Le petit Ziryâb : Recettes gourmandes du monde arabe / Farouk Mardam-Bey J

Sur les traces de Ziryâb, un musicien, modiste et gastronome du IXe siècle, ce livre t’emmène dans un voyage gourmand et coloré autour du monde arabe et de sa cuisine dans laquelle les goûts épicés se mêlent à des arômes subtils. Tout en découvrant l’histoire des pois chiches ou de la grenade, tu trouveras à chaque page des recettes alléchantes à réaliser en famille, qui te feront apprécier la soupe de blettes et de lentilles autant que le couscous ou les crêpes beghrir dont tu te régaleras avec un délicieux thé à la menthe. Un livre passionnant pour cuisiner sans modération !

Prix : 29CHF

La science en pays d’Islam – Faouzia Farida Charfi

La science arabe, entre le IXe siècle et le XIVe siècle, a eu un développement exceptionnel et s’est déployée de l’Andalousie jusqu’à l’Inde du Nord. De grands savants se sont distingués dans les domaines des mathématiques, de l’astronomie, de l’optique, de l’alchimie, des sciences de la vie, et ont contribué au patrimoine culturel de l’humanité. Mais peu à peu, les sciences ont disparu en terres d’islam. La prise de conscience du retard scientifique eut lieu au XIXe siècle, le siècle de la renaissance musulmane. Après ce véritable âge d’or des sciences arabes et la période réformiste du XIXe siècle, les relations entre les sciences et l’islam sont désormais frappées d’ambiguïté : oscillant entre le rejet et la fascination, les islamistes se livrent aujourd’hui à des tentatives pour concilier les théories scientifiques et le Coran, dénaturant ainsi et la science et l’islam sous prétexte de modernité. Pour elle, la solution passe par l’éducation. Il faut investir tous les lieux de culture, revaloriser l’enseignement et montrer aux élèves comment la science s’est construite.

 

Prix : 20chf

Pierre Abi Saab, Journaliste et critique libanais, au journal « La Presse » de Tunisie : Questions de culture

Entretien avec Héla Yousfi (sociologue): Histoire et usages de la culture dans le discours politique

La question de la culture, sa nécessité et son utilité ont été au centre d’un débat où se sont mêlés des avis divergents mais aussi des attaques des plus virulentes. Pourtant, la culture en tant qu’idée ou concept dépasse la simple activité ou programmation, elle englobe plus d’un aspect de la vie en société. Etant une production de l’esprit et une organisation sociale, la place qu’elle occupe au sein de la société traduit le sens qu’on lui accorde. Culture officielle, culture dissidente, vision managériale rentable et approche improductive… cette variété de définitions traduit des visions divergentes de la place que doit occuper la culture au sein de la société. L’avis de Hèla Yousfi, sociologue, maître de conférences en management et organisation à l’Université Paris Dauphine-PSL, auteure de plusieurs travaux portant entre autres sur les enjeux culturels des politiques de développement économique dont «Culture and development : Can we break away from tradition/modernity dichotomy ?», Routledge, 2010. Entretien


Tout d’abord, il faudrait commencer par se mettre d’accord sur la définition que nous pouvons donner à la culture ?

Plusieurs controverses existent autour de la définition à donner au mot culture. La culture recouvre selon les disciplines des sens différents et des définitions divergentes. La culture débattue en sciences sociales, c’est un ensemble de valeurs et de comportements propres à un groupe particulier. On parle aussi de la culture comme un ensemble de productions artistiques et intellectuelles propres à un groupe social ou à une nation particulière. Il y a aussi la culture au sens anthropologique du terme entendue comme une manière spécifique de donner sens à l’existence, et ce, à travers des rites et des coutumes qui protègent de l’angoisse de la mort. Le dénominateur commun entre toutes ses approches est le fait que la culture a toujours été investie par le discours politique. Au sein du secteur culturel, le débat porte aujourd’hui sur la culture entendue comme un ensemble de productions culturelles et artistiques propres à un groupe social ou à une culture nationale ou une aire civilisationnelle, cela dépend où on place le curseur.

La culture épouse aussi le sens de l’éducation, n’y est-elle pas aussi d’une certaine manière associée ?

Ce rapprochement est problématique. Le discours qui effectue un lien entre culture et éducation a une histoire particulière qui remonte au XVIIIe siècle. La philosophie des lumières a élaboré le mythe de la modernité dont l’objectif était de construire des sociétés basées sur des individus libres et autonomes où la raison universelle et la logique de droit triompheraient de l’ordre divin/religieux et seraient les seuls moyens de régulation des rapports entre les individus. Dans cette quête-là, l’objectif implicite est de se débarrasser de la religion et des traditions culturelles supposées bloquer l’émancipation des individus, le progrès et le développement économique et le moyen pour y parvenir serait l’éducation.

