué un rôle majeur. À 10 ans, il m’impose des lectures sérieuses et me suggère (avec beaucoup d’insistance) de découvrir Jurji Zaydan, auteur de la Nahda, amoureux de la langue arabe. Son œuvre colossale comprenait 20 volumes dans lesquels il relatait l’histoire de l’islam à travers des récits historiques. L’enfant curieux et obéissant que j’étais, avait lu et apprécié. Originaire de Tripoli, je respirais l’arabe et lisais en arabe aussi bien qu’en français. Et un jour, suite à un accident de chasse, mon père perd la vue, et voilà que je me suis vu presque investi d’une mission, celle de lire comme si je lisais pour lui. Je vivais le plaisir qui lui était désormais défendu. Je racontais Dostoïevski et d’autres, et, bien plus tard, je ramenais dans mes valises de voyageur des livres audio. Lire était aussi une fierté à l’école. Il fallait non seulement être le premier en maths ou en sciences physiques, il fallait être l’élève qui avait lu le plus de livres. Tandis que ma mère me suppliait : « Laisse ce livre et va jouer dehors. » La lecture était pour elle synonyme d’austérité.

Quelles ont été vos plus belles découvertes dans le monde de la lecture ?

À 13 ans, je suis séduit par la littérature russe et dévore Guerre et paix de Tolstoï. J’aimais la richesse des caractères, la profondeur des personnages, la foi des Russes dans la singularité de l’âme russe. Aux yeux de mon père ce n’était pas suffisant, il fallait lire Dostoïevski, une lecture plus ardue, ce que je fis. Une fois de plus, je suivais les conseils de mon père. Chaque auteur était slavophile à sa manière, et voulait prôner la grandeur de la culture russe. À l’époque, j’étais fasciné, aujourd’hui, j’ai un regard beaucoup plus critique. Mais mon intérêt au rapport religion-nationalisme et politique (un sujet que je travaille depuis longtemps) fait que je relis tous les dix ans Les possédés de Dostoïevski. Il m’ouvre des clés d’interprétations du monde d’aujourd’hui. J’apprécie la profondeur de son analyse. Dostoïevski sait poser les grandes questions et mettre en rapport la banalité de la vie quotidienne avec les questions existentielles et les tisser dans une même trame. Et puis tout est dans l’interprétation d’un livre et de ce qu’on en fait. Le livre n’appartient pas qu’à son auteur, il appartient aussi au lecteur.

Combien de livres consommez-vous par semaine ? Avez-vous besoin d’une mise en scène/situation pour lire, ou cela peut se faire n’importe où devant la mer, dans un métro ?

Je lis à peu près cinq à six livres par mois. Je lis partout et à n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit, sur un canapé, dans les avions, dans ma voiture lorsqu’on me conduit. Je ne prends pas le métro…

De combien de livres est formée votre bibliothèque et comment les classez-vous ?

Je dois avoir autour de 8 000 livres. Par contre, les classer, ou même les ranger, est un grand défi pour moi. Pour avoir vécu 15 ans à l’étranger (en Suisse) et avoir plus d’un espace bureau, mes livres sont éparpillés un peu partout et ceux que j’ai laissés derrière moi me manquent beaucoup. Malheureusement, je n’ai jamais pris le temps de les organiser et souvent je me perds. Mais cela reste un plaisir de fouiller pour chercher un livre. On s’arrête en chemin, on relit ses propres notes, on décide de feuilleter une œuvre oubliée, c’est une jolie promenade.

Lorsque vous entrez dans une librairie, combien de temps y passez-vous, et comment se passe ce moment ?

Lorsque j’atterris dans un pays, la première chose que je fais, si le temps me le permet, c’est de me diriger vers une librairie. À Paris, je vais directement à La Procure où je passe une à deux heures. J’aime entrer dans une librairie et me fondre dans l’image sans que personne ne me reconnaisse ou ne m’aborde. Être un citoyen ordinaire (ce que je pense être), et être en compagnie des livres plutôt que du monde, reste un plaisir absolu. Plus on est seul dans un coin en train de feuilleter, plus on est heureux.

Le livre que vous avez lu plus d’une fois ?

Le pont sur la Drina de Ivo Andric (prix Nobel de littérature). Je l’ai en cinq traductions. Pour les besoins d’un cours que je donnais à Harvard où je devais aborder la problématique du conflit de la Bosnie, j’étais à court de documentations. Je propose la lecture de cette œuvre pour mieux comprendre ce qui déchirait les Balkans. Il fallait que je démontre (ce qui est ma conviction la plus profonde) que les conflits dans les pays ne sont pas des expressions de haines ancestrales (les Balkans, le monde musulman). Ce ne sont pas les haines qui sont génératrices de guerres et de conflits, mais les enjeux politiques et économiques qui poussent à réinventer les haines ancestrales. Ce livre se prêtait à appuyer ma théorie.

Avec quel écrivain auriez-vous aimé être confiné ?

Je préfère me confiner avec un poète ou un mystique plutôt qu’un philosophe, un romancier ou un historien. Je choisirais bien Mewlana Jalal al-Din Rumi.

Un genre littéraire que vous préférez ? Une langue ? Un style ?

Les romans policiers et les romans de série sont pour moi un monde totalement inconnu. Mais je suis assez éclectique. Plus j’avance en âge, plus je m’intéresse aux mémoires, aux biographies et autobiographies. Je viens de finir le dernier livre de John Bolton (The Room Where It Happened) et celui de Samantha Power sur sa vie. Je m’intéresse à l’histoire des États-Unis, je m’intéresse à l’Inde et aux actualités politiques.

La citation que vous n’oublierez jamais ?

J’ai l’habitude de relever les phrases que j’aime, et parfois je lis pour écrire. Mais je n’aime pas beaucoup le côté redondant de citer des auteurs. À l’heure actuelle, je rédige une œuvre sur la citoyenneté, et lorsqu’une phrase sort toute faite, je réalise que je me la suis appropriée et qu’elle n’était pas de moi. J’ai dû la lire quelque part. Rien ne me sert de la citer, mais désormais elle fait partie de mon arsenal culturel.

Quel livre me conseillez-vous de lire dès ce soir ?

The Lies That Bind de Kwame Anthony Appiah. C’est un auteur qui travaille sur l’identité. On vit dans un monde où il y a une résurgence de mouvements identitaires de toutes sortes et les questions identitaires sont manipulées par certains politiques. Sa particularité est de mélanger les exemples de la vie quotidienne et de les mettre en relation avec sa réflexion sur le sujet global identitaire. Britannique, il possède un style simple et limpide. Et un second peut-être : Beloved de Tony Morrison.

Le dernier livre que vous avez écrit ?

C’est un mélange de genres, à la fois politique et social, savoir pourquoi les Nations unies échouent dans leurs missions de médiations et de sauvegarde de la paix. Pour avoir vécu deux ans comme représentant spécial du secrétaire général et chef de la Mission d’appui des Nations unies en Libye, je voulais partager mon expérience, mais surtout tenter d’analyser le problème de la Libye.

Le top 5 des livres de Tarek Mitri
– Le livre de Job (un des plus beaux poèmes sur la souffrance)
– Présente absence, de Mahmoud Darwich (sur la nostalgie)
– Le Mathnawi, de Jalal al-Din Rumi
– Les possédés, de Dostoïevski
– The God of Small Things, de Arundhati Roy.

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