La Palestine, un défi pour les historiens arabes – Interview de Maher Al-Charif

La Palestine, un défi pour les historiens arabes

Plus que pour d’autres pays, l’écriture de l’histoire de la Palestine est un véritable défi, surtout qu’elle a longtemps été dominée par les Occidentaux et les Israéliens. Pourtant, les recherches des historiens arabes et palestiniens changent la donne. Mais comment écrire « objectivement » l’histoire de son propre pays lorsque celui-ci reste sous occupation ? Questions à Maher Al-Charif qui vient de publier en arabe aux éditions Al-Farabi (Beyrouth) L’histoire de la Palestine vue par les Arabes.

Nada Yafi. Comment expliquez cette importance toute particulière accordée à l’histoire dans l’affrontement en Palestine ? Dans quelle mesure cette histoire de la Palestine vue par les Arabes peut-elle se dégager de la logique de l’affrontement ?

Maher Al-Charif. — La relation entre la Palestine d’une part, l’histoire et son écriture de l’autre est en effet une relation singulière. Ce lien fort s’est noué en réaction au sionisme comme projet politique faisant de l’héritage juif, réel ou mythologique, un instrument pour la création d’une nation et l’instauration d’un État. L’affrontement avec le sionisme aura ainsi, souvent, dicté à l’historien arabe ses thèmes et ses axes d’analyse, de telle sorte que le désastre de 1948, la Nakba et ses conséquences tragiques ont été prédominants par rapport à d’autres épisodes, dans nombre d’écrits et de recherches. L’effort des historiens palestiniens en matière de recherche s’est dès lors concentré sur la nécessité de rédiger un récit contraire au récit sioniste, soulignant la permanence de la présence historique du peuple palestinien sur sa terre, la légitimité de sa lutte, rappelant ses caractéristiques nationales et culturelles. Il s’agissait de réfuter les mythes propagés par les sionistes, parmi lesquels celui de la Palestine comme « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », ou celui d’une histoire très ancienne, « éternelle » du sionisme, ou encore la négation de traits culturels distinctifs des Palestiniens avant l’immigration juive et l’établissement des colonies.

S’il est vrai que la cause palestinienne est appelée à demeurer au cœur de l’écriture historique arabe, et ce jusqu’à la réalisation des aspirations nationales palestiniennes et l’instauration d’une paix juste et durable entre les Arabes et les Israéliens, cela ne veut pas dire pour autant que l’écriture arabe de l’histoire s’arrête à une seule époque ou qu’elle tourne en rond. La prééminence de la problématique de la Nakba n’a pas empêché l’émergence d’une nouvelle approche arabe de l’histoire, perceptible depuis quelques années déjà, et qui tente de renouveler ses méthodes, diversifier ses sources, élargir ses centres d’intérêt. Elle consiste par exemple à passer de la macro-histoire à la micro-histoire, à déplacer l’accent, de « la cause palestinienne » vers ses ayant-droit, autrement dit à mettre les Palestiniens au centre du récit, là où ils sont établis, que ce soit sur leur terre ou dans la diaspora. Elle consiste à noter les menus faits de leur vie, à consigner les massacres qu’ils ont subis, à relater l’expérience de tel ou tel camp de réfugiés, en Palestine ou dans les pays d’accueil, à retracer la vie des villes palestiniennes sous l’empire ottoman, dans sa dernière période, ou sous mandat britannique, ou encore celle de leurs villages, notamment ceux qui ont été détruits.

N. Y.Cette émergence d’une nouvelle écriture arabe de l’ histoire de la Palestine a-t-elle été influencée par le phénomène des « nouveaux historiens » apparu en Israël ?

M. C.— Le courant des nouveaux historiens israéliens a sans aucun doute représenté une sorte de défi pour l’historiographie arabe de la Palestine, mais je ne pense pas qu’il ait eu une influence directe. Il s’agit en tout cas d’un phénomène important en ce qu’il a réfuté de nombreux mythes fondateurs sur lesquels reposait le récit historique israélien officiel. J’observe toutefois que la plupart de ces « nouveaux » historiens — à part peut-être Ilan Pappé et Avi Schlaïm — n’ont pas été jusqu’à tirer les conclusions qui s’imposaient de leurs découvertes, à savoir la reconnaissance d’une responsabilité politique et éthique de l’État d’Israël dans la tragédie du peuple palestinien. Certains sont même revenus sur leurs positions, comme Benny Morris qui, après la deuxième intifada palestinienne en 2000 a renié les conclusions auxquelles il était parvenu dans son livre La naissance du problème des réfugiés palestiniens 1947-1949 et s’est mis à rejeter sur les Arabes la responsabilité de l’exode forcé des Palestiniens et l’échec du processus de paix.

N. Y.Certains ont pourtant vu dans ce phénomène des nouveaux historiens israéliens la possibilité que le récit historique des vaincus prenne le pas sur celui des vainqueurs. N’est-ce pas votre avis ?

M. C.— C’est un fait que certains écrits israéliens ont accrédité, dans ses grandes lignes, le récit des historiens arabes, notamment quant aux rôles respectifs de la victime et de l’agresseur. L’historien palestinien Tarif Al-Khalidi relevait à juste titre que nous avions obligé les historiens israéliens à réécrire cette période de l’histoire moderne de la Palestine (la création d’Israël et l’exode forcé des Palestiniens), sans avoir cependant réussi, jusqu’à présent, à les amener à affronter les conséquences morales de cette reconnaissance. Je songe aux enseignements que tirait Reinhart Koselleck, dans son livre L’expérience de l’histoire. À savoir que l’histoire « est écrite par les vainqueurs sur le court terme, qu’ils peuvent la maintenir sur le moyen terme, mais qu’ils ne sauraient la dominer sur le long terme ». Sur le temps long « les gains historiques de la connaissance proviennent des vaincus, et si les écrits de ceux-ci ne sont pas toujours les plus riches, la condition de vaincu implique une capacité inépuisable à enrichir la connaissance ».

N. Y.Dans l’introduction de votre livre, vous soulignez tout particulièrement l’importance de l’accès aux sources pour les historiens palestiniens ou arabes. N’est-ce pas le cas pour tous les historiens ?

M. C.— Je pense que le problème est particulièrement aigu s’agissant de l’histoire moderne de la Palestine. La plus grande partie des sources ont en effet été perdues ou pillées par des organisations sionistes lors de la guerre de 1948 et du tragique exode palestinien qui l’a suivie, puis lors de l’invasion israélienne du Liban en 1982 : l’armée a investi le centre de recherches palestinien de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), et emporté toutes ses archives. Par ailleurs le chercheur qui s’intéresse à la période moderne de l’histoire palestinienne a difficilement accès aux archives des pays arabes qui ont pu être impliqués dans la question palestinienne. S’il arrive à dépasser l’obstacle politique — le plus dur —, il s’apercevra que ces pays détiennent rarement de véritables centres d’archives, sans compter l’absence de législation sur les conditions de consultation. Il faut reconnaître cependant que de nombreux chercheurs ont pu bénéficier, au cours des dernières décennies, de documents provenant des archives britanniques, de certaines organisations internationales, comme l’ONU ou la Croix-Rouge. Certains ont même réussi à avoir accès aux archives israéliennes. L’intérêt de recueillir des témoignages vivants s’est également accru ces dernières années.

N. Y.Dans cette période moderne s’est forgée la conscience nationale palestinienne. Sur quoi s’est-elle surtout appuyée selon vous ?

M. C.—Au départ, les Palestiniens faisaient partie de la communauté plus large des Arabes, dans la région désignée sous le nom de Bilad As-Sham, c’est-à-dire la Grande Syrie ; c’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle que leur conscience nationale s’est forgée, en partie sous l’influence des idées nationalistes européennes propagées dans les provinces arabes sous domination ottomane, par la traduction des grands textes, les écoles des missions religieuses ou les étudiants arabes de retour d’Europe. C’est donc le nationalisme arabe qui a d’abord exprimé cette conscience nationale, notamment après l’arrivée au pouvoir à Istanbul en 1908 du comité Union et progrès qui a entrepris une politique de « turquisation » forcée des peuples et nations de l’empire. Des cercles littéraires ont d’abord appelé à la renaissance du patrimoine culturel de la langue arabe. Ils ont pris progressivement une tournure plus politique, avec la revendication d’un gouvernement décentralisé pour les provinces arabes de l’empire, et une autonomie culturelle. Les Palestiniens ont été actifs dans la création de ces associations, qu’ils ont parfois dirigées. Cette conscience panarabe est devenue plus particulièrement « nationale » au sens palestinien du terme avec la montée de l’inquiétude face aux risques représentés par l’immigration et les implantations juives, surtout après la deuxième vague d’immigration juive en Palestine, consécutive à la montée de l’antisémitisme en Russie après l’échec de la révolution de 1905. Contrairement à la première, cette deuxième vague d’immigration juive a été marquée par un racisme anti-arabe et un ostracisme des paysans et ouvriers palestiniens, expulsés des colonies juives par les organisations sionistes, qui pratiquaient un boycott des produits agricoles locaux, avec des slogans tels que « occupons les terres », « occupons le travail ».

Des intellectuels palestiniens qui avaient fréquenté des universités européennes, comme Youssef et Rouhi Al-Khalid, Mohammed Al-Mahmassani, avaient pu de leur côté prendre connaissance de certains textes et activités sionistes. La presse arabe palestinienne a elle-même joué un rôle important, à partir de 1908, dans cette lutte contre le projet sioniste, avec des journaux comme Al-Karmel et Palestine. Des associations antisionistes ont alors essaimé dans plusieurs des villes arabes sous domination ottomane.

Pour autant, ces craintes du danger sioniste n’ont pas dissocié le mouvement palestinien de l’ensemble du mouvement nationaliste arabe qui avait fait de Damas sa capitale, et qui incarnait les aspirations panarabes à la liberté et l’unité du Levant au sein d’un même État. La conférence tenue par les associations islamo-chrétiennes à Jérusalem début février 1919, considérée par la suite comme le premier congrès arabe palestinien avait souligné que la Palestine faisait partie de la Grande Syrie arabe, dont elle n’avait jamais été séparée. L’accent a été mis sur les « liens ethniques, religieux, linguistiques, naturels, économiques, géographiques » entre tous les habitants de la région. Le Congrès général de Syrie tenu ensuite à Damas début juin 1919 avec la participation de représentants palestiniens avait conforté ce choix unitaire, en insistant sur la nécessité de ne pas détacher de la Grande Syrie sa partie méridionale connue sous le nom de Palestine, ni le littoral comprenant le Liban. Le Congrès avait appelé à la reconnaissance de l’indépendance syrienne et de son unité, à l’abrogation de l’accord Sykes-Picot et de la promesse Balfour. Le 7 mars 1920, les représentants du Congrès syrien ont déclaré l’indépendance de la Syrie dans ses frontières naturelles et rejeté les prétentions sionistes à un foyer national juif en Palestine.

Fayçal Ben Hussein a été désigné roi de Syrie. Ce mouvement nationaliste arabe devait être brisé dans son élan par deux événements : la conférence de San Remo, tenue par les Alliés en avril 1920, qui décidait de placer la Syrie et le Liban sous mandat français et la Palestine et l’Irak sous mandat britannique. Suivie de l’entrée des troupes françaises le 25 juillet à Damas après la défaite arabe de Mayssaloun, et le renversement du gouvernement du roi Fayçal. C’est dans ce climat de partition imposée au Levant arabe que s’est tenu le troisième congrès palestinien, à Haïfa, en décembre 1920, appelant à la constitution d’un gouvernement national en Palestine.

N. Y.Vous avez souligné les liens entre le mouvement nationaliste palestinien et le mouvement nationaliste panarabe dans son ensemble. Après la Nakba, la dimension nationaliste arabe a prévalu sur la question palestinienne. Celle-ci a été considérée comme « la cause centrale des Arabes ». A-t-elle perdu aujourd’hui cette centralité dans la conscience arabe ?

M. C.— Il faut reconnaître que cette primauté de la cause palestinienne a régressé de manière palpable durant les dernières décennies, au moment même où la question palestinienne marque des points à l’échelle internationale. L’opinion publique lui reconnaît la légitimité d’une cause juste, au même titre que la question du Vietnam dans les années 1960 ou celle de l’Afrique du Sud dans les années 1970/1980.

La conscience arabe d’une cause centrale reste liée à la période prospère du nationalisme panarabe, dans les années 1950 et au début des années 1960, alors qu’on observe aujourd’hui un net recul de la conscience nationale de manière générale, au profit des identités partielles, religieuses et confessionnelles. Depuis les années 1990, le nombre croissant de tragédies arabes touchant tous les aspects de la vie a fini par retirer au désastre palestinien son caractère unique, les pays arabes étant aux prises avec leurs propres problèmes et crises internes. La question palestinienne était de ce fait absente des mouvements populaires arabes qui se sont développés à partir de la fin 2010. On peut dire qu’il n’y a plus aujourd’hui d’unanimité arabe sur le fait qu’Israël représente, par sa politique d’occupation, le danger majeur pour la sécurité nationale arabe. On observe même pour certains régimes arabes une tendance générale, parfois ouverte, à considérer Israël comme un allié contre d’autres menaces, réelles ou fantasmées.

Reconnaître cette réalité n’exclut pas la persistance des sentiments de solidarité avec la lutte palestinienne chez les peuples arabes, comme on a pu le constater à l’occasion des diverses manifestations de soutien à la première intifada en 1987 comme à la deuxième, en 2000.

N. Y. Vous vous interrogez sur le moment historique auquel la Palestine est entrée dans la modernité. Vous renvoyez dos à dos les tenants de thèses contradictoires.

M. C.— Oui. Certains ont pu laisser entendre que c’étaient les canons de Napoléon Bonaparte qui avaient « réveillé » les Arabes d’un sommeil profond en 1798. D’autres, ces dernières années, ont voulu mettre davantage l’accent sur tout ce qui a précédé l’expédition d’Égypte, considérant la pénétration européenne comme un facteur inhibant pour les premiers frémissements de progrès apparus dans les sociétés arabes du XVIIIe siècle, annonciateurs d’une véritable renaissance économique et sociale autonome. Entre ces deux thèses opposées, d’autres ont situé ce moment au lendemain de l’occupation égyptienne de la Palestine (1831-1840).