Vu sous cet angle, il n’est pas étonnant de voir triompher l’universalisme en France et c’est la définition de la culture en tant qu’ensemble de productions culturelles et artistiques rattachée à une aire civilisationnelle qui a pris le pas sur la définition de la culture au sens de valeurs et de croyances supposées bloquer l’émancipation des individus. Et c’est cette approche de la culture qui a été largement utilisée dans l’entreprise coloniale française et aussi vis-à-vis des minorités ethniques et culturelles en France. L’entreprise coloniale avait pour crédo «on va civiliser les sauvages, on va les éduquer pour qu’ils puissent se débarrasser de leurs traditions culturelles supposées «arriérées» et accéder enfin à la «modernité». D’où, le lien violent entre culture et éducation.

L’objectif implicite de cette entreprise coloniale/civilisatrice/assimilationiste est à la fois de construire l’image du colonisé comme être inférieur et de dompter tout potentiel de rébellion chez les populations opprimées. Le défi pour la colonisation et plus tard pour les élites politiques dominantes était de se débarrasser de tout le potentiel subversif des expressions et des croyances culturelles locales chez les groupes opprimés et/ou colonisés. Ces résistances peuvent relever de la résistance linguistique ou l’attachement par exemple, à la religion et à la tradition qui ont permis dans plusieurs pays de résister au rouleau compresseur de la colonisation et plus tard de la globalisation. C’est certainement le film «Les statues meurent aussi» d’Alain Renais et de Chris Marker qui décrit le mieux pour moi la destruction violente des traditions et œuvres africaines menée par la colonisation française au nom de la modernité et du progrès.

Dans quelle mesure cette approche a-t-elle persisté après l’indépendance ?

Avec l’indépendance des pays du sud, les élites locales qui ont pris le pouvoir ont emprunté le même vocabulaire de la politique culturelle coloniale française et on retrouve cette même rhétorique «civilisatrice» chez les décideurs politiques tunisiens : une politique culturelle publique dont la mission est d’éduquer les populations pour les mettre au service du pouvoir central. Ainsi, la même rhétorique coloniale a été utilisée par les élites politiques locales pour faire de la culture un moyen au service de la propagande officielle des Etats avec une intervention publique très forte dans le champ culturel dont la finalité était encore une fois : «Civiliser les sauvageons et neutraliser le potentiel de toute expression marginale ou dissidente».

On passe d’une politique culturelle publique au service du colonialisme, vers un discours sur la culture au service de l’élite politique et économique au pouvoir en utilisant le même référentiel qui établit un lien mécanique et violent entre éducation et culture. Mais l’objectif reste le même : neutraliser le potentiel subversif de toute expression marginale, forcément dissidente, qui sort des canons culturels établis par la politique publique officielle. Tout cela passe bien évidemment par la l’imposition d’un récit national officiel, par une distinction minutieuse entre ce qui est acceptable ou pas dans les modes d’expression et de pensée, par une hiérarchie de noblesse entre les traditions linguistiques et culturelles, les arts nobles et les arts moins nobles… etc.

Malheureusement, aujourd’hui encore, le discours qui postule que «Par la culture, on va éduquer le peuple» persiste toujours feignant d’oublier la violence originelle de ce référentiel. Aujourd’hui encore, ce discours veut dire la même chose : «On va imposer par la culture une certaine manière de voir les choses et cette manière de voir les choses est de facto celle du groupe politiquement et économiquement dominant».

La révolution n’a-t-elle pas apporté aussi une révolution culturelle ?

Nous avons pu constater avec l’avènement de la révolution tunisienne, que ce sont les expressions artistiques des groupes marginaux et opprimés qui comme toujours et partout accompagnent les soulèvements. Ce sont les chansons de rap, les danses populaires, la poésie, les arts de la rue, les films tournés par des amateurs, évoluant en dehors des canons de la culture propagandiste, qui en dépit de toutes les tentatives de neutralisation par le pouvoir, ont donné aux groupes opprimés les moyens d’expression aussi bien de leur résistance que de leur révolte.

Ce contexte révolutionnaire a favorisé l’émergence d’un nouveau discours qui prône la nécessité de donner les moyens à tout le monde pour «l’accès à la culture». On a commencé alors à parler de décentralisation culturelle. Et le discours entendu sur les disparités économiques régionales, on le retrouve dans le secteur culturel : «Les régions intérieures n’auraient donc pas accès à la culture donc, travaillons sur la décentralisation culturelle, travaillons pour favoriser l’accès à la culture pour tout le monde». Or peu de gens se posent la question : De quel accès à la culture et de quelle culture parle-t-on? Est-ce qu’on parle de la culture, synonyme d’œuvres universelles plutôt imposées comme telles par l’Occident ? Est-ce que l’accès à la culture signifie l’accès à une certaine manière de s’exprimer, de parler et de penser le monde relatif au groupe social économiquement dominant en Tunisie ? Ou est-ce l’accès à la culture aurait comme finalité de neutraliser le rapport au religieux, de supprimer les traditions supposés bloquer le développement du pays ? Et là on retrouve encore une fois et de manière implicite les traces du même usage politique instrumental de la culture.