Je retiens pour ma part la thèse selon laquelle l’infiltration croissante des capitaux européens, conjuguée à la matérialisation des tanzimat, à savoir les réformes ottomanes, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, a été le déclencheur d’une dynamique nouvelle, avec des modes de fonctionnement social jusqu’alors inconnus. D’une part, il me semble absurde de dire que les provinces arabes étaient plongées dans une totale léthargie sous la domination ottomane. Il paraît tout aussi aberrant de supposer que le progrès suive un parcours linéaire, univoque. On peut voir coexister, à certains moments, tradition et modernité. Les sociétés qui ont connu la colonisation européenne au XIXe siècle ont traversé une longue période de transition, parfois même inachevée à ce jour. Enfin, imaginer qu’une renaissance économique et sociale arabe totalement autonome aurait pu émerger, dès le XVIIIe siècle, c’est rêver d’une authenticité fantasmée.

N. Y.J’en viens à un point très important de cette période. Celui des implantations juives en Palestine, et de l’attitude des autorités ottomanes à l’égard de l’immigration juive, dont on dit souvent qu’elle a été particulièrement sévère. Pourriez-vous éclairer ce point ?

M. C.— Jusqu’au XIXe siècle, la minorité juive en Palestine est restée marginale, à la fois en termes d’effectifs et d’influence. C’est à partir du XIXe siècle qu’elle a commencé à s’accroître avec l’immigration. Selon certaines sources, elle aurait atteint, à la veille de la première guerre mondiale, le chiffre de 85 000 âmes, autrement dit 12 % de la population totale estimée à 700 000 habitants. Quant aux implantations, elles étaient au nombre de 48. Le sultan Abdul Hamid II craignait que cette immigration ne finisse par créer une « question juive » alors qu’il était déjà en butte au problème arménien. Il a voulu mettre un frein à l’immigration juive et à l’achat de terres en Palestine. Le mouvement sioniste a le plus souvent réussi à contourner ces entraves, notamment par la corruption des fonctionnaires ottomans, et par l’exploitation des capitulations, privilèges accordés par la Sublime porte aux États européens, dont les juifs étaient eux-mêmes ressortissants. En exerçant sur le pouvoir ottoman de très fortes pressions, les États en question obtinrent en 1888 le droit pour les juifs européens de s’établir en Palestine à titre individuel, et d’y acheter des terres. Après la révolution des partisans du comité Union et progrès en 1908, une nouvelle époque s’ouvrait devant l’immigration juive. De nombreux gouverneurs turcs des localités palestiniennes ont alors fait preuve d’une grande mansuétude à l’égard des immigrants, qui pouvaient désormais exercer librement leurs activités. Par attrait pour l’argent, ces gouverneurs ont considérablement assoupli l’application de la loi.

Lorsque la première guerre mondiale a éclaté, les Ottomans ont décidé d’en finir avec le système des capitulations. Les juifs européens vivant dans l’empire se trouvaient dès lors régis par la législation ottomane. En novembre 1914, le gouvernement ottoman décide de leur octroyer la nationalité ottomane. Dans la foulée, le 17 décembre 1914, il décrète le départ de tous ceux qui avaient voulu garder leur nationalité européenne. Des pressions sont exercées sur eux dans ce sens. Pressions neutralisées ou allégées par l’intervention des ambassades d’Allemagne et des États-Unis et les efforts du représentant sioniste à Istanbul. Le mouvement sioniste a alors orchestré une campagne de propagande qui prétendait dénoncer des « actes de violence » dirigés contre les juifs, en exploitant une décision ottomane de déplacer tous les habitants du littoral palestinien, pour des raisons liées à la guerre, après l’attaque britannique de 1917.

Tout le long de la guerre, les juifs de Palestine ont continué, cependant, de recevoir des dons en argent et en nature de la part des pays européens et des États-Unis. Ils ont continué à organiser leur propre défense, à consolider leur système d’éducation, à faire la promotion de l’hébreu. Ils ont poursuivi l’implantation des colonies.

N. Y.Dans quelle mesure l’historien peut-il être objectif, à votre avis, dans son approche d’une « vérité historique » ?

M. C.— C’est une question complexe, qui mériterait toute une étude ! L’historien cherche à reconstituer le passé, à l’appréhender à travers les sources. Mais cette prise de connaissance présente nécessairement quelques lacunes, qui sont celles des sources elles-mêmes. Sans compter que l’écriture historique, comme toute écriture, reste marquée par la subjectivité, ne serait-ce que par le choix de l’objet d’étude et des sources à consulter. Cette part inévitable de subjectivité a pu susciter chez certains un scepticisme quant à la possibilité de parvenir à une vérité historique objective. Je pense que celle-ci reste possible, pour peu que le chercheur s’alimente à des sources dont la fiabilité est reconnue, même si l’appréhension de la vérité peut rester partielle, en quelque sorte inachevée.

Pour ce qui me concerne, c’est le présent et ses problématiques qui me poussent à vouloir reconstituer le passé. La spécificité de ma condition de Palestinien fait que je tente nécessairement de comprendre mon temps tout en affirmant mon identité, en tant que membre d’une communauté nationale. Je l’ai dit en réponse à une autre de vos questions : la condition de Palestinien est celle d’une oppression nationale, d’une lutte pour la libération. Celles-ci continueront de marquer de leur empreinte toute production intellectuelle, jusqu’à ce que nous parvenions à ce que j’appelle une justice possible, qui seule pourra mener à une réconciliation historique entre deux peuples antagonistes.

La Syrie attend sa sortie du coma

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Le patient syrien

Damas 2015-2016. Une chambre d’hôpital, où coule une lumière verdâtre. Y défilent une maman voilée, une sœur émigrée au Liban, un ami fumeur de haschisch et une amoureuse émancipée. Tous quatre spécimens de la population syrienne, qui veillent sur l’objet de leur amour, un jeune homme plongé dans le coma depuis qu’il a traversé un checkpoint voisin. Entre la vie et la mort, Taym a, contrairement à ses proches, le pouvoir de s’extraire de son corps et d’assister au remue-ménage causé par son profond sommeil. Parfois, il s’élève, pour surplomber son entourage depuis une plate-forme baignée de reflets orangés. Là-haut, il croise un autre comateux, moins pacifique que lui, plus tenté par le djihad. Il y chante, il y joue. Et il y monte, dans une cabine céleste, le documentaire en cours de tournage qu’il consacrait à son pays, depuis la révolution avortée de 2011 jusqu’aux interminables limbes de la guerre civile…

Pensé, dirigé, interprété et réglé de main de maître, Alors que j’attendais joue à qui mieux mieux du symbole. Celui qui invite à comparer la Syrie à un zombie saute aux yeux. Mais le spectateur avide de butiner au Proche-Orient une sagesse plus universelle aura loisir de s’attacher à la métaphore qui rapproche la nature en général, et la gesticulation humaine en particulier, à ces frontières poreuses que traversent les fantômes. En metteur en scène inspiré, Omar Abusaada lui servira le motif persistant d’un vase de fleurs, coupées quoique encore odorantes. Il ira même jusqu’à évoquer le théâtre dans son ensemble comme un organisme détaché du cerveau qui l’engendre. La leçon, pour qui se montre patient, recouvre tant l’histoire, la politique, que la philosophie.

La Bâtie : On guettait le metteur en scène syrien Omar Abusaada. Introuvable. Son compatriote, l’acteur Mohamed Al Rashi, prend sa place pour une interview par contumace.

 

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La sœur, la mère, l’ami et la fiancée sont suspendus au pronostic vital de Taym, inconscient depuis son tabassage à Damas. Au-dessus, deux fantômes commentent.? Image: D. NADEAU

 

Un homme. Ni plus ni moins. – Présente absence – Mahmoud Darwich

Poésie
Un homme. Ni plus ni moins.

Mahmoud Darwich écrit une nostalgie poétique faite de souvenir et d’introspection. Lorsque le temps de l’ultime bilan sonne, ils sont trois à attendre qu’arrive l’absence : l’homme, le poète, et l’amoureuse de toujours nommée imagination.

D.R.
« Tu t’éloignas alors, déconcerté par le fil rompu entre le réel et l’imaginaire, entre une guerre racontée et une guerre vécue. »
BIBLIOGRAPHIE
Présente absence de Mahmoud Darwich, traduit de l’arabe (Palestine) par Farouk Mardam-Bey et Élias Sanbar, Actes Sud, 2016, 160 p.
Par Ritta Baddoura
2016 – 05
Présente absence est l’avant-dernier livre paru du vivant de Mahmoud Darwich en 2006. Dix ans après, Actes-Sud/Sindbad édite sa traduction inédite en français. Elle est signée Farouk Mardam-Bey et Élias Sanbar. Mahmoud Darwich avait exprimé le souhait de voir ces textes traduits par ses deux amis. Présente absence réalise ce vœu et permet aux éditions Actes Sud de boucler tout en grâce et en intériorité un cycle de parutions de l’ensemble de l’œuvre poétique du grand poète comprise entre 1995 et 2008, outre deux anthologies rassemblant des morceaux entre 1977 et 1992.
« Les lettres sont devant toi, arrache-les à leur neutralité et joues-en comme un conquérant dans le délire de l’univers. (…) Ainsi t’habita la fascination de la cadence et du conte. Tu t’éloignas alors, déconcerté par le fil rompu entre le réel et l’imaginaire, entre une guerre racontée et une guerre vécue. »
Est-ce l’amplitude de l’amitié triangulée entre ici et là-bas qui a permis de traduire la poésie de Darwich avec une sobre simplicité qui sied à la teneur du recueil et à son rang symbolique de dernier du cycle ? Une simplicité qui libère le rayonnement du style inégalable de Darwich malgré les filtres de la traduction. Ce rayonnement est tel que le lecteur a l’impression d’être familier des textes, de les connaitre un peu alors même qu’ils lui sont, pour la plupart, nouveaux et auréolés du goût unique de la prose-poésie darwichienne. Teintée de la méditation de l’esprit et des sens, épique, politique, amoureuse ; particulière car d’un lyrisme jamais jamais suranné. Le lecteur y retrouve le ton propre à Darwich, à la fois intime et impertinent, et sa poétique nimbée d’universel mordue soudain d’ironie.
« Et toi, tu es toi et plus que toi./ Habité, tel un immeuble, avec ceux qui montent les escaliers et ceux qui les descendent vers la rue. Habité d’ustensiles de cuisine, de lessiveuses, de disputes entre époux quant à la meilleure façon d’éplucher les pommes de terre, de frire le poisson. Une légère douleur à l’estomac à laquelle succède une douleur métaphysique : les anges peuvent-ils attraper une rhinite ?/ Et toi, tu es toi et moins que toi./ (…) Et tu es, à la fois, toi et pas toi./ Divisé en un dedans qui sort et un dehors qui entre. Tu es libre de t’isoler avec une franche liberté… libre d’asseoir l’imagination sur tes genoux. »
Présente absence est une halte durant laquelle culpabilité, nostalgie, honte, désir, vanité et humilité se rencontrent et s’évanouissent dans un même élan. Cet ouvrage porte la complexité, les contradictions, les regrets, les failles, les rêves et la sagesse de toute une vie. Il n’a pourtant rien de grandiloquent ou d’excessif. Rien en lui qui pèse ou qui déborde. Juste un écoulement persistant, parfois plus intense ou plus ténu selon les pages. Conquérant, vaincu et survivant, à la fois Troyen, Peau-rouge et Grec, Darwich semble avoir trouvé par-delà douleur et joie, une sorte d’apaisement. En tout cas l’apaisement nécessaire pour livrer un dialogue intérieur avec son autre moi : celui qui persistera parce qu’il sera lu, sa part d’ombre ou de lumière, cet autre lui-même détenant le pouvoir de compléter sa solitude.
« La prison est densité. Quiconque y a passé une nuit se sera exercé à un semblant de chant. (…) Et toi si tu chantes, ce n’est pas pour partager la nuit avec quiconque ou mesurer la cadence d’un temps sans cadence ni borne, mais parce que ta cellule t’incite aux doux échanges avec le dehors, cette part manquante à ta pleine solitude. »
« Aussi as-tu, dans la foule, la nostalgie de toi-même, d’une solitude pour écrire. »
C’est vers la complétude, parfois celle de la rencontre, plutôt celle de la solitude, que tend Darwich tout au long des poèmes. Il désire que l’absence qu’il porte, la négation qui le divise, se manifestent à lui pleinement. Ou qu’il parvienne à poser véritablement les yeux sur le manque. Il use surtout de sincérité, mais aussi de littérature, de psychologie, de diplomatie, de philosophie pour revenir sur les terres du passé. Depuis l’enfance, l’aventure, l’amour, les compagnons d’idées et d’armes, l’exil, les non-retours, l’écriture en permanence, jusqu’aux temps récents de la dernière maturité. Le regard qu’il pose sur lui-même semble détaché, quelquefois résigné. Mais bienveillant. Peut-être est-ce la force de l’amitié et de l’amour qu’il a pu partager, la résonance singulière qui a lié sa voix à la voix de la Palestine, la douceur qui dure depuis la petite enfance, et fondamentalement la gloire du poète qu’il est, qui le soutiennent le long de ce recueil et lui permettent d’écrire – et d’aimer – ce qu’il est : un homme. Ni plus ni moins.

Evolution of Arabic Music – Alaa Wardi

https://www.youtube.com/watch?v=cPvyl6MYxlghttps://www.youtube.com/watch?v=cPvyl6MYxlg

Palestinian Political Disintegration, Culture, and National Identity – Jamil Hilal

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The Palestinian political field, dominated by the Palestine Liberation Organization (PLO) since the late 1960s, has been in a state of disintegration since the Palestinian Authority (PA) was established under the Oslo Accords. What has been the impact of PLO dominance and what were the repercussions of its disintegration for the Palestinian body politic? And to what extent has the disintegration of the political field affected the cultural field and its contribution to Palestinian national identity? These are the questions addressed in this commentary. 1

PLO dominance of Palestinian political field began after the battle of Al-Karameh in 1968, which enabled it to establish a centralized relationship with the Palestinian communities in historic Palestine, Jordan, Syria, Lebanon, the Gulf, Europe and the Americas. These communities largely accepted the PLO as their sole legitimate representative despite the external influences upon it, including its heavy reliance on foreign aid, the ups and downs of its relationship with the country of residence, and its regional and international relations. As a result, the unique conditions and features of each community were neglected, as were their national, social and organizational responsibilities.

From its position of dominance, the PLO was also able to consolidate the practice of elite politics, which was common in the Arab world and internationally but which should not have taken hold amongst the Palestinian people given their dispersal and their struggle for liberation. The fact that the PLO emerged and functioned in a regional and international environment unfriendly to democracy both in theory and practice contributed to this development. The Arab region was dominated by regimes with totalitarian nationalistic ideologies, as well as authoritarian theocratic monarchies and emirates; democracy was seen as an alien and colonialist Western concept. Similarly, the PLO and its factions formed alliances with socialist countries and the countries of the Third World, few of which enjoyed political democracy. The rentier nature of PLO institutions and factions and their reliance on aid and support from non-democratic Arab and socialist countries reinforced the elitist and non-democratic approach to politics.

A third feature of PLO hegemony was that its factions underwent formal militarization at an early stage partly due to the PLO’s armed confrontations with host Arab regimes and partly to the fact that it was constantly targeted by Israel. This formal militarization, as opposed to guerrilla warfare, helped to justify the extremely centralized relationship between the political leadership and its constituency.

Between the 1970s and the 1990s, PLO factions and institutions suffered many severe shocks as a result of changes in the regional and international situation. These included the expulsion from Jordan following the armed clashes in 1970-71; the civil war that erupted in Lebanon in 1975, Israel’s invasion in 1982, the PLO exodus from the country and the Sabra and Shatila massacres; and the war against the Palestinian camps in Lebanon in 1985-86. The First Intifada (popular uprising) against Israel in the West Bank and Gaza Strip at the end of 1987 was also the period in which political Islam first invaded the Palestinian political field (1988). The collapse of the Soviet Union in late 1989, the first Gulf War in 1990-91 and the subsequent financial and political isolation of the PLO greatly eroded its alliances and its sources of revenue.

The Repercussions of Disintegration

During the First Intifada, the Palestinian political elite failed to understand the importance of restructuring the Palestinian national movement as well as of rebuilding the relationship between the centralized leadership and various Palestinian communities. Furthermore, the PLO failed to find a way to deal with political Islam when it emerged onto the Palestinian scene as an extension of the Muslim Brotherhood and did not integrate Hamas into the national political body. At the same time, Hamas failed to redefine itself as a national movement. The Palestinian political movement, which had previously been defined as a national movement or as a revolution began to be referred to as “the national and Islamic movement”.

Indeed, the First Intifada drove the political leadership to further centralize decision-making: It signed the Oslo Accords without consulting the political and social forces within and outside Palestine. Oslo provided the PLO with the political, organizational and ideological rationalization to marginalize those representative Palestinian national institutions that did exist, using the argument that it was building the nucleus of a Palestinian state. The PA was excluded from dealing with Palestinians in Israel, and it lost interest in the Palestinians in Jordan early on. Its dealings with them as well as with Palestinians in Lebanon, Syria, the Gulf countries, Europe and America were largely reduced to bureaucratic formalities through its embassies and representative offices in these countries.

When the establishment of the PA as a limited self-governing authority on parts of the West Bank and Gaza Strip failed to lead to a Palestinian state, the political elites were deprived of a potential sovereign state-based center; this accelerated the disintegration of the national movement. Hamas’ 2006 win in the legislative elections and total control over the Gaza Strip in 2007 contributed to the split of the self-governing authority into two authorities, one remaining in part of the West Bank and the other in the Gaza Strip. Both “authorities” remained under the occupation and control of a settler colonial state that continues to aggressively colonize land and displace Palestinians on both sides of the Green Line.

The disintegration of the national political field has had several repercussions. The representative national institutions faded away and local political elites became dominant. The leaders drew their « legitimacy » from their past party or organizational positions and their diplomatic interaction with regional countries and international institutions. The prevailing discourse locally and internationally reduced Palestine to the territories occupied in 1967 and the Palestinian people to those living under Israeli occupation, thus marginalizing the refugees and exiles as well as the Palestinian citizens of Israel. The security apparatus in the West Bank and the Gaza Strip grew considerably in size and allocation in the general budget. The rentier nature of the authorities in the two areas was entrenched through reliance on foreign aid and remittances, and the influence of private capital in their economies increased.

There were also significant structural shifts in the social structure of the West Bank and Gaza Strip. These included the emergence of a relatively large middle class to staff the PA institutions and agencies in areas such as in the education, health, security, finance and administration, as well as the new service and banking sectors and the many NGOs that were established. Meanwhile, the working class shrank in size. The inequalities between different segments grew and unemployment rates remained high, particularly among youth and new graduates. The « office holder » mentality took hold, replacing the mindset of the freedom fighter. Although Fatah and Hamas define themselves as liberation movements, they have been transformed into hierarchal bureaucratic structures and are focused largely on their own survival.

The political and economic elites have not been shy about flaunting their privileges and wealth despite the ongoing repressive colonial occupation. The middle class in the West Bank and Gaza Strip knows very well that its standard of living and way of life is linked to the existence of both self-governing authorities. Nevertheless, most of the population remains subject to the oppression and humiliation of Israel’s military forces and armed settlers, and suffers not only from the lack of a decent living and professional future but also the absence of any national solution on the horizon. Israel and Egypt’s draconian siege against Gaza remains as tight as ever, punctuated by destructive Israeli wars, and the ethnic cleansing of Palestinians from Jerusalem continues inexorably, using evictions, withdrawal of permits, and a range of other tactics -.

These conditions set the stage for an explosive situation in the territories occupied in 1967. However, since the PLO, the political parties, the private sector and most civil society organizations did not or could not mobilize against occupation, the confrontations with Israel’s military occupation forces and settlers in the “wave of anger” underway since October 2015 have for the most part remained individual and localized in nature and lacking a unified vision and national leadership.

The disintegration of the Palestinian political field has also led to increasing oppression and discrimination against Palestinian communities elsewhere in historic Palestine as well as in the Diaspora. The Palestinian citizens in the part of Palestine that became Israel in 1948 face a growing raft of discriminatory laws. Palestinian refugees in and from Syria, Lebanon, Jordan and elsewhere also face discrimination and abuse. Overall, the status of the Palestinian cause has experienced a setback in the Arab world and internationally, a situation exacerbated by the internal and external wars in some Arab countries.

Yet Culture Thrives, and Nurtures National Identity

Today, the Palestinian people have neither a sovereign state nor a functioning national liberation movement. Nevertheless, there is considerable strength in the Palestinian national identity due in large part to the role of the cultural field in maintaining and enriching the Palestinian narrative. The role of culture in nurturing Palestinian identity and patriotism is a longstanding one. After the creation of the Israeli state in 1948 and the defeat of the then political elites and the national movement, the Palestinian minority in Israel sustained the national identity through a remarkable flourishing of culture – poetry, fiction, music and films.

The Palestinian writer and journalist Ghassan Kanafani captured this in his remarkable book on Palestinian resistance literature (al-adab al-mukawim fi filistin al-muhtala 1948-1966) published in Beirut in 1968. Other key literary figures included the poets Mahmoud Darwish and Samih Al Qasim, Nazareth mayor and poet Tawfik Zayyad, and the writer Emile Habibi, both in his own works, such as The Pessoptimist, as well as through the communist paper he co-founded, Al-Ittihad. In the 1950s and 1960s, when the Israelis kept the Palestinian citizens under military rule, literature, culture and art served to reinforce and protect Arab culture and identity and the Palestinian national narrative. These works were read throughout the Arab world and beyond, and enabled Palestinian refugees and exiles to sustain their identity through the continuous links with the culture and identity of their homeland.

The “1948 Palestinians”, as they are often referred to in Palestinian discourse, also played a role in introducing other Palestinians and Arabs to the way in which Zionist ideology shapes Israeli policy and mechanisms of repressive control. Many of the 1948 Palestinian scholars and intellectuals joined Palestinian and Arab research centers in Beirut, Damascus and elsewhere and helped evolve this understanding.

Since then, the cultural field has, especially at times of political crisis, offered more possibilities than the political sphere for Palestinians to come together in activities that transcend geopolitical boundaries in cultural forms and genres and all sorts of intellectual production. Literature, film music, and art continues to be produced – indeed is on the rise – ranging from world renown writers, directors and artists to the young artists and writers of today in Gaza and the West Bank and among Palestinians elsewhere. All of this is communicated in a myriad ways, including through social media, fostering and cementing intra-Palestinian and Arab ties and interactions across borders.

The vitality of Palestinian patriotism is grounded in the Palestinian historical narrative and draws on the daily experiences of the communities that face dispossession, occupation, discrimination, expulsion and war. It is this vitality that perhaps drives Palestinian youth, largely born after the 1993 Oslo Accords, to confront Israeli soldiers and colonial settlers in all parts of historic Palestine. It also explains the large crowds that take part in the funeral processions of young Palestinians killed by Israeli soldiers and settlers and in fundraising efforts to rebuild the houses demolished by Israeli bulldozers as collective punishment of the families of those killed in the current youth uprising.

However, highlighting the significance and vitality of the cultural field does not compensate for the absence of an effective political movement built on solid democratic foundations. We need to learn from and transcend the shortcomings of the movement’s original institutions rather than wasting effort, time and resources to restore a disintegrated and defunct political field. We also need to move beyond those concepts and practices that experience shows us have failed, such as the very high degree of centralization: Politics must be the concern of the people and of the rank and file.

We must also safeguard our national culture from concepts and approaches that enslave the mind, paralyze thinking and free will, promote intolerance, sanctify ignorance, and cherish myths. Rather, we should promote the values of freedom, justice and equality.

We need a completely new understanding of political action. Such an understanding can be glimpsed in the language taking shape amongst youth groups and in the relationship between Palestinian political forces within the Green Line. It reflects a deepening awareness of the impossibility of coexisting with Zionism as a racist ideology and a settler colonial regime that criminalizes the Palestinian historical narrative.

At the heart of this emerging political awareness lies the need to engage Palestinian communities in the process of discussing, drafting and adopting national inclusive policies: This is both their right and duty. It is equally important to recognize each community’s right to determine its strategy in tackling the specific issues it faces while participating in the self-determination of the entire Palestinian people.

Building a new political movement will not be easy because of growing factional interests and the fear of democratic values and practice. Therefore it is necessary to encourage community-based initiatives to form local leaderships, with the widest participation possible from community individuals and institutions, following the promising example of the 1948 Palestinians in organizing the High Follow-Up Committee for Arab Citizens of Israel to defend their rights and interests, and the West Bank and Gaza Palestinians in the First Intifada. The Boycott, Divestment and Sanctions Movement (BDS) is also a successful example of this new type of political awareness and organizing. It brings together diverse political factions, civil society organizations, and unions behind a unified vision and strategy.

Some may view this discussion as utopian or idealistic, but we are in dire need of idealism amidst the current chaos and destructive factionalism. And we have a rich history of political activism and cultural creativity upon which to draw.

 Notes:
  1. This commentary draws on a research paper I presented at the conference organized by the Institute for Palestine Studies and Mada al-Carmel Centre, November 7-9, 2015 at Birzeit University and in Nazareth.

Jamil Hilal

Al-Shabaka Policy Advisor Jamil Hilal is an independent Palestinian sociologist and writer, and has published many books and numerous articles on Palestinian society, the Arab-Israeli Conflict, and Middle East issues.  Hilal has held, and holds, associate senior research fellowship at a number of Palestinian research institutions.  His recent publications include works on poverty, Palestinian political parties, and the political system after Oslo.  He edited Where Now for Palestine: The Demise of the Two-State Solution (Z Books, 2007), and with Ilan Pappe edited Across the Wall (I.B. Tauris, 2010).

Désintégration politique palestinienne, culture et identité nationale

Désintégration politique palestinienne, culture et identité nationale

Par Jamil Hilal

Jamil Hilal, conseiller politique à Al-Shabaka, est un sociologue et écrivain indépendant palestinien. Il a publié beaucoup de livres et de nombreux articles sur la société palestinienne, le conflit arabo-israélien et des questions sur le Moyen-Orient. Il a occupé et occupe un poste de associé de recherche principal dans plusieurs institutions de recherche palestiniennes. Les publications récentes sur ses travaux traitent de la pauvreté, des partis politiques palestiniens et du système politique après Oslo. Il a publié « Where Now for Palestine: The Demise of the Two-State Solution (Z Books, 2007) [Où va maintenant la Palestine : la disparition de la solution de Deux-Etats] et, avec Ilan Pappe, « Across the Wall (I.B. Tauris, 2010) [De l’autre côté du mur].

15 mars 2016 – La scène politique palestinienne, dominée par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) depuis la fin des années 1960, est en pleine désintégration depuis que l’Autorité palestinienne (AP) a été établie en vertu des Accords d’Oslo. Quel fut l’impact de la suprématie de l’OLP et quelles furent les répercussions de sa désintégration pour le corps politique palestinien ? Et dans quelle mesure la désintégration du champ politique a-t-elle affecté le champ culturel et sa contribution à l’identité nationale palestinienne ? Telles sont les questions abordées dans cette analyse (1).

5 keffieh khalil

Dans les rues d’al-Khalil/Hébron, octobre 2015

 

 

 

 

 

 

 
L’hégémonie de l’OLP sur le champ politique palestinien a commencé après la bataille de Al-Karameh en 1968, qui lui a permis de nouer une relation centralisée avec les communautés palestiniennes en Palestine historique, en Jordanie, en Syrie, au Liban, dans les pays du Golfe, en Europe et dans les Amériques. Ces communautés ont globalement accepté l’OLP comme leur unique représentation légitime malgré les influences extérieures qui pesaient sur elle, y compris sa forte dépendance à l’aide étrangère, les hauts et les bas de sa relation avec le pays d’accueil et ses relations régionales et internationales. En conséquence, la situation et les caractéristiques uniques de chaque communauté furent négligées, comme leurs responsabilités nationales, sociales et organisationnelles.