Et paradoxalement, voire ironiquement, l’expression on doit leur «donner accès à la culture» permet aux acteurs politiques, en compétition, de donner à la culture un contenu particulier en fonction des circonstances et des intérêts défendus. Ainsi, au lieu de se poser la vraie question, à savoir comment donner plus de moyens au secteur culturel dans les régions de l’intérieur pour encourager les expressions locales, on repart plus ou moins volontairement avec la bonne vieille recette du paradigme culture-éducation. L’enjeu devient alors, comment donner aux populations des régions de l’intérieur l’accès à la culture pour qu’ils épousent les croyances et les modes de pensée du groupe dominant. Aussi bien les modes de création artistique locale que les croyances propres aux populations marginalisées sont de facto invisibilisés, inferiorisés au profit du nouveau discours politiquement correct de l’accès égalitaire à la culture.

Ces dernières années, le secteur culturel intègre de nouveaux concepts, à savoir culture, investissement, management et entrepreneuriat culturel, seraient-ils les nouveaux outils pour réfléchir la culture autrement ?

Après le départ de Ben Ali, on observe l’avènement d’une troisième phase néolibérale assez inédite dans le fonctionnement du secteur culturel. On assiste à la conjugaison de deux phénomènes : d’un côté l’affaiblissement de l’Etat et la fin de l’imposition d’une politique officielle au service du pouvoir politique central et de l’autre, l’arrivée massive des fonds $ et du mécénat privés qui investissent énormément dans la culture. Ce changement a imposé un nouveau discours. On passe de la conception originelle de la culture comme quelque chose par essence utile et improductive (n’est pas redevable de rendement ou de bénéfices), au profit d’une conception de l’investissement culturel productif donc potentiellement rentable et envisagé dans certains cas comme un levier de croissance. Et là, on passe à un autre état d’esprit :

Dans cette vision néolibérale, la culture n’est plus conçue comme une dépense publique, mais comme un investissement dont le rendement doit être rentable. C’est ainsi qu’on voit le vocabulaire managérial envahir la réflexion autour de la politique culturelle à adopter. Ce sont donc de nouveaux concepts comme marketing culturel, entrepreneuriat culturel, etc., issus du management qui entrent sur la scène culturelle.

Ce vocabulaire managérial a un implicite très fort, c’est la création d’un label qui est «la culture produite pour et par chaque individu» propre à l’idéologie libérale. Cet individu devrait être entrepreneur de lui-même et devrait être capable à la fois de consommer et de «produire» des produits culturels qui peuvent être financées ou commercialisés.

Le problème avec cette vision managériale est double : premièrement, la marchandisation de la culture prend le pas sur la mission première de la culture qui devrait être selon moi la possibilité d’une expression individuelle et/ou collective qui permettait à chacun avant tout de tisser un lien social avec l’autre et à nous tous de faire société dans notre diversité.

Le deuxième problème avec la marchandisation du secteur culturel, les groupes sociaux n’ont pas les mêmes dispositions ou le même capital économique, culturel et symbolique pour entrer dans cette compétition. On se retrouve donc de nouveau avec le schéma classique : les groupes économiques et sociaux qui ont les moyens utilisent l’investissement culturel pour tenter d’imposer un certain mode de penser, une certaine manière de voir le monde érigée en normes comportementales qui s’imposeraient aux autres et permettraient d’abord de défendre leurs intérêts particuliers.

Vous semblez avancer que l’instrumentalisation de la culture est un mal persistant ?

La différence entre la culture au service d’une propagande de l’Etat et la culture-marchandise ou entre autoritarisme et laissez faire aujourd’hui est la suivante : dans le premier cas, le groupe dominant était identifié, les clans Ben Ali et leurs réseaux clientélistes étaient centralisés au sommet de l’Etat.

Aujourd’hui, on assiste à la décentralisation des réseaux clientélistes et à la compétition de plusieurs acteurs politiques et économiques qui instrumentalisent le secteur culturel en l’investissant avec une rhétorique managériale et en dénaturant la mission qui devrait être celle de la culture. Cette mission, pour moi, devrait être celle de donner tout simplement à tous les individus et à tous les groupes sociaux les moyens pour pouvoir s’exprimer et participer à ce qui fait de nous une société dans son pluralisme et sa diversité.

Pour mener une vraie réflexion autour de la place de la culture dans notre société, on devrait revoir la formulation des problèmes pour faire le bon diagnostic et cela passe à mon sens par l’abandon pur et simple du paradigme culture/éducation d’un côté et celui qui réduit le problème à une question d’accès à la culture et de management, de l’autre. Il serait utile à cet égard de décentrer le regard en faisant un parallèle avec le secteur de la santé ou celui de l’éducation.

Aujourd’hui et avec la crise du Covid-19, les gouvernants de tous les pays semblent finalement se rendre compte que c’est parce qu’on a parlé de la santé en termes d’investissement économique, que parce qu’on a réduit les lits pour des considérations budgétaires et qu’on a parlé des malades en termes de coûts, qu’on se retrouve aujourd’hui complètement démunis face à une pandémie mondiale.