De sa position dominante, l’OLP a également été en mesure de consolider la pratique d’une politique de l’élite, commune dans le monde arabe et dans le monde, mais qui n’aurait pas dû s’implanter dans la population palestinienne compte tenu de sa dispersion et de sa lutte de libération. Le fait que l’OLP ait émergé et fonctionné dans un environnement régional et international hostile à la démocratie, tant en théorie qu’en pratique, a contribué à ce développement. La région arabe a été dominée par des régimes aux idéologies nationalistes totalitaires, ainsi que des monarchies et des émirats théocratiques autoritaires ; la démocratie était considérée comme un concept occidental étranger et colonialiste. De même, l’OLP et ses factions ont formé des alliances avec des pays socialistes et des pays du Tiers Monde, dont peu jouissait de démocratie politique. La nature rentière des institutions et des factions de l’OLP et leur dépendance à l’aide et au soutien de pays arabes et socialistes non-démocratiques ont renforcé l’approche politique élitiste et non démocratique.

Une troisième caractéristique de l’hégémonie de l’OLP est que ses factions ont subi une militarisation formelle à un stade précoce, en partie à cause de ses affrontements armés avec des régimes arabes d’accueil, et en partie parce qu’elle était constamment ciblée par Israël. Cette militarisation officielle, par opposition à la guerre de guérilla, a contribué à justifier une relation extrêmement centralisée entre la direction politique et son électorat.

Entre les années 1970 et 1990, les factions et les institutions de l’OLP ont subi de nombreux chocs importants à la suite de modifications de la situation régionale et internationale. Parmi elles l’expulsion de Jordanie après les affrontements armés en 1970-1971 ; la guerre civile qui a éclaté au Liban en 1975, l’invasion israélienne en 1982, l’exode de l’OLP du pays et les massacres de Sabra et Chatila, et la guerre contre les camps palestiniens au Liban en 1985-86. La Première Intifada (soulèvement populaire) contre Israël en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza à la fin de 1987 fut aussi la période où l’islam politique a commencé à envahir la scène politique palestinienne (1988). L’effondrement de l’Union soviétique à la fin de 1989, la première Guerre du Golfe en 1990-91 et l’isolement financier et politique ultérieur de l’OLP ont fortement érodé ses alliances et ses sources de revenus.

Les répercussions de la désintégration

Pendant la Première Intifada, l’élite politique palestinienne n’a pas compris l’importance de la restructuration du mouvement national palestinien et de la reconstruction de relations entre la direction centralisée et les différentes communautés palestiniennes. En outre, l’OLP n’a pas su trouver la manière de traiter avec l’islam politique quand il est apparu sur la scène palestinienne comme une extension des Frères Musulmans, et elle n’a pas intégré le Hamas dans les organes politiques nationaux. Dans le même temps, le Hamas n’a pas réussi à se redéfinir comme un mouvement national. Le mouvement politique palestinien, qui avait auparavant été défini comme un mouvement national ou comme une révolution, a commencé à être appelé « mouvement national et islamique ».

En effet, la Première Intifada a conduit la direction politique à centraliser davantage la prise de décision : elle a signé les Accords d’Oslo sans consulter les forces politiques et sociales à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine. Oslo a fourni à l’OLP la rationalisation politique, organisationnelle et idéologique pour marginaliser les institutions nationales palestiniennes représentatives existantes, en utilisant l’argument qu’elle construisait le noyau d’un Etat palestinien. L’AP a été exclue de toute gestion des Palestiniens en Israël, et dès le début, elle s’est désintéressée des Palestiniens en Jordanie. Ses relations avec eux ainsi qu’avec les Palestiniens au Liban, en Syrie, dans les pays du Golfe, en Europe et en Amérique ont été largement réduites à des formalités bureaucratiques par ses ambassades et ses bureaux de représentations dans ces pays.

L’établissement de l’AP en tant qu’autorité à l’autonomie limitée sur des parties de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza n’ayant pas réussi à conduire à un Etat palestinien, les élites politiques furent privées d’un centre potentiel basé sur un Etat souverain, ce qui a accéléré la désintégration du mouvement national. La victoire du Hamas aux élections législatives en 2006 et le contrôle total sur la Bande de Gaza en 2007 ont contribué à la scission de l’autorité autonome en deux autorités, l’une restant sur des morceaux de la Cisjordanie et l’autre dans la Bande de Gaza. Les deux « autorités » sont restées sous occupation et contrôle d’un Etat colonial de peuplement qui continue de coloniser agressivement la terre et de déplacer les Palestiniens des deux côtés de la Ligne Verte.

La désintégration du champ politique national a eu plusieurs répercussions. Les institutions nationales représentatives ont disparu au profit des élites politiques locales. Les dirigeants ont tiré leur « légitimité » de leur ancien parti ou de postes d’organisation et de leur interaction diplomatique avec des pays de la région et des institutions internationales. Le discours prévalant localement et internationalement a réduit la Palestine aux territoires occupés en 1967 et le peuple palestinien à la population vivant sous occupation israélienne, marginalisant ainsi les réfugiés et les exilés, ainsi que les citoyens palestiniens d’Israël. L’appareil sécuritaire en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza a considérablement augmenté, en taille et en part du budget global. La nature rentière des autorités dans les deux zones s’est ancrée grâce à l’aide étrangère et les envois de fonds, et l’influence du capital privé dans leurs économies a augmenté.

Il y eut aussi des changements importants dans la structure sociale de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza. On a ainsi constaté l’émergence d’une classe moyenne relativement importante employée dans les institutions et agences de l’AP, dans des domaines comme l’enseignement, la santé, la sécurité, les finances et l’administration, ainsi que les nouveaux secteurs des services et bancaires, et les nombreuses ONG qui ont été créées. Entretemps, l’importance de la classe ouvrière a diminué. Les inégalités entre les différents segments ont augmenté et le taux de chômage est resté élevé, en particulier chez les jeunes et les nouveaux diplômés. Une mentalité de « fonctionnaire » a gagné du terrain, remplaçant l’esprit de combattant de la liberté. Bien que le Fatah et le Hamas se définissent comme des mouvements de libération, ils se sont transformés en structures bureaucratiques hiérarchiques et sont en grande partie axés sur leur propre survie.

Les élites politiques et économiques ont étalé sans vergogne leurs privilèges et leur richesse malgré la répression de l’occupation coloniale en cours. La classe moyenne en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza sait très bien que son niveau et son mode de vie sont liés à l’existence des deux autorités autonomes. Néanmoins, une grande partie de la population continue de subir l’oppression et l’humiliation des forces militaires et des colons armés israéliens, et souffre non seulement du manque d’une vie décente et d’avenir professionnel, mais aussi de l’absence de toute solution nationale à l’horizon. Le siège draconien d’Israël et de l’Egypte reste aussi hermétique que jamais, ponctué de guerres israéliennes destructrices, et le nettoyage ethnique des Palestiniens de Jérusalem se poursuit inexorablement par les expulsions, les retraits de permis et toute une gamme d’autres tactiques.

En 1967, ces conditions ont préparé le terrain à une situation explosive dans les territoires occupés. Cependant, étant donné que l’OLP, les partis politiques, le secteur privé et la plupart des organisations de la société civile n’ont pas et ne pouvaient pas mobiliser contre l’occupation, les affrontements avec les forces d’occupation militaire d’Israël et les colons dans la « vague de colère » en cours depuis octobre 2015 sont pour la plupart restés individuels et localisés, et sans vision unifiée ni leadership national.

La désintégration du champ politique palestinien a également conduit à une montée de l’oppression et de la discrimination contre les communautés palestiniennes ailleurs en Palestine historique, comme dans la Diaspora. Les citoyens palestiniens dans la partie de Palestine qui est devenue Israël en 1948 sont confrontés à un train croissant de lois discriminatoires. Les réfugiés palestiniens en et de Syrie, au Liban, en Jordanie et ailleurs sont aussi confrontés aux discriminations et aux abus. Globalement, le statut de la cause palestinienne a connu un revers dans le monde arabe et au plan international, une situation exacerbée par les guerres intestines et externes dans quelques pays arabes.

Pourtant la culture prospère et nourrit l’identité nationale

Aujourd’hui, le peuple palestinien n’a ni Etat souverain ni mouvement de libération national qui fonctionne. Néanmoins, il existe une force considérable dans l’identité nationale palestinienne due en grande partie au rôle de la culture dans le maintien et l’enrichissement de la narration palestinienne. Le rôle de la culture dans le nourrissement de l’identité et du patriotisme palestiniens est ancien. Après la création de l’Etat israélien en 1948 et la défaite des élites politiques d’alors et du mouvement national, la minorité palestinienne en Israël a maintenu l’identité nationale par une floraison remarquable de culture – poésie, fiction, musique et films.

L’écrivain et journaliste palestinien Ghassan Kanafani a saisi cette réaction dans son ouvrage remarquable sur la littérature de résistance palestinienne (al-adab al-mukawim fi filistin al-muhtala 1948-1966) publié à Beyrouth en 1968. D’autres personnalités littéraires clés comprennent les poètes Mahmoud Darwish et Samih al Qasim, le maire et poète de Nazareth Tawfik Zayyad, et l’écrivain Emile Habibi, tant dans ses propres œuvres, comme The Pessoptimist, que dans le journal communiste qu’il a co-fondé, Al-Ittihad. Dans les années 1950 et 1960, lorsque les Israéliens ont maintenu les citoyens palestiniens sous régime militaire, la littérature, la culture et l’art ont servi à renforcer et à protéger la culture et l’identité arabes et la narration nationale palestinienne. Ces travaux furent lus dans tout le monde arabe et au-delà, et ont permis aux réfugiés et exilés palestiniens de maintenir leur identité par des liens continus avec la culture et l’identité de leur patrie.

Les « Palestiniens de 1948 », comme ils sont souvent nommés dans le discours palestinien, ont aussi joué un rôle en initiant d’autres Palestiniens et Arabes à la manière dont l’idéologie sioniste façonne la politique et les mécanismes israéliens de contrôle répressif. Beaucoup d’érudits et d’intellectuels palestiniens ont rejoint des centres de recherche palestiniens et arabes à Beyrouth, Damas et ailleurs, et ont aidé à élaborer cette connaissance.

Depuis lors, le domaine culturel a, en particulier en période de crise politique, offert davantage de possibilités que la sphère politique pour que les Palestiniens se réunissent dans des activités qui transcendent les frontières géopolitiques par les formes et genres culturels et toutes sortes de productions intellectuelles. La littérature, la musique de film et l’art continuent d’être produits – et sont même en hausse – allant d’écrivains, de réalisateurs et d’artistes de renommée mondiale d’aujourd’hui à Gaza et en Cisjordanie et parmi les Palestiniens ailleurs. Tout cela est communiqué de multiples façons, y compris par les médias sociaux, promouvant et cimentant les liens et les inter-actions intra-palestiniens et arabes à travers les frontières.

La vitalité du patriotisme palestinien est ancrée dans le récit historique palestinien et il s’appuie sur les expériences quotidiennes des communautés confrontées à la dépossession, à l’occupation, à l’expulsion et à la guerre. C’est cette vitalité qui pousse peut-être la jeunesse palestinienne, en grande partie née après les accords d’Oslo de 1993, à se confronter aux soldats et aux colons israéliens dans toutes les parties de la Palestine historique. Elle explique aussi les foules immenses qui accompagnent les processions funéraires des jeunes Palestiniens tués par des soldats et colons israéliens, et dans les participations aux collectes de fonds pour reconstruire les maisons détruites par les bulldozers israéliens comme punition collective des familles de ceux qui ont été tués dans le soulèvement actuel de la jeunesse.

Cependant, souligner l’importance et la vitalité du champ culturel ne compense pas l’absence d’un mouvement politique efficace construit sur des bases démocratiques solides. Nous devons tirer des leçons et transcender les insuffisances des institutions originelles du mouvement plutôt que de gaspiller des efforts, du temps et des ressources à restaurer un champ politique désintégré et défunt. Nous devons également aller au-delà des concepts et des pratiques dont l’expérience nous montre qu’ils ont échoué, comme le très haut degré de centralisation : la politique doit être la préoccupation de tous, de la hiérarchie à la base populaire.

Nous devons aussi préserver notre culture nationale des concepts et des approches qui asservissent l’esprit, paralysent la pensée et le libre arbitre, promeuvent l’intolérance, sanctifient l’ignorance et chérissent les mythes. Au contraire, nous devons promouvoir les valeurs de liberté, de justice et d’égalité.

Nous avons besoin d’une approche de l’action politique complètement neuve. On peut entrevoir cette approche dans le langage qui prend forme parmi les groupes de jeunes et dans les relations entre les forces politiques palestiniennes au sein de la Ligne Verte. Ce langage exprime une prise de conscience accrue de l’impossibilité de coexister avec le sionisme comme idéologie raciste et régime colonial de peuplement qui criminalise le récit historique des Palestiniens.

Au cœur de cette sensibilisation politique émergente, il est primordial d’engager les communautés palestiniennes dans le processus de discussion, de rédaction et d’adoption de politiques nationales inclusives : c’est à la fois leur droit et leur devoir. Il est également important de reconnaître le droit de chaque collectivité à déterminer sa stratégie en abordant les problèmes spécifiques auxquels elle est confrontée dans la participation à l’auto-détermination du peuple palestinien dans son ensemble.

Construire un nouveau mouvement politique ne sera pas facile étant donné les intérêts partisans croissants et la crainte des valeurs et des pratiques démocratiques. Par conséquent, il est nécessaire d’encourager les initiatives communautaires pour former des leaders locaux, avec la participation la plus large possible d’individus et d’institutions communautaires, en suivant l’exemple prometteur des Palestiniens de 1948 dans l’organisation d’un Haut Comité de Suivi des citoyens arabes en Israël pour défendre leurs droits et leurs intérêts, les Palestiniens de la Cisjordanie et de Gaza dans la Première Intifada. Le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) est aussi un exemple réussi de ce nouveau type de sensibilisation et organisation politique. Il rassemble diverses actions politiques, des organisations de la société civile et des syndicats derrière une vision et une stratégie unifiées.

On peut considérer cette analyse comme utopique ou idéaliste, mais nous avons un besoin impérieux d’idéalisme au milieu du chaos actuel et du sectarisme destructeur. Et nous avons une histoire riche d’activisme politique et de créativité culturelle sur laquelle nous appuyer.

(1) Cet article est extrait d’un travail de recherche que j’ai présenté lors de la conférence organisée par l’Institut d’Etudes palestinienne et le centre Mada al-Carmel, 7-9 novembre 2015, Université de Birzeit et à Nazareth.

jamilhilal
 

Source : Al Shabaka

Traduction : MR pour ISM

Un mois d’Avril 2016 riche en activités culturelles

 

AGENDA CULTUREL

Un mois d’Avril 2016 riche en activités culturelles

Contes de la Corne de l’Afrique@ Croix Rouge genevoise
Avril 6 @ 15 h 00 – 16 h 00
Contes de la Corne de l'Afrique @ Croix Rouge genevoise | Genève | Genève | Switzerland
 
La Méditerranée tragique d’aujourd’hui : interrogations et perspectives / Conférence de Salah Stétié @ Grand Auditoire (PHIL 201)
Avril  6 @ 18 h 45
La Méditerranée tragique d'aujourd'hui : interrogations et perspectives / Conférence de Salah Stétié @ Grand Auditoire (PHIL 201) | Genève | Genève | Switzerland
Contes d’Afrique du Nord Sur les chemins du Maghreb, périple entre mer, désert et montagne. @ Librairie l’Olivier
Avril 8 @ 19 h 30
Contes d'Afrique du Nord Sur les chemins du Maghreb, périple entre mer, désert et montagne. @ Librairie l'Olivier | Genève | Genève | Suisse
11 ÈME FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM ORIENTAL DE GENÈVE DU 11 AU 17 AVRIL 2016
Avril  11 @ 18 h 00 – Avril  17 @ 18 h 30
11 ÈME FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM ORIENTAL DE GENÈVE DU 11 AU 17 AVRIL 2016


Café sagesses de l’Humanité | Vers la disparition de l’Homme ? Le transhumanisme en question ? @ Librairie arabe l’Olivier
Avril 13 @ 18 h 30
Café sagesses de l'Humanité | Vers la disparition de l'Homme ? Le transhumanisme en question ? @ Librairie arabe l'Olivier | Genève | Genève | Switzerland
Goethe, Novalis, Mohamed Iqbal et Edward Said artisans d’un universalisme de la diversité | Formation de Mohammed Taleb @ Librairie arabe L’Olivier
Avril 22 @ 18 h 30 – 21 h 30
Goethe, Novalis, Mohamed Iqbal et Edward Said artisans d'un universalisme de la diversité | Formation de Mohammed Taleb @ Librairie arabe L'Olivier | Genève | Genève | Switzerland
L’écologie spirituelle et l’Âme du monde, en islam et dans le christianisme| Formation de Mohammed Taleb @ Librairie arabe L’Olivier
Avril  23 @ 9 h 30 – 12 h 30
L'écologie spirituelle et l'Âme du monde, en islam et dans le christianisme| Formation de Mohammed Taleb @ Librairie arabe L'Olivier | Genève | Genève | Switzerland
Avril 27 @ 13 h 19 – Mai 1 @ 19 h 00
Salon du livre et de la presse de Genève @ Palexpo Geneva | Le Grand-Saconnex | Genève | Switzerland


Couscous Solidaire ! Soirée de soutien au projet Amoddou – Maroc @ Grand-Saconnex
Avril 29 @ 19 h 00
Shah Kaman, violon des rois. Kayhan Kalhor en concert, Lausanne @ L’Octogone Théâtre de Pully
Avril 30 @ 19h 00

« Je ne suis pas un Don Quichotte, mais j’ai le courage de mes idées et de mes convictions » / Ghassan Salamé

« Je ne suis pas un Don Quichotte, mais j’ai le courage de mes idées et de mes convictions »

ghassan-salame

EntretienConversation à bâtons rompus en vidéoconférence avec Ghassan Salamé, qui a annoncé « en primeur » à « L’Orient-Le Jour » les grandes lignes de son programme de candidature à la direction générale de l’Unesco. Un programme qui n’a encore pas fait réagir d’un iota, dans un sens ou dans l’autre, l’État libanais…

Maya GHANDOUR HERT | OLJ

« Après quarante ans dans l’enseignement supérieur et la culture, après une participation active à la rédaction de la Convention internationale sur la diversité culturelle et sur la protection du patrimoine immatériel, après avoir présidé la Conférence ministérielle de la Francophonie, ou encore avoir créé Afac, après des années au service de l’Onu, je pense que ma candidature est légitime et que je peux beaucoup apporter à cette organisation. »

Cette déclaration de l’ancien ministre de la Culture, Ghassan Salamé, sonne comme un plaidoyer qui annonce les couleurs de sa candidature au poste de directeur général de l’Unesco en 2017. Une candidature placée assurément sous le signe d’un nouvel humanisme ? Le politologue et professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris lance d’emblée : « Certainement vers un consensus autour de valeurs humanistes irréductibles et partagées. Certainement sous le signe d’une mise en valeur de ce qui nous réunit dans un siècle où on insiste beaucoup trop sur ce qui nous différencie. C’est là une tâche énorme. Mais où mieux qu’à l’Unesco peut-on la mener ? Je crois fondamentalement qu’il est légitime et très significatif qu’un tel projet soit aujourd’hui porté par un enfant du Liban et du monde arabe. »

Derrière l’homme, une peinture de Hassan Jouni, représentant un paysage du Liban-Sud. Sur fond de verdure, des toits en argile clairsèment la toile qui apparaît comme une version utopique de la réalité actuelle, entre urbanisme chaotique rampant et menaces tapies derrière les voiles du quotidien…
Oui, il croit bien que le monde change. Il change d’une manière qui n’est pas toujours rassurante. « Il change d’une manière où la culture irrigue plus que jamais la politique internationale. Malheureusement, elle ne l’irrigue pas toujours avec de l’eau pure, mais trop souvent avec des crispations et de la violence, parfois intolérables. Se déroulent sous nos yeux des dérives culturelles et idéologiques qui affectent négativement les relations internationales et nous posent un défi extraordinaire et sans précédent, au moins depuis plusieurs décennies. C’est pourquoi je pense que la plupart des organisations internationales doivent redéfinir leur rôle en fonction de ces dérives. L’Unesco, en particulier, a un rôle primordial en la matière et un rôle nouveau qui se dessine devant elle, si elle se décide à le jouer. »

Le choc des individus
L’Unesco aseptiseur ? « Ce n’est peut-être pas le mot idoine. Mais en effet, l’Unesco a été créée fondamentalement au service d’une socialisation politique optimale des jeunes générations et pour garantir une interaction interculturelle paisible et sereine. Or le défi n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui. »
Ne faut-il pas plutôt se réjouir que la culture n’est plus l’apanage d’une élite ? « C’est vrai qu’il ne faut pas pousser la culture dans des ghettos, mais il ne faut pas non plus la mettre à toutes les sauces sans véritablement poser la question préalable de la représentation. Il faut faire attention lorsqu’on introduit la culture inopinément dans tout et partout, telle une summa causa pour expliquer le monde. » Cette autre dérive n’est, selon Ghassan Salamé, pas moins dangereuse, et il l’a souvent combattue dans ses travaux académiques. « Par exemple, lorsqu’on parle du choc ou du dialogue des civilisations, qui autorise qui à parler au nom d’une civilisation entière ? On entend dire : Ma culture, ma civilisation pense ceci, pense cela. Ma première réaction à cela est : mon gars, qui t’a autorisé à parler au nom de millions de personnes ? Qui t’a mandaté ?
C’est là que se pose la question de représentation. Ce n’est pas parce que je suis un homme que je peux parler au nom de tous les hommes. On n’est pas nécessairement mandaté simplement parce qu’on appartient à un groupe religieux, confessionnel ou culturel pour le représenter et parler au nom de tout ce groupe », martèle l’ancien ministre. Il répète d’ailleurs maintes fois que le dialogue intercivilisationnel est un dialogue qui se fait entre des individus, des groupes, des États, mais les « civilisations » en elles-mêmes ne sont pas des acteurs. « Elles sont des viviers dans lesquels nous puisons collectivement et individuellement nos valeurs, les ingrédients de notre identité. »

Renouer les liens
Aujourd’hui, une certaine culture du vivre-ensemble est plus que jamais menacée. Comment œuvrer pour renouer les liens ? La réponse fuse : « Je veux faire l’éloge de cette convention pour la diversité culturelle à laquelle j’ai œuvré en tant que ministre du Liban avec une immense fierté jusqu’à ce jour. Nous étions une trentaine ou une quarantaine de ministres de la Culture à avoir participé à son élaboration, puis à sa promotion. Elle est capitale, parce qu’elle a posé la base de l’acceptation de la diversité culturelle en droit international. Nous ne sommes pas les clones les uns des autres. L’aspiration à la diversité est inscrite dans les sociétés humaines et ce n’est pas par hasard que toutes les grandes religions reconnaissent la diversité. C’est le rôle de l’Unesco aujourd’hui de protéger cette diversité, non seulement la biodiversité de la nature – ce qui est une tâche extraordinaire au moment où les grandes catégories de la faune et la flore peuvent disparaître –, mais aussi de protéger le souci des gens et des groupes de sauvegarder leur identité politique, religieuse, linguistique, etc. »
Ainsi, rappelle-t-il, la convention a posé deux principes essentiels. Des bases juridiques, d’abord, légitimant le rôle des États dans la gestion de la culture. « Car il ne faut pas laisser la culture uniquement à la loi du marché, sans occulter l’importance de ce dernier. Cela suppose bien sûr que les États doivent, par ailleurs, pouvoir agir pour promouvoir les cultures, mais c’est un autre débat. Quoi qu’il en soit, il est évident que si on laisse les choses avancer sans régulation, le monde pourrait devenir un cimetière de petites langues et de petites cultures disparues. »

Mais parallèlement, la convention prend aussi acte du fait que, « comme on le sait aussi par l’anthropologie culturelle, les civilisations disparaissent quand elles se renferment sur elles-mêmes, quand elles ne sont pas en interaction les unes avec les autres, quand elles ne s’enrichissent pas entre elles. C’est pour cette raison que cette convention cherche non seulement à promouvoir la diversité mais aussi à encourager les interactions. Il ne faut pas transformer les civilisations en objets muséographiques, car elles s’assécheraient. Il faut qu’elles restent vivantes, et pour cela elles doivent interagir avec les autres ».
Des moyens de renforcer ces actions auprès des États ? « Le directeur général peut proposer, c’est la tâche des États d’adopter une convention. Mais je pense qu’il y a de la place pour plusieurs conventions complémentaires pour mettre en application ce tronc commun qui a été trouvé sur la diversité culturelle et que l’on pourrait maintenant commencer à proposer aux États. »

L’éducation de quoi ?
La première priorité du programme de candidature de Ghassan Salamé est que l’Unesco s’investisse encore plus dans l’éradication de l’analphabétisme et dans l’insertion professionnelle des diplômés. « Mais pour l’Unesco, dont l’éducation est une des missions centrales, il faut aller plus loin », estime-t-il. Et de poser les questions à voix haute : quelles sont les valeurs que l’on transmet à nos enfants ?
Est-ce qu’on leur transmet des valeurs de paix, de tolérance, de respect de l’autre, de convivialité ? Ou est-ce qu’on leur transmet des valeurs liées à la crispation, à l’exceptionnalisme, à l’extrémisme ? C’est essentiel en cette phase particulière de la politique internationale. « Je ne l’aurais pas dit il y a dix ans ou quinze ans. Mais aujourd’hui, je pense que regarder d’un peu plus près les valeurs et les idées que l’on transmet aux adultes de demain est devenu une priorité essentielle. Père de deux filles, ce souci m’a toujours taraudé, mais regarder le monde que nous allons laisser à nos enfants rend la question bien plus urgente. »

En matière de culture, Ghassan Salamé recherche « un terrain commun, qui n’a pas encore été trouvé ». Il répondrait aux questions suivantes : quelle est l’équation durable entre la liberté d’expression et le respect des symboles culturels des uns et des autres ? Comment concilier le respect avec la liberté ? C’est une grande question, certes philosophique, mais devenue un défi de tous les jours. Quel est l’équilibre à trouver entre les États qui vont très loin dans la sacralisation de leurs croyances, et d’autres qui vont très loin dans la sacralisation de leurs libertés, notamment de celle de s’exprimer. « Aujourd’hui, un consensus n’a pas encore été trouvé, note-t-il. Et je crois que l’Unesco peut, et doit, être l’artisan de ce consensus entre liberté et croyance. Elle doit se saisir très vite de cette question. »

Éthique vs science
La relation entre éthique et science est par ailleurs une question fondamentale qui rend Ghassan Salamé perplexe. « Chaque chercheur scientifique se pose cette question : jusqu’où puis-je aller et à quel moment cela devient-il trop loin ? J’aimerais qu’un grand conseil de l’éthique et de la science se saisisse de cette matière et la mette au-devant de la scène. » Et d’ajouter, un brin narquois : « C’est vrai que l’éthique et la politique ne sont pas toujours de très bons compagnons, mais dans le monde où nous vivons, la question de l’éthique est plus que jamais fondamentale. » Pour lui, entre l’invasion du champ politique par le culturel et entre les progrès technologiques qui tournent souvent le dos aux interpellations éthiques, le rôle de l’Unesco ne peut que grandir, qu’être plus important comme le lieu où une certaine autorité morale peut exister véritablement, au niveau mondial, sur une base consensuelle entre les États.

Privé vs public
S’il s’agit également d’une question philosophique, l’ancien ministre reconnaît toutefois qu’elle a des conséquences sur la vie quotidienne des gens, précisément dans cet âge de l’explosion de l’information. « Dans quelle mesure pouvons-nous laisser les gouvernements savoir tout de nous, au nom de la sécurité et de l’État ou de la lutte contre le terrorisme, par exemple ? s’interroge-t-il. Il y a mille justifications, souvent légitimes, pour que les gouvernements s’insèrent dans nos vies privées. Mais il y a aussi un jardin secret que les hommes veulent garder et maintenir. Et aujourd’hui, partout dans le monde, il y a cette tension parce que cette ligne de partage n’a pas été définie, cet équilibre n’a pas été trouvé et c’est aussi le rôle de l’Unesco de contribuer à son élaboration. »

Ghassan Salamé évoque également les tâches classiques de l’organisation, dont la question pressante de la protection des patrimoines, surtout pendant les conflits. « Notre région est en première ligne de terribles désastres ces dernières années. La directrice générale actuelle œuvre beaucoup dans ce sens, mais il faudra poursuivre le combat, précisément du fait de la résurgence de la conflictualité mondiale depuis six ou sept ans. »
« Voilà quelques-unes des priorités, ajoute-t-il. Si jamais cette candidature passait les différentes étapes, j’aurais nécessairement à présenter un programme beaucoup plus détaillé devant le Conseil exécutif et, croyez-moi, je m’y prépare. »

Et le soutien du Liban ?
En annonçant sa candidature au poste de directeur général de l’Unesco, Ghassan Salamé a demandé le soutien du gouvernement libanais. C’était il y a près d’une semaine. À l’heure de passer sous presse, il n’avait toujours pas reçu de réponse. Ni positive ni négative. Si vous n’avez pas le soutien du Liban, un plan B ?
« Je souhaite que le Liban soutienne ma candidature, mais si tel n’est pas le cas, ce ne serait pas la fin de l’histoire. Je suis d’abord porteur d’un projet, non d’une ambition. Si ce projet a les faveurs d’autres États, je ne peux que m’en féliciter. Si le Liban préfère un autre candidat qu’il considère plus compétent, je comprendrais, mais ne m’arrêterais pas. » Et d’ajouter : « Pour présenter une candidature, il faut qu’un pays (ou un groupe de pays) vous présente. Il vaut mieux que cela soit le vôtre, mais ce ne fut pas toujours le cas. Moi-même, je suis très fier d’être libanais. À notre profit et parfois à nos dépens, nous avons vécu toutes ces problématiques qui tiraillent le monde actuellement. Je sais donc que notre expérience peut être utile au reste du monde. Je pense aussi que le Liban est un pays qui a une presse libre, un réseau d’universités de qualité, un système d’éducation qui a survécu à des moments extrêmement douloureux de notre histoire, il a un immense patrimoine archéologique à conserver. Une candidature libanaise est donc tout à fait légitime. »

Concernant le soutien possible d’autres pays comme la France, il estime qu’il est trop tôt d’en parler. À ce stade il pense que sa candidature est légitime et espère que son projet sera considéré comme pertinent. « Ensuite, c’est le pays qui vous présente qui en informe les autres pays. »
Vous ne mènerez votre campagne tout seul comme un Don Quichotte ? « Je ne suis pas un Don Quichotte, mais j’ai le courage de mes idées et de mes convictions. »

Pour conclure sur une note d’espoir, Ghassan Salamé revient sur la relation privilégiée qu’entretient le pays du Cèdre avec la culture. « Cette relation a survécu à toutes nos guerres. À toutes nos divisions. Alors que le monde ne retient parfois du Liban que les tensions, les différenciations, les écarts et les controverses, nous savons qu’il y a un beau Liban qui a conservé la liberté de sa presse, ses universités, ses galeries d’art, son patrimoine archéologique, dans les moments les plus difficiles. C’est un message au reste du monde et une énorme leçon d’espoir pour d’autres qui sont aujourd’hui entrés dans des expériences aussi douloureuses que les nôtres. Il y a aussi le Liban de l’espoir, le Liban de la résilience qui reconnaît que l’histoire des pays n’est pas un long fleuve tranquille. Mais que, avec la détermination, avec cette relation quasi fusionnelle avec la culture, les pays peuvent traverser les difficultés les plus insurmontables, les épreuves les plus douloureuses et s’en sortir comme un phénix, comme le Liban. Le Liban de l’espoir et non du découragement. »
Amen

 

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Pour mémoire
Ghassan Salamé : La culture et les arts pour combattre le terrorisme

Ghassan Salamé : Le dialogue, c’est d’abord une lutte contre soi-même pour comprendre l’autre

 

Vers une perte de leadership régional de l’Arabie saoudite ? ¦ Débat géopolitique

Vers une perte de leadership régional de l’Arabie saoudite ?

Par Marie-France Chatin

Face à l’Iran, force montante dans la région, l’Arabie Saoudite se sent lâchée par son allié américain, et esseulée. Regard sur les défis de ce pays richissime, sur les plans extérieur, intérieur et économique alors que les prix du pétrole sont au plus bas.

Invités :
Elisabeth Vandenheede, chercheur en Sciences politiques à l’Université Libre de Bruxelles.
Jacques Jocelyn Paul : « Arabie Saoudite. L’incontournable », Ed. Riveneuve.
Olivier Da Lage, rédacteur en Chef, RFI. « Géopolitique de l’Arabie Saoudite », Ed. Complexe.

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Les racines de l’État islamique Entretien avec Loulouwa Al Rachid & Matthieu Rey / La Vie des Idées

par Marieke Louis , le 9 février

L’État islamique (EI) n’est pas né d’un seul coup à l’été 2014. Il est enraciné dans l’histoire mêlée de l’Irak et de la Syrie de ces vingt dernières années. Loulouwa Al Rachid et Matthieu Rey démêlent cet héritage complexe de l’EI, à la fois legs de l’autoritarisme baasiste et de l’intervention américaine en Irak.

Loulouwa Al Rachid est post-doctorante au sein du European Research Council Wafaw (When Authoritarianism Fails in the Arab World) et docteure associée au Centre de recherches internationales de SciencesPo Paris. Ses recherches portent sur l’Irak et l’autoritarisme baasiste. Elle a soutenu en 2010 une thèse de science politique intitulée : L’Irak de l’embargo à l’occupation : dépérissement d’un ordre politique (1990-2003). En parallèle, elle effectue des missions de conseil pour des think tanks et a notamment été l’analyste référent sur l’Irak au sein de l’International Crisis Group (2001-2006 et 2009-2011).

Matthieu Rey est maître de conférences au Collège de France (Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe), agrégé d’histoire, arabisant et chercheur au sein du European Research Council Wafaw (When Authoritarianism Fails in the Arab World). Sa thèse porte sur une comparaison des systèmes parlementaires en Irak et en Syrie entre 1946 et 1963. Elle vise à comprendre les technologies de pouvoir héritées des temps ottoman et mandataire et adaptées au nouveau cadre de l’État moderne indépendant. Témoin direct des événements syriens par sa résidence à Damas entre 2009 et 2013, il a proposé des analyses sur les événements les plus contemporains. Il travaille maintenant à la rédaction d’une histoire de la Syrie à l’époque contemporaine.

La Vie des Idées : Pourquoi est-il nécessaire de revenir à l’histoire de la Syrie et de l’Irak de ces vingt dernières années pour comprendre l’État islamique (EI) ?

Loulouwa Al Rachid : Quand on parle de l’EI, on fait mine de croire à une naissance miraculeuse, comme si cet « État » auto-proclamé était né à l’été 2014 avec la prise de Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak et qu’il suffisait de quelques centaines de combattants circulant dans des pick-up pour fonder une organisation terroriste puissante.

Or l’EI n’est pas le fruit d’une naissance miraculeuse mais résulte plutôt d’un déni de grossesse : les symptômes étaient là depuis longtemps sur le terrain irakien. L’année 2003 a constitué à cet égard un tournant décisif : elle a installé la matrice jihadiste de type Al-Qaida au cœur du Levant. C’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, suivie d’une occupation militaire qui a donné au phénomène jihadiste un nouvel essor dans notre voisinage méditerranéen.

Parmi les groupes ayant tout de suite pris les armes contre l’armée américaine et ses auxiliaires irakiens, il y avait une composante « étrangère » rapatriée d’Afghanistan et d’autres terrains du jihad, le Caucase notamment. Et sur cette matrice là se sont greffés des groupuscules armés irakiens, qui s’inscrivaient d’abord dans une posture « nationaliste » de lutte contre l’occupation étrangère. Ces groupuscules formés par des anciens du régime de Saddam Hussein se sont par la suite dissous dans la nébuleuse jihadiste, contribuant ainsi à la professionnaliser et à lui insuffler un moteur supplémentaire, celui de haine des chiites ; l’armée américaine a cru avoir éradiqué ces jihadistes en 2007-2009 en s’appuyant sur les tribus locales qu’elle a armées et financées pour pacifier les régions sunnites d’Irak.

Or ces groupuscules jihadistes n’ont jamais véritablement disparu depuis 2003 : ils se sont tantôt fondus dans une population sunnite qui supportait mal les pratiques, souvent discriminatoires, du nouveau pouvoir central chiite, tantôt repliés dans les zones désertiques ou montagneuses de l’ouest et du nord de l’Irak. Ils ont surtout trouvé refuge en Syrie, profitant d’un espace frontalier entre les deux pays devenu largement ouvert et poreux depuis le début des années 1990. En effet, le régime de Saddam Hussein, très affaibli par les sanctions internationales imposées par les Nations unies, avait partiellement perdu le contrôle de son territoire et de ses frontières, laissant se développer avec la Syrie une importante contrebande et des trafics en tous genres pour contourner l’embargo. Après 2003, les jihadistes ont fait de cet espace frontalier un territoire « intégré » avec des circulations incessantes d’hommes, d’idées et bien entendu, d’armes. Ils ont été aidés en cela par l’attitude bienveillante à leur égard du régime de Bachar al-Assad soucieux de participer à l’échec de la transformation « démocratique » de l’Irak décidée par George Bush.

Matthieu Rey : L’importance de la question syrienne et de l’EI tient au présent immédiat et à la façon dont la question syrienne s’est imposée dans l’actualité française.

Dans un premier temps, la question syrienne n’a pas fait sens pour la majorité des Français. Alors que la majorité de sa population se mobilise contre le régime de Bachar al-Assad au prix d’une implacable répression, elle ne parvient pas à faire écho dans le débat public. Là où les actualités titrent avec enthousiasme sur les expériences révolutionnaires et démocratiques, tunisiennes et égyptiennes, elles lisent la Syrie comme un processus « complexe ».

Dans un deuxième temps, la question syrienne entre en scène à l’automne 2013 autour du problème du départ d’individus d’Europe vers la Syrie, devenue la nouvelle terre du jihad, mais d’un jihad différent de celui mené en Afghanistan. Il est beaucoup plus massif et plus « démocratique » : c’est un jihad « low cost », tant sur le plan de l’investissement matériel (aller en Syrie n’est pas cher) que de l’engagement spirituel (il n’est pas besoin d’être un musulman érudit pour s’enrôler). Dans les médias et au sein des instances officielles, on assiste à la construction d’un discours de peur autour du départ de ces Européens qui apprendraient à se battre et qui pourraient revenir en Europe pour y organiser des attentats. A cela, s’ajoute la première vague migratoire de réfugiés, au sein de laquelle on suspecte la présence de jihadistes. La question du jihad se greffe ainsi à celle des réfugiés.

Le troisième temps démarre en janvier 2015 avec les attentats contre Charlie Hebdo et surtout la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Au cours de la prise d’otage, les paroles de Coulibaly font explicitement référence à la Syrie. Enfin, en novembre 2015, avec la revendication des attaques dans le 11e arrondissement par l’EI, le lien entre la question syrienne et les événements français est établi, selon une lecture qui se focalise sur les agissements de l’État islamique.

On retrouve ce phénomène en novembre 2015 : cette fois-ci, les attentats sont immédiatement revendiqués par l’EI. On assiste là à une projection de la question syrienne, sans qu’elle soit comprise, sur le territoire français.

La Vie des Idées : Quels sont les traits caractéristiques des régimes syrien et irakien depuis les années 1990, notamment dans leur rapport à la religion et à la violence ?

Loulouwa Al Rachid : Avant 2003, les liens entre le régime de Saddam Hussein et la nébuleuse jihadiste sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants contrairement aux allégations avancées par les États-Unis pour justifier leur invasion de l’Irak. Le référent jihadiste était certes utilisé par Saddam Hussein dans les années 1990 mais il s’agissait davantage d’un jihad patriotique et nationaliste que d’un jihad religieux

La propagande du régime va au cours de cette période user et abuser du mot « jihad » qui devient synonyme de résistance et de combat contre l’impérialisme. Il ne s’agit toutefois pas d’un combat dirigé vers l’extérieur : c’est un combat mené sur le sol irakien. Prenons un exemple apparemment anodin : celui de la reconstruction du secteur de l’électricité détruit par les bombardements aériens de la coalition internationale formée pour libérer le Koweït. Il a été présenté par le régime comme un « jihad électrique » pour prouver aux États-Unis et à leurs alliés que les Irakiens pouvaient, seuls et avec leurs propres moyens, reconstruire leurs infrastructures. Même chose pour la reconstruction des aéroports : c’est un jihad contre l’embargo aérien.

LE JIHAD N’EST PAS UNE CATÉGORIE RELIGIEUSE
Dans ce contexte de lutte contre les effets dévastateurs des sanctions internationales, le jihad n’est donc pas une catégorie religieuse. Son utilisation dans la phraséologie baasiste n’en trahit pas moins la faillite idéologique et matérielle d’un État qui se targuait auparavant d’être séculaire et progressiste. En effet, les sanctions internationales qui dépossèdent l’Irak de sa rente pétrolière (98% des revenus proviennent de l’exportation de brut), entraînent à la fois la déliquescence des institutions publiques et la paupérisation massive de la population ; elles mettent le pouvoir littéralement à nu. Par une sorte de glissement, la religion apparaît alors aux yeux de ce dernier comme la seule ressource symbolique restante pour se (re)légitimer auprès d’une population brutalisée par une répression sans relâche et des guerres à répétition depuis le début des années 1980.

C’est pourquoi Saddam Hussein décrète en 1994 une Campagne nationale pour la foi. Cela commence par l’ajout, sur le drapeau irakien, de la formule « Dieu est grand » (Allahu Akbar). Puis, petit à petit, le régime « islamise » son discours et ses pratiques. De nouvelles mosquées sont érigées partout dans le pays ; on oblige les cadres du parti Baas à suivre des cours d’instruction religieuse ; on accorde des remises de peine aux détenus qui apprennent par cœur le Coran, ce qui permet aussi de soulager un système carcéral à bout de souffle, etc.

Mais surtout, une plus grande marge de manœuvre est donnée aux hommes de religion, ce qui permet à une multitude d’activistes islamistes, sunnites comme chiites, de faire de la prédication et d’élargir leurs réseaux au sein de la société irakienne. Cette « islamisation par le haut » de la société est perçue comme une nécessité par un régime qui n’a plus les moyens de son autoritarisme, autrement dit comme une simple soupape de sécurité pour canaliser la colère sociale. Mais le recours à la religion va s’avérer contre-productif : il alimente la contestation et surtout politise dangereusement les appartenances confessionnelles dans une société de plus en plus polarisée entre une minorité sunnite et une majorité chiite. À tel point qu’à la fin des années 1990 le régime lui-même se retourne contre les secteurs qui se sont islamisés, aussi bien du côté sunnite que du côté chiite.

Cela étant, je dirais que bien plus que d’une islamisation impulsée par le haut, les Irakiens ont dû, dans les années 1990, développer des stratégies de survie (trafics, économie informelle, etc.) et se « débrouiller » par eux-mêmes, passant outre les frontières et les réglementations d’un État autoritaire calcifié. Le territoire national devient un espace de violence et de prédation et qui n’assure plus ses fonctions habituelles de sécurité et de régulation socio-économique. Les Irakiens n’ont pas d’autre choix que l’exode hors d’Irak ou le repli sur les plus petits dénominateurs communs, tels que le quartier, la région, la tribu, l’appartenance ethnique ou confessionnelle. Ce terreau sera favorable à l’autonomisation de groupes qui mobilisent à la fois la ressource religieuse et la ressource tribale comme stratégies de survie et de pouvoir et dont l’EI est aujourd’hui l’une des multiples facettes.

Matthieu Rey : La Syrie des années 1990 est, au contraire de l’Irak, un système dans lequel l’autoritarisme apparaît stabilisé, rigidifié : le président Hafez al-Assad a achevé de liquider toute forme d’opposition au cours des années 1980 et semble selon son titre « le président éternel » (al-rais al-khalid). L’édifice repose sur un chef arbitrant entre des polices politiques, mises en concurrence, ce qui les empêche de préparer un coup d’État. Comme en Irak lors de l’intifada de 1990-1991, ce sont davantage les services de renseignement (moukhabarat), et notamment les services dépendant de l’armée et de la police, c’est-à-dire des organismes de répression et de coercition, plutôt que le parti qui sont garants de la stabilité en Syrie. On a affaire à des régimes qui développent des formes de « paranoïa institutionnelle », qui considèrent leurs sociétés comme menaçantes et qui sont prêts pour les contrôler à atteindre des niveaux de violence très forts.

Concernant les rapports entre les autorités en place et les groupes terroristes, les gouvernements irakien et syrien en ont une grande pratique. Ils les traitent de manière assez simple : ils encadrent les activités de ceux qu’ils peuvent contrôler, les utilisant dans une logique de nuisance à l’égard de pays voisins ou occidentaux auxquels ils s’opposent.

Les populations intègrent l’idée de la « mémoire du régime » et d’une répression diffuse dans le temps : lorsque le régime réprime la révolte de Hama en 1982, les représailles perdureront dans les faits tout au long des années 1980-1990 dans des formes très variés : répression politique mais aussi mise au ban de l’économie. Il faut donc comprendre qu’aujourd’hui, tout jeune ou citoyen syrien sait que le pouvoir détient l’avenir, c’est-à-dire que les autorités poursuivront la répression tant qu’ils n’auront pas arrêté ceux qui à un moment ont participé aux mouvements. La société syrienne anticipe une répression qui s’étendra sur dix, vingt, trente ans.

ON NE PEUT PAS PARLER D’ÉTAT CONFESSIONNEL EN SYRIEPar ailleurs, de même qu’on a exagéré le poids de la confession en Irak et de l’appartenance chiite/sunnite, le caractère alaouite du régime syrien a été exacerbé parce que les milices policières du régime ont été recrutées dans l’entourage immédiat du président Assad ou des principales figures du régime. Mais cela répond davantage à une logique d’attraction et un effet d’aubaine qu’à une logique confessionnelle. Comme en Irak avec les Sunnites, on a l’impression de l’extérieur que les Alaouites gouvernent alors que ce sont seulement certains segments de cette communauté qui ont réussi leur ascension sociale. On ne peut donc pas parler d’État confessionnel en Syrie.

L’autre caractéristique de ce régime est l’absence de système fiscal efficient et l’usage de la prédation, comme en Irak, comme mode de rémunération. Mais à la différence de l’Irak, la Syrie peut déployer sa stratégie de prédation à travers toute une série de trafics sur le Liban, dans lequel elle s’est « invitée » au cours de la guerre civile à partir de 1976. Chaque syrien peut se rémunérer, suivant son niveau hiérarchique, sur le pays et sur les myriades de contrebandes qui se développent à ce moment-là. C’est notamment sur la frontière syro-libanaise qu’on voit se développer un groupe, les Shabiha, en charge de l’encadrement du trafic de haschich. Ils seront les hommes de main du régime pour écraser la contestation en 2011.

L’autre élément qui participe de la pérennisation du régime dans les années 1990 est d’ordre international. La Syrie revient au premier plan par le biais de la guerre contre l’Irak en 1990. Elle entre dans la coalition internationale dénonçant le régime de Saddam Hussein comme celui qui a violé l’unité arabe en envahissant le Koweït. Elle fournit une caution aux États-Unis (sans toutefois mobiliser ses troupes) qui lui reconnaissent en retour un rôle important. La Syrie devient l’acteur susceptible de régler trois problèmes en même temps : la guerre civile au Liban, la légitimité de l’intervention des Occidentaux contre l’Irak qui voit dans la Syrie, régime baasiste, un allié de taille, et la paix arabo-israélienne [1].

L’intifada irakienne de 1991 et la politisation des identités confessionnelles

L’intifada (« insurrection ») de 1991 est un moment clé de la politisation des identités confessionnelles et de la polarisation entre sunnites et chiites. Elle éclate au cours de la débandade de l’armée irakienne, fuyant le Koweït sous le déluge de feu infligé par la coalition menée par les Etats-Unis. Des soldats en colère retournent alors leurs armes contre le régime et sont rejoints par une partie de la population. Cette intifada commence dans les villes chiites du Sud de l’Irak très touchées par les bombardements, d’abord Bassora puis Bagdad, exactement comme ce qui se passera en Syrie en 2011.

Les insurgés prennent alors contact avec la coalition et demandent aux Occidentaux de leur fournir des armes et d’imposer un embargo aérien afin de renverser eux-mêmes le régime. Cette demande se heurte au refus de la coalition d’intervenir pour renverser, même indirectement, le régime de Saddam Hussein qui parvient à écraser l’insurrection en la présentant comme un complot ourdi par l’Iran et ses agents chiites Irakiens.

L’intifada de 1991 a profondément divisé la société irakienne en exacerbant une tension entre une majorité démographique chiite dominée politiquement et une minorité démographique sunnite politiquement dominante et confondue avec le régime de Saddam Hussein de même qu’on présente aujourd’hui Bachar Al-Assad comme incarnant un régime politique minoritaire alaouite comme si aucun sunnite ou aucun chrétien ne soutenait ce régime. Et cette fiction d’un régime minoritaire autosuffisant est alimentée aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, donnant aux identités confessionnelles une teneur politique en complet décalage avec la réalité des interactions au sein des sociétés irakienne et syrienne.

Loulouwa Al Rachid : Après 2003, se met en place un nouveau régime politique façonné de l’extérieur, par les États-Unis et leurs alliés irakiens, les opposants à Saddam Hussein rentrés de leur exil. Puissance occupante, investie de toutes les prérogatives et responsabilités, notamment le rétablissement de l’ordre et la mise en place d’une transition démocratique, les États-Unis multiplient les erreurs. La débaasification, qui consiste à éradiquer les membres du parti Baas dans le champ administratif, politique et militaire, est une politique extrêmement brutale d’exclusion de l’ancien personnel du régime de Saddam Hussein des nouvelles institutions. On se prive, largement pour des raisons idéologiques, de toute la technostructure sur laquelle s’était appuyé le régime pour gouverner le pays. Entendons-nous bien : même si le régime était déjà en voie de déliquescence, la débaasification aggrave ce processus en privant le pays de ses cadres les plus compétents.

L’autre erreur commise par l’administration Bush à l’époque, c’est la dissolution de l’armée irakienne : entre 400 000 et 500 000 soldats sont renvoyés chez eux. Or, une des caractéristiques des armées dans les régimes autoritaires, c’est l’inflation des grades supérieurs qu’on distribue pour coopter les militaires et garantir leur loyauté. En 2003, l’armée irakienne compte quelque 10 000 généraux, là où l’armée américaine n’en compte qu’un millier. Or ces généraux renvoyés chez eux se voient, du jour au lendemain, destitués et privés de toute ressource (salaire, retraite, prestige social) basculent dans l’insurrection armée. Pour les remplacer, l’administration américaine va faire appel à une autre « catégorie » en surnombre de ces régimes autoritaires : les exilés. Les exilés sont ceux qui, après chaque coup d’État ou changement de régime, ont fui le pays en profitant de l’accueil que leurs réservent les régimes hostiles au pouvoir en place. Dans le cas de l’Irak, c’est notamment en Syrie qu’iront se réfugier un certain nombre d’opposants.

Dans les années 1980, l’Iran est également une terre d’accueil de ces exilés, notamment des islamistes chiites victimes de la répression baasiste et qui ont été « réinjectés » dans l’Irak post-2003. Certains de ces anciens exilés, à l’instar de Hadi Al-Amiri, dirigent aujourd’hui une grande partie des combats contre l’EI.

Dans des sociétés déjà fragilisées et marquées par de fortes clôtures communautaires, la politique américaine en confiant les rênes du pouvoir aux anciens exilés chiites sème ainsi les germes d’une insurrection armée jihadiste dont est aujourd’hui issue l’EI.

Ce que les années 1990-2000 vont mettre à jour, de manière très explicite en Irak, ce sont les fondations extrêmement fragiles du pouvoir. La conquête éclair de Mossoul par l’EI en 2014 est de ce point de vue très révélatrice. L’armée irakienne n’est pas vraiment vaincue par l’irruption de quelques centaines de combattants jihadistes : elle refuse tout simplement de se battre pour défendre un gouvernement central discrédité et corrompu, de même qu’elle ne l’avait pas fait en 2003 lors de l’invasion américaine.
Ce n’est pas qu’une question de rapport de force : l’État, son armée, ses institutions, son territoire ne vont plus de soi et souffrent d’un déficit de légitimité. À défaut, ce qu’il reste de cet État est obligé de recourir à des potentats locaux et à des milices dûment stipendiées pour tenter de reprendre le contrôle de la situation.

Matthieu Rey : Le changement en Syrie au cours des années 2000 se déroule en trois temps. Le premier temps c’est l’arrivée de Bachar al-Assad : le régime syrien est le seul régime arabe à réussir la succession père-fils, non sans tension toutefois. L’arrivée de Bachar al-Assad va modifier la donne établie par Hafez al-Assad de deux manières.

D’abord, à la différence de son père, il arrive tout de suite au sommet de l’État, sans lutte pour le pouvoir. Cette situation crée une autre mutation. Hafez al-Assad a gouverné en partenariat avec des grandes figures, des personnes qui sont montées avec lui, au cours des luttes pour le pouvoir dans les années 1970-1980. Ces derniers formaient un collège de conseils. Avec Bachar al-Assad, ils deviennent une menace et sont mis de coté. Son pouvoir se rétracte sur son clan : son frère et surtout son beau-frère, Rami Makhlouf qui va contrôler l’économie syrienne en la mettant au service du clan Assad au détriment d’une répartition plus équitable des richesses.

Ensuite, avant même son intronisation et à des fins de construction de son pouvoir par rapport à la vieille garde, Bachar al-Assad entre dans une logique de troc de la souveraineté syrienne en échange d’un soutien politique et économique de la part des puissances extérieures. En 1998, il reconnaît ainsi les frontières turques, entérinées par l’accord de 2005. Jusque là, la Syrie refusait à la Turquie toute souveraineté sur le Sandjak d’Alexandrette, territoire donné par la France à la Turquie en 1939. Là où Hafez al-Assad s’inscrivait davantage dans une logique de sanctuarisation du territoire syrien, retournant la lutte d’acteurs extérieurs vers les autres pays du Moyen Orient, Bachar al-Assad réintègre les acteurs étrangers dans le jeu syrien. Il est donc prêt pour accroître son pouvoir à donner des segments de souveraineté.

Cet usage stratégique du territoire et de la souveraineté, à des fins de renforcement de son autorité est décisif pour comprendre la période post-2011, avec un arrimage de plus en plus important aux partenaires iraniens et russes et l’implantation de l’EI dans l’Est de la Syrie.

Les modifications des années 2000 enfin sont provoquées par des secousses régionales : le renversement du régime irakien menace la Syrie – Bachar al-Assad pense être le prochain sur la liste – qui va s’évertuer à faire perdre la paix aux Américains pour les dissuader d’intervenir en Syrie. Le régime de Bachar al-Assad envoie donc des hommes en soutien à l’insurrection irakienne contre les Américains, en même temps qu’il participe à l’effort de coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme. C’est une stratégie habile du régime puisqu’il connaît ces individus qu’il a souvent lui-même contribué à former et à envoyer en Irak. Cette stratégie syrienne vise à entretenir le chaos irakien et non à le créer : c’est une fenêtre d’opportunité qu’elle investit pleinement à des fins de maintien du régime.

Loulouwa Al Rachid : Il y a un savoir-faire de ces régimes autoritaires en matière sécuritaire qui devient, après le 11 septembre 2001, une ressource extrêmement précieuse et « monnayable » à l’échelle internationale. C’est ce qui explique que les démocraties occidentales continuent de coopérer avec eux. Mais on a affaire, avec ces régimes, à des spécialistes de la sécurité… mais aussi de l’insécurité selon la demande.

Bachar al-Assad, en s’appuyant sur ses services de renseignement et sa police politique, va donc nouer des liens avec les jihadistes. Il laisse se développer à la marge un espace de circulation d’hommes, d’armes, d’argent, de trafics en tous genres qui était déjà en germe dans les années 1990 mais qui va à ce moment là prendre une toute autre ampleur.

C’est sur cet espace à cheval entre la Syrie et l’Irak (qui se dessine dans les années 2000) où la frontière étatique perd de sa pertinence qu’est aujourd’hui assis l’EI. Le phénomène auquel on assiste aujourd’hui est largement dû à une prolifération d’acteurs locaux, d’intermédiaires et d’entrepreneurs en mal de pouvoir et de richesses qui contrôlent désormais la population et qui s’inscrivent dans des logiques d’allégeance à la fois multiples et instables : certains roulent pour les Américains, d’autres pour les Saoudiens, les Syriens, les Iraniens.

Matthieu Rey : Les acteurs locaux ont besoin, pour se consolider sur le plan intérieur, du soutien de partenaires extérieurs – des puissances occidentales, de la communauté internationale – à qui ils vendent ce dont ils ont besoin. Dans le cas syrien, c’est la lutte contre le terrorisme qui leur a permis d’y parvenir. En Syrie, on ne peut toutefois pas parler, à la différence de l’Irak, de système milicien dans les années 2000 dans la mesure où le régime détient encore le monopole de la violence et autorise des trafics pourvu qu’il les contrôle.

Mais cette stratégie est risquée pour le régime qui envoie des hommes qu’il ne contrôle pas tout à fait se former au combat, qui reviennent en Syrie tout à fait aguerris et qui essaiment autour d’eux dans des lieux de socialisation plus ou moins formels, comme les prisons notamment mais aussi les réseaux de contrebande etc. Il sait tout de même enfermer ceux qui le menacent. Ainsi la prison de Saidnaya se remplit d’hommes revenus d’Irak, gage de la bonne volonté du régime à lutter contre le terrorisme. En 2011, devant la contestation, Bachar al-Assad décider de « céder aux pressions » de sa population et surtout de la communauté internationale : il libère des prisonniers politiques choisis judicieusement parmi ces hommes aguerris aux combats en Irak. Ce sont les futurs chefs des brigades jihadistes qui émergent en 2012 sur le territoire syrien. Au nom des réformes, le régime assure le déploiement d’activistes formés en Irak sur le territoire syrien.

L’autre bouleversement des années 2000 tient au retrait syrien du Liban. Sous la pression de l’ONU, les troupes syriennes partent et mettent fin à la prédation à grande échelle de ce territoire, les pratiques de prédation sont alors déployées en Syrie. Par l’intermédiaire de Rami Makhlouf, le régime ouvre le territoire syrien à de telles entreprises : des terres principalement agricoles sont ainsi transformées en complexes touristiques, ce qui dans un contexte de pénurie alimentaire fragilise encore plus la société syrienne. Parmi les zones, le Hawran dont la capitale Deraa devient le lieu moteur de la révolution, est particulièrement affecté. Cette stratégie s’avère extrêmement profitable aux jeunes élites urbaines de l’entourage de Rami Makhlouf qui, du même coup, trouvent de nouveaux modes d’enrichissement en dehors du secteur des renseignements et de la police. Le régime se voit donc dans l’obligation de recruter son personnel policier ailleurs que dans les segments élitaires alaouites. Il puise notamment dans le vivier des tribus vivant aux alentours de villes comme Deir ez-Zor, c’est-à-dire à la frontière irakienne, et qui sont parties prenantes de tous les trafics dont on a parlé précédemment.

On assiste donc à une modification de la structure sociale concomitante à la montée d’un ressentiment extrêmement fort à l’égard de la famille Assad et une exacerbation des stratégies d’accaparement des ressources (pétrole notamment) sur le territoire syrien.

En 2011, le peuple syrien se soulève en remettant en cause les deux piliers du régime : la coercition, c’est-à-dire la torture systématique, et la prédation. Les périphéries géographiques qui en ont le plus fait les frais sont les premières à se soulever. Rapidement la contestation se militarise par la désertion des appelés. Devant cette nouvelle menace, le régime se replie, reprenant une technique très proche de la configuration irakienne. Il détermine un espace comme nécessaire et vital : Damas, Homs et la route vers la côte. Il se retire des autres espaces, notamment la frontière syro-irakienne, ouverte à partir de l’été 2012 à toute migration d’hommes en armes. Ce faisant, le régime délaisse une zone stratégique. Crée-t-il l’ État islamique ou s’entend-il avec lui ? Certainement pas. Mais il ne fait rien pour contrer son expansion.

La Vie des Idées : L’EI fonctionne de manière transnationale mais il est fortement ancré en Irak et en Syrie. Que doit plus spécifiquement l’EI à l’Irak d’une part, et à la Syrie d’autre part ? Et comment expliquer que ce soit cet « imaginaire syrien » qui se soit imposé dans le discours de l’EI ?

Loulouwa Al Rachid : C’est là qu’entre en jeu un autre élément clé dans la genèse de l’EI, à savoir le problème toujours non résolu depuis 2003, de l’exclusion des Arabes sunnites du pouvoir en Irak. Les sunnites étaient collectivement assimilés au régime de Saddam Hussein et devaient après 2003 en payer le prix. Depuis, ils expérimentent différentes postures : insurrection armée, boycott des élections, ralliement aux nouvelles institutions post-baasistes, protestations pacifiques, etc. Mais, au fond, ils n’acceptent pas le statut de minorité politique qui leur est dévolu dans le nouvel Irak en raison de leur infériorité démographique. Ils s’estiment lésés, humiliés, et déchus. La stratégie américaine consistant à armer les tribus sunnites pour se débarrasser d’Al Qaida en Irak a affaibli et divisé le monde sunnite en empêchant l’émergence d’un leadership fort ; elle a nourri le ressentiment des laissés pour compte de cette cooptation et provoqué des combats tribaux fratricides.

De ce point de vue, le gouvernement de Nouri Al Maliki (2006-2014) – qui fait partie de ces anciens exilés réfugiés en Syrie dont il a été question plus haut – pourtant placé sous le signe de la réconciliation entre chiites et sunnites, s’est montré particulièrement intransigeant à l’égard des Arabes sunnites, contribuant ainsi à leur radicalisation et au retour en force des groupes armés.

À partir de 2012-2013, à la faveur de la confusion et de la militarisation de l’arène syrienne et du printemps arabe, les éléments jihadistes reprennent, en effet, du service pour « venger » le monde sunnite. C’est donc sur ce terreau de l’exclusion et son corollaire, la radicalisation, que les militants historiques d’Al Qaida ont repris leurs activités et ont commencé à reformer leurs réseaux. Sauf qu’ici il n’est plus question de jihad contre les Américains mais contre l’autre communautaire : le chiite. Mais la matrice irakienne du jihad n’aurait pas suffit à développer cette force de projection de l’EI, et c’est là qu’entre en scène la Syrie.

L’EI PEUT MOBILISER UN DISCOURS DE L’HUMANITÉ MEURTRIE DANS SON COMBATMatthieu Rey : Du côté syrien, on a la fois un processus révolutionnaire à partir de 2011 (la population se soulève et est massivement réprimée) puis à partir du printemps 2012, une guerre entre les forces du régime qui bombardent les villes, et des groupes disparates se revendiquant de la révolution. Cette situation constitue la toile de fond de l’ingérence de l’EI. Ce dernier entre en Syrie en 2013. Il bénéficie de cet affrontement qui lui sert à teinter son discours d’universalité et en faire une lutte du Bien contre le Mal. Les destructions systématiques à l’encontre d’une population dont une partie importante est sunnite, sont captées par l’EI pour en faire un combat pour la défense de l’Islam écrasé dans l’indifférence de la communauté internationale. L’EI peut mobiliser un discours de l’humanité meurtrie dans son combat.

Sur le terrain, à partir de 2012-2013, profitant du champ libre laissé à la frontière entre la Syrie et l’Irak, les segments irakiens et syriens se rapprochent : c’est d’abord la naissance d’Al Nosra puis de l’EI. La différence entre les deux repose sur une question d’allégeance et sur le cadre du combat. Al Nosra prête allégeance à Al Qaida, parrain lointain qui permet à Al Nosra de rester dans un combat syro-syrien. Contrairement à des analyses en terme exclusivement de groupes terroristes, cette affiliation doit être perçue comme une manière de capter des ressources – celles des filières du jihad international – sans pour cela que le parrain étranger ne puisse réellement agir, n’étant pas sur place. Au contraire, l’EI revendique la naissance du combat en Irak et sa continuité en Syrie. L’EI met sur le même plan la lutte des sunnites contre l’oppresseur minoritaire chiite en Irak et celle des Syriens contre la minorité alaouite : en bref, dans le discours de l’EI, Nouri Al Maliki c’est Bachar Al Assad. Surtout, l’EI sort de la lutte révolutionnaire. Pour lui, le combat tient à l’établissement immédiat d’un califat, indépendamment du sort de la révolution. Que la révolution soit écrasée ou non, n’importe pas. Il peut régner sur l’Est syrien, et mettre en application ses idées. Les forces révolutionnaires deviennent vite sa principale cible.

Mais ce que fournit la Syrie à l’EI que ne fournit pas l’Irak, c’est un potentiel d’universalisation. Si l’EI était resté en Irak, il aurait été coincé dans un combat irako-irakien qui ne porte pas au-delà. La question irakienne ne fait pas vraiment sens pour la majorité des populations extérieures. En outre, la myriade des groupes armés empêche de voir qui affronte qui. L’EI aurait été une milice parmi les milices. La Syrie permet à l’EI de profiter de l’élan révolutionnaire. Il peut instrumentaliser ce discours de l’humanité meurtrie : des images de torturés, la reproduction d’un imaginaire de sens pour toutes les populations arabes du tout puissant contre le faible, de celui qui a tous les droits contre celui qui n’a rien, celui qui peut utiliser toute la violence contre celui qui ne peut s’en défendre. Cet imaginaire fait référence pour les populations arabes à deux situations : celle du colonisateur dont la mémoire reste présente, et surtout celle de la lutte israélo-palestinienne.

Grâce à la Syrie, l’EI capitalise sur le sentiment d’injustice, alors que sur le terrain, l’EI écrase la révolution syrienne dont le projet n’a rien à voir avec lui. Il élimine les cadres de la révolution de 2011, qu’il considère comme ses ennemis puisqu’il s’agit là d’acteurs capables de mener un combat armé et de construire une autre société que celle voulu par l’EI. L’EI est en concurrence direct avec les révolutionnaires de 2011, sauf qu’il sait pratiquer des campagnes de répression à leur encontre.

À la différence du régime de Bachar al-Assad, et c’est ce qui fait la force de l’EI, les hommes recrutés par l’EI, qui appartiennent pour une partie aux familles mises de cotés par la révolution (le cousin de l’ancien représentant du parti, etc.), connaissent très bien le terrain et la clandestinité. Ils connaissent très bien leur société. Ils savent donc qui ils doivent arrêter ou tuer. L’EI représente donc une menace bien plus importante que le régime pour cette ‘autre Syrie’ revendiquée depuis 2011.

La Vie des Idées : Comment caractériser le rapport de l’EI à la violence ? Est-il inédit ?

Matthieu Rey : L’EI n’entretient pas avec les populations une relation de contrôle similaire à celle d’un Etat ordinaire. Il requiert de leur part une allégeance de tous et de chacun, divisant la société en autant de groupes. Il s’agit d’un dialogue, d’un partenariat stratégique avec les intéressés, en envoyant une série de signaux qui peuvent aller de l’extrême violence (massacres d’une tribu pour l’exemple) à une simple mise en garde et une invitation au dialogue, selon une logique pragmatique très similaire à celle des régimes baasistes. Ici le cas de la ville de Tal Abyad à la frontière syro-turque est tout à fait parlant : cette ville (reprise depuis par les Kurdes) est « tombée » dans les mains de l’EI sans un seul combat mais par une série de tractations. En outre, de par leur très bonne connaissance de la société, ils savent également jusqu’où ils peuvent aller dans leur stratégie de conquête, ils s’abstiennent d’entrer dans les territoires qu’ils ne s’estiment pas en mesure de pouvoir les contrôler. Ils étendent leur influence de manière graduée.

Sur la violence, un point sur lequel on n’insiste pas assez, est que certes l’EI a des comportements sanguinaires et brutaux extraordinairement spectaculaires. Mais dans un contexte où le niveau violence est déjà extrêmement élevé et incommensurable. Quantitativement, il ne pratique que faiblement la violence. Entre la Syrie et l’Irak, ces sociétés sont les témoins depuis des décennies, de centaines de milliers de morts, de torturés, de réfugiés…Aujourd’hui en Syrie on compte cinq millions d’assiégés qui sont en train de mourir de faim. La force de l’EI c’est d’être parvenu à légitimer cette violence extrême au nom d’un combat pour le juste et le bien, d’où leur besoin de la Syrie, beaucoup plus que de l’Irak aujourd’hui.

Loulouwa Al Rachid : L’EI opère dans des sociétés où la violence est banalisée voire esthétisée, notamment parmi la jeunesse des marges économiques et géographiques. L’EI est clairement une entité violente, révolutionnaire en ce sens qu’il cherche à fonder un ordre nouveau, moral, sacré, territorial, administratif, militaire. Mais la violence dont il fait preuve sur le terrain irako-syrien n’a rien à voir avec celle qu’on a connue en France en 2015 ; elle s’insère dans une logique d’imposition d’un ordre nouveau qui, à cet égard, représente de nombreuses similarités avec la violence pratiquée par les régimes baasistes. La violence signale, par le massacre d’une tribu par exemple ou par l’exécution des traîtres et des espions, les lignes rouges à ne pas franchir, l’impératif de l’obéissance absolue. Il y a un dosage judicieux de la cruauté allié à une très bonne connaissance de la société.

Même s’ils comptent dans leurs rangs de nombreux jihadistes venus de l’étranger, notamment d’Europe, les hommes de l’EI ne sont pas des exilés qui ont coupé les liens avec leur société pendant des décennies et qui quand ils la voient en face sont pris d’horreur. Ce sont des gens fortement enracinés dans le tissu social local : ils en connaissent parfaitement les fractures et les maillons faibles. C’est cet enracinement local qui fait leur force.

C’est pour cela que si on peut les qualifier de terroristes ici en France, ce terme n’est pas pertinent là-bas. La dynamique de l’EI en Irak n’est pas comme en Syrie une dynamique révolutionnaire mais s’inscrit davantage dans un processus de sécession territoriale, administrative et politique du monde sunnite vis-à-vis du centre. Et c’est parce que c’est davantage une guerre de sécession que l’issue en Irak sera sans doute plus aisée qu’en Syrie. Selon moi le phénomène EI est moins difficile à déconstruire du côté irakien que du côté syrien en raison de son enracinement très local. Si on arrive à découpler la matrice syro-irakienne, à réinscrire l’EI dans un jeu irako-irakien, alors, le gouvernement de Bagdad et la coalition internationale anti-EI, pourront peut-être commencer à résoudre la situation. Dans tous les cas, le phénomène État islamique n’est pas réductible à un phénomène terroriste au Levant.

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