Ce que je veux dire est simple : ces activités-là comme la culture, l’éducation et la santé ne peuvent remplir leurs missions de secteurs vitaux, seulement si on les pense d’abord comme des activités essentielles et forcément improductives sans aucune attente de retour sur l’investissement.

La seule manière de résister à la marchandisation de la culture, servant d’abord les groupes économiques dominants, ne peut se faire qu’en pensant la culture comme une activité complètement improductive.

Une politique publique culturelle digne de ce nom est celle qui serait capable de garantir les moyens et les ressources à chacun pour pouvoir s’exprimer, c’est-à-dire jouir d’une existence plus heureuse et plus riche dans l’interaction avec les autres. C’est comme la santé et l’éducation, ces activités utiles ne peuvent être ni chiffrées ni évaluées et encore moins se concevoir en termes de profits et de pertes.

Ce que vous avancez serait-il un retour à un modèle étatique centralisé qui a montré ses limites et ses dérapages et qui a fait mainmise sur la culture et la création ? Quel serait alors le modèle alternatif qui permettrait l’épanouissement de la culture et la dignité à ses acteurs?

Pour répondre à cette question, il est important de parler du cœur du sujet, à savoir le sort réservé aux artistes en Tunisie dans tous les secteurs culturels. Il est évident que les artistes se trouvent aujourd’hui fragilisés et pris en otage entre d’une part, un ministère de la Culture qui comme tous les autres ministères du pays est affaibli par la compétition des différents clans au pouvoir, et de l’autre des fonds privés nationaux ou internationaux qui mettent beaucoup de moyens dans le secteur culturel.

Ceux-ci, et en dépit de l’affichage d’un discours philanthropique, nous donnent les preuves au quotidien de leur agenda politique plus ou moins avoué qui va de l’investissement dans leur capital marque pour certains acteurs privés à la défense pour d’autres de leurs ambitions politiques en passant par le jeu d’influences politiques pour les acteurs internationaux.

Que faire devant un tel diagnostic ?

Nous visons une crise économique et politique en Tunisie depuis au moins dix ans.

Le contexte de crise fait qu’on vit dans la débrouillardise. On adopte donc une médecine de guerre parce qu’on n’a pas l’infrastructure et les moyens suffisants pour traiter les malades et on peut faire le même constat lorsqu’il s’agit du secteur culturel, on pratique l’art dans l’adversité.

Et ce qui serait fascinant par exemple à suivre, ce serait l’ensemble des solidarités horizontales qui se sont mises en place au moment de la crise Covid-19 et qui peuvent à terme développer une alternative qui permettrait à des expressions culturelles différentes de vivre et d’évoluer en dehors de l’agenda des intérêts privés.

Je pense que c’est bien là que réside le potentiel d’une réflexion alternative pour une politique culturelle «improductive» qui met au centre le droit de chacun à pouvoir s’exprimer et qui permettrait une expression égalitaire de tous les groupes sociaux dans toute leur diversité.

Mais est-ce que ces solidarités horizontales sont suffisantes ? Certainement pas, l’enjeu est de garantir une stabilité financière et une protection juridique aux artistes qui ne peuvent être assurés que par les autorités publiques.

Par ailleurs, si comme je l’ai dit au début, l’enjeu est comment revenir à la mission originelle d’une vraie politique culturelle publique qui voit la culture comme une activité d’abord improductive mais indispensable dont le but est tout simplement de donner les moyens aux différents artistes et aux différents groupes sociaux de s’exprimer et de s’épanouir individuellement et collectivement dans le respect de leur dignité, il n’en demeure pas moins que ce choix-là est éminemment politique. Le choix de la place et du rôle de la politique publique culturelle d’un pays est intimement lié aux orientations politiques, économiques et au modèle social adopté par les gouvernants.

En somme, la réflexion autour de la politique publique culturelle ne peut faire l’économie d’une réflexion concomitante autour des choix sociétaux et économiques qu’on veut adopter et ceux-ci sont forcément enracinés politiquement, culturellement et idéologiquement.

Pour finir, la culture peut-elle être une réponse aux maux des sociétés ?

Depuis un certain temps, la culture est présentée comme la recette magique à tous les problèmes ; c’est par la culture et le dialogue culturel qu’on pourrait mettre fin au racisme, c’est par la culture qu’on pourrait pacifier les terroristes et mettre fin au terrorisme, c’est par la culture qu’on pourrait arrêter la colonisation israélienne en Palestine ou c’est par la culture qu’on pourrait régler les problèmes d’inégalités entre le centre et les régions de l’intérieur, etc.

Pourtant, tous les jours, on a des preuves tangibles et têtues attestant du fait que la culture n’y peut absolument rien.

Car les problèmes ne sont jamais d’ordre culturel, ils sont d’abord d’ordre politique et économique. Pour paraphraser Angela Davis, je ne suis pas opposée à l’idée selon laquelle la culture peut apporter des ressources pour lutter contre la domination dans toutes ses formes, mais les politiques culturelles ne peuvent en aucun cas provoquer toutes seules, une transformation radicale des rapports de domination politique et économique.

Que peut, alors, la culture face aux maux de l’humanité ?

S’il est vrai que la culture ne peut rien contre les maux de l’humanité, elle est paradoxalement vitale parce que c’est la seule manière inventée par les humains pour supporter et essayer dans la mesure du possible de trouver un sens à cette réalité absurde qu’est la mort.

La culture dans tous les sens du terme, comme ensemble de croyances ou comme ensemble d’expressions artistiques est VITALE et je souligne ce mot car la culture est la seule manière de faire face à l’angoisse existentielle.

Sans culture, c’est le néant et en même temps la culture ne peut absolument rien face aux maux de l’humanité. Et je pense que tant qu’on n’a pas compris cela, on va continuer à faire porter à la culture des problèmes qu’elle ne pourra pas résoudre et on la privera de son élan vital.

La culture est consubstantielle à la vie des humains sur terre, indispensable pour adoucir et donner du sens à un monde absurde et c’est justement la raison pour laquelle la culture ne pourra pas toute seule sauver l’humanité.

 

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HOMMAGE Salah Stétié : ami, témoin et symbole par ADONIS

Salah Stétié nous a fait ses adieux, quittant ainsi ce monde, privant les cultures française et arabo-musulmane d’un symbole et d’un modèle. Pendant qu’il pensait, écrivait et explorait en français, il rêvait, voyait et soupirait en arabe.

En ce qui concerne le symbole, sa vie était, en théorie et en pratique, le lieu d’une interaction créatrice entre deux cultures ouvertes sur les cultures du monde. Quant au modèle, c’est que sa vie était cet espace créatif d’une union novatrice entre soi-même et l’autre.

Ce qui unit le symbole et le modèle, c’est l’horizon de création commun qui s’est libéré de la théologie des origines, pour s’inscrire dans la laïcité du devenir.

Dans tout cela, il semble donner à la civilisation aryano-sémitique un autre nom que celui que lui a donné Ernest Renan, « une civilisation unique à deux têtes », pour dire à la place que c’est « une civilisation unique avec la double langue de la culture ».

Ces propos révèlent un horizon qui fait de la culture arabo-musulmane un partenaire fondamental dans « la langue des origines humaines », selon l’expression de saint Augustin, considérant la langue arabe comme le réservoir de l’islam civilisationnel, son édifice culturel et son miroir de pensée sur la carte du monde.

C’est la voie permettant de faire entrer l’identité arabo-musulmane dans la dynamique d’appartenance au futur et à l’horizon du monde, comme c’est le cas pour le christianisme.

En vérité, nous voyons dans les écrits, en prose ou en poésie, de Salah Stétié un monde qui se développe dans une mémoire collective islamique et chrétienne, unissant la nature et ce qu’il y a derrière, entre l’Orient et l’Occident, entre l’esprit et les sens, entre l’abstrait et le sensible.

Dans ce monde, l’identité ne semble plus venir du passé en tant qu’héritage, mais elle paraît ouverture sur l’avenir, je veux dire qu’elle devient recherche, questionnement et inventivité. C’est que l’homme en ce monde crée son identité pendant qu’il crée sa pensée et son travail. La finitude qui loge dans le corps de l’homme est habitée par l’infini qui loge dans son imaginaire. Soi-même n’est que l’autre qui est toi-même, selon l’expression d’Abû Hayyân al-Tawhîdî : « L’ami est un autre toi-même. »

C’est ainsi que s’inscrit la culture arabo-musulmane, contrairement à ses interprétations théologiques ambiantes, dans l’espace de l’avenir, dans la dynamique du progrès et ses découvertes cognitives. Et c’est ainsi qu’elle tire profit de sa dualité, dans sa causalité, objectivement et subjectivement, avec la culture de l’autre. La singularité créatrice est l’autre visage de la dualité créatrice. L’un ne peut être vraiment un que s’il n’est autre.

Dans la création de pensée philosophique, il y a ce qui pose les fondements de cette dualité. La philosophie arabe a assuré, par la bouche d’Averroès, que l’homme ne peut interpréter le monde par la religion seule, et qu’il est nécessaire de faire appel à l’esprit. Et dans cet espace humain créatif, la philosophie arabe a, par Averroès, donné à Aristote le nom de « premier maître ». C’est le premier hommage dans l’histoire de la relation humaine et culturelle entre soi-même et l’autre.

Hommage à Salah Stétié, ami, témoin et symbole.

Adonis, Paris, mai 2020.

(Traduit de l’arabe par Aymen Hacen)

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Araborama : Le monde arabe existe-t-il [encore] ? – Collectif

Le premier livre de la collection pose une question primordiale : le monde arabe existe-t-il (encore) ? A-t-il jamais existé ? De quoi est-il le nom ? La notion a-t-elle encore un sens ? Et lequel ? Se poser la question du, ou plutôt des mondes arabes, c’est articuler les trois grands axes qui fondent son identité, ses identités, et font l’ossature de ce livre : ses histoires plurielles, depuis les panarabismes jusqu’aux califats ; ses façons de vivre, ses religions, langues et cultures ; ses espaces et ses limites, ses frontières et ses lignes de fracture : tout cela est interrogé dans cet ouvrage. « D’où vient que le mot « arabe » sonne désuet ou étrangement déplacé ? Peut-on (encore) dire de quelqu’un qu’il est un Arabe ? Comme catégorisation d’un peuple, ce mot a été chargé d’antonymes, d’usages essentialistes et, bien sûr, racistes. Arabe, c’est un terme qui en français ne voyage pas seul. Vous me direz : Aucun mot ne voyage seul. Pourtant, si on pense aux expressions françaises qui contiennent le mot « arabe », à ses évocations littéraires, à ses résonances dans l’actualité, il devient difficile d’user de ce terme innocemment, de se l’approprier. Quant au monde arabe, notre conscience – bienvenue – de la complexité des espaces et de leurs histoires différenciées nous enjoint à le mettre au pluriel. Aujourd’hui, il y a des mondes arabes, que l’on peut séparer et caractériser, et que parfois tout sépare. Mais le monde arabe, au singulier, ne serait plus qu’une fiction que l’on laisserait à quelques nostalgiques. Nous avons souhaité explorer ici l’ensemble de ses transformations, de ses identifications changeantes, sous différents angles et au travers d’écritures et de formes variées. Le tableau qui en résulte est foisonnant et coloré. Il n’offre pas de réponses définitives, seulement des jalons pour la suite. ». Extraits de l’introduction de Leyla Dakhli. Ont contribué à cet ouvrage : Mariam Aboelezz, Jean-Luc Allouche, Fanny Arlandis, Christophe Ayad, Nabil Ayouch, Bertrand Badie, Orit Bashkin, Denis Bauchard, Hamit Bozarslan, Alexandra Buccianti, Guy Burak, Jaqueline Chabbi, Leyla Dakhli, Kamel Daoud, Nicolas Dot-Pouillard, Brahim El Mazned, Chirine El Messiri, Abaher El Sakka, Dorothée Engel, Alain Frachon, Vincent Geisser, Mathieu Guidere, Joumana Haddad, Nagham Nawzat Hasan, Coline Houssais, Boris James, Henry Laurens, Farouk Mardam-Bey, Issa Makhlouf, Nabil Mouline, Philippe Petriat, François Pouillon, Nasser Rabbat, Loïc Rivault, Arafat Sadallah, Victor Salama, Elias Sanbar, Alexandra Schwarzbrod, Leïla Vignal, Tassadit Yacine, Nada Yafi, Ahmed Youssef. Avec les illustrations de Zeina Abirached, Rami Afifi, Duaa Alaamer, Sarah Al Abdali, Amal Al Ajmi, Sultan Al Ramahi, Ahmed Al Refaie, Abid Ayoub, Nassim Azarzar, Doa Bugis, Rama Duwaji, Naji El Mir, Roeqiya Fris, Zainab Fasiki, Nouri Flayhan, Tulip Hazbar, Ghani Hidouche, Rawand Issa, Jamaa Al-Yad Collective, Kuki Jijo, Mazen Kerbaj, L’homme Jaune, Ibticem Larbi, Raphaelle Macaron, Yasmin Maksousa, Zahra Marwan, Aya Mobaydeen, Shahad Nazer, Karl reMarks, William Sakhnini, Adnan Samman, Alaa Satir, Othman Selmi, Rexchouk, Yasmina Yasser.

 

Prix 43chf

Jean-Baptiste Brenet: «La pensée s’écrit aussi en arabe»

Jean-Baptiste Brenet signe une adaptation de «Vivant fils d’Eveillé», un conte philosophique du penseur andalou du XIIe siècle Ibn Tufayl. Le chef-d’œuvre subjuguera l’Europe lettrée puis sera oublié. Cette remarquable réécriture remet en lumière une poésie et une pensée, à la croisée des mondes

 

 

Lisbeth Koutchoumoff Arman

Publié dimanche 1 mars 2020 à 12:41

 

 

Si l’Europe n’a retenu que le Robinson de Daniel Defoe, le mythe de l’homme qui grandit seul sur une île est bien plus ancien et a connu de nombreuses versions. L’une d’elles est un conte philosophique, Vivant fils d’Eveillé, chef-d’œuvre de poésie et de réflexion métaphysique, écrit au XIIe siècle par le penseur andalou Ibn Tufayl. Il faudra attendre la fin du XVIIe siècle pour que le récit soit traduit en latin, par un Anglais. L’Europe lettrée fête alors le texte sous le titre Le Philosophe autodidacte. Locke, Leibniz et Spinoza le connaissent. Plus tard, Daniel Defoe l’a nécessairement lu. Puis, le conte d’Ibn Tufayl retombe largement dans l’oubli.

Professeur de philosophie arabe à Paris 1, auteur de plusieurs livres sur Averroès notamment, Jean-Baptiste Brenet signe aujourd’hui une remarquable adaptation de Vivant fils d’Eveillé qu’il intitule Robinson de Guadix. Resserrée et restructurée sous la forme d’un monologue, la fable – sa beauté littéraire, le maillage serré de ses influences philosophiques – revient ainsi sous une lumière nouvelle. Jean-Baptiste Brenet a entamé le 28 février un semestre d’enseignement de philosophie arabe à l’Université de Lausanne.

Lire aussi: Le maître livre d’Averroès, Le philosophe côté cour, côté jardin enfin publié en français

Un homme donc grandit seul sur une île de l’Inde, sous l’équateur. Il est né de «génération spontanée», sans père ni mère. A moins qu’une princesse ne se soit débarrassée d’un enfant caché… Quoi qu’il en soit, Hayy (Vivant en arabe) est élevé par une biche, au milieu des animaux. Par sa seule intelligence, sans langage, sans livres, sans maître, sans religion, il questionne tout ce qui l’entoure. Année après année, il progresse dans la connaissance jusqu’à atteindre le sommet de la métaphysique, la vérité absolue. Survient un autre homme, Absal, venu d’une île proche où la nouvelle foi s’est implantée (l’islam n’est pas nommé). Absal devient le disciple de Hayy et le conduit sur l’autre île pour qu’il y instruise ses amis. L’enseignement de Hayy ne récoltera qu’incompréhension et rejet. Hayy retourne alors sur son île avec Absal, «pour adorer Dieu jusqu’au certain».

Le Temps: Par quels chemins êtes-vous arrivé à la philosophie arabe?

Jean-Baptiste Brenet: Pour devenir professeur, au début des années 1990, j’avais commencé à étudier Thomas d’Aquin, la scolastique latine, et je sentais bien que la pensée arabe était là, en creux, et qu’il fallait aller y voir pour mieux comprendre. Au même moment, je commençais à travailler avec Alain de Libera, qui traduisait alors Averroès, et qui avait écrit des pages formidables sur le besoin de repenser l’histoire de la philosophie en ne se centrant plus, pour l’époque moderne, sur l’Europe et le latin. C’était neuf, vivant, et fort peu connu. C’est de lui que l’impulsion décisive est venue.

Vous vous êtes spécialisé dans la philosophie de l’Andalousie musulmane. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette période?

Il y a quelque chose de familial, peut-être. Ma grand-mère, à qui je dois tant, a grandi à Cordoue… Cela étant, l’Andalousie musulmane est un carrefour extraordinaire; les religions, les textes, les sciences s’y croisent. C’est un lieu de passage crucial dans l’histoire de ce qu’on appelle le «transfert des études» et j’y vois un chaînon indispensable pour lier pensée grecque et pensée latine. Ce qui m’intéresse, ce sont les phénomènes d’héritage des concepts, leurs traductions et leur relance dans d’autres aires géographiques et culturelles. La rationalité scientifique s’est écrite aussi en langue arabe, en terre d’islam. Nous sommes tous des héritiers, pour penser le pouvoir, le rapport à la religion, la félicité, l’anthropologie, l’usage du corps, etc., de ce qui s’y est discuté.

Pourquoi adapter ce conte philosophique aujourd’hui?

Le texte est une énigme et il demande qu’on se l’approprie, qu’on le reformule, il appelle sa propre relance. Sa poésie l’autorise, je crois. Et de manière plus générale, tout ce qui permet d’inscrire la pensée arabe dans le jeu de la rationalité commune, dans le débat des idées, est bienvenu et nécessaire, pour des raisons intellectuelles et humaines évidentes.

La philosophie arabe reste une «terra incognita»?

Largement. L’enseignement de la philosophie fait trop souvent un bond de plusieurs siècles en écartant la pensée du Moyen Age, cet âge d’or de l’islam. On passe d’Aristote, Platon, Plotin à… Montaigne. Au programme du baccalauréat français, qui peut-on choisir comme philosophes arabes? Un seul, Averroès. Dans une classe de philosophie, qui peut citer trois philosophes ou trois grands textes arabes? Qui peut faire dialoguer Kant, Descartes, Leibniz avec ces penseurs, Al-Kindî, Al-Fârâbî, Avicenne, d’un aussi grand génie? La pensée n’est pas que grecque ou latine, ce devrait être évident. Les rayonnages de nos bibliothèques devraient accueillir les chefs-d’œuvre des penseurs arabes au même titre que la Critique de la raison pure. Et pas seulement la philosophie au sens strict, d’ailleurs. A côté des textes de saint Augustin, il faudrait accueillir des textes de théologie musulmane, qui n’ont pas moins contribué à l’histoire de la rationalité, à la pensée mondiale. Cela vaut également pour les pensées chinoise ou indienne, du reste.

Qui était Ibn Tufayl?

Il est né à Guadix, au nord-est de Grenade, vers 1116. C’est un fils de famille qui a reçu une bonne éducation. Il se dit Arabe. Un temps médecin à Grenade, on ne trouve sa trace qu’en 1147 lorsqu’il accompagne un ami à Marrakech auprès du prince almohade de l’époque. Devenu secrétaire d’un administrateur à Tanger, il est ensuite nommé médecin personnel du prince Abou Ya’coub Youssouf à qui il présente Averroès qui pourra ainsi se lancer pleinement dans son travail de commentateur d’Aristote. A sa mort, en 1185, Ibn Tufayl aura droit à des funérailles officielles.

A-t-il été le mentor d’Averroès?

Il est son aîné et son promoteur, en un sens. Mais pas son maître. J’aimerais pouvoir remonter dans le temps pour voir quelles furent leurs relations, car ils ne défendent pas les mêmes doctrines… Sur la correspondance entre la philosophie et la religion (l’islam, en l’occurrence), par exemple, ils sont proches et soutiennent l’idée que la seconde est la version symbolique de la première. Mais ils divergent quand il est question de la place du philosophe dans la cité et son rapport au pouvoir. Pour Averroès, le philosophe ne peut exister que dans une société bien organisée, c’est un animal politique; pour Ibn Tufayl, le penseur ne s’accomplira que seul, sur son île, désespérant d’une partie de l’humanité.

La quasi-totalité de l’œuvre d’Ibn Tufayl a malgré tout disparu…

Oui, il ne nous reste que ce conte, Vivant fils d’Eveillé, et deux poèmes, alors qu’il semble avoir beaucoup écrit. Les grands philosophes arabes qui nous sont parvenus sont d’abord ceux qui ont été traduits en latin et que les scolastiques, Thomas d’Aquin, Duns Scot et les autres, ont lus et fait perdurer jusqu’à Descartes. De façon curieuse, l’œuvre d’Ibn Tufayl n’a pas suivi ce chemin.

Comment «Vivant fils d’éveillé» a-t-il été sauvé de l’oubli?

On le doit à un Anglais du XVIIe siècle, Edward Pococke, éminent orientaliste, premier professeur d’arabe à Oxford. Dans les années 1630-1640, au cours d’un voyage en Syrie, il exhume un manuscrit du texte d’Ibn Tufayl et le rapporte en Angleterre. Il chargera son fils de l’éditer et de le traduire en latin. Lui-même va rédiger une préface puis assurer la diffusion du livre en faisant jouer sa connaissance du milieu intellectuel de l’époque. Il y avait eu des traductions en hébreu et de l’hébreu au latin aux XIVe et XVe siècles, mais leur écho avait été très limité. La traduction bilingue arabe-latin de Pococke fils en 1671 va tout changer.

Comment l’Europe des lettres reçoit-elle le texte?

Le livre est un best-seller, l’impact est considérable. Un an à peine après la traduction en latin, le texte est traduit en néerlandais par un certain SDB, c’est-à-dire sans doute, à l’envers, Baruch de Spinoza. Spinoza n’a pas traduit lui-même, mais le texte fut jugé suffisamment important pour que l’un de ses amis, Bouwmeester, le fasse. Nous sommes en 1672, Spinoza est encore en train d’élaborer L’Ethique et il est très stimulant d’imaginer qu’il avait Vivant fils d’Eveillé sous les yeux.

Pourquoi?

Les deux philosophies ne se confondent pas, et certains points devaient même heurter Spinoza pour qui «l’homme est un Dieu pour l’homme», qui fustige les mélancoliques louant la vie sauvage et rustique, mésestimant les hommes et admirant les bêtes. Mais d’autres aspects les rapprochent, comme l’idée que toutes les choses, en un sens, soient une, qu’il n’y ait à proprement parler qu’un seul être dont toutes les réalités ne seraient que des manifestations. Entre la «substance» unique de Spinoza et cette conception de l’être, les échos sont forts. Et l’on pourrait en dire autant, dans d’autres domaines, avec Leibniz et Locke.

Comment résumeriez-vous la pensée d’Ibn Tufayl?

Sa philosophie est un syncrétisme. Une première composante est le néoplatonisme d’Avicenne qui présente l’univers comme émané d’un premier principe et défend une conception spiritualiste de l’homme. Deuxième source importante, le théologien Al-Ghazali, personnage ambigu, qui à la fois attaque les philosophes, les taxe d’infidélité, et conteste la soumission à l’autorité, l’obéissance passive, pour prôner un rapport actif au savoir et à la foi. Il fut soufi, par ailleurs. Ibn Tufayl va essayer d’articuler la pensée rationnelle d’Avicenne à celle d’Al-Ghazali.

Etait-il soufi lui-même?

Oui et le soufisme irrigue son texte de part en part. C’est la troisième composante de sa théorie. Sa force est de ne pas faire du soufisme une alternative à la philosophie. Pour lui, le soufisme est le couronnement de la philosophie. La philosophie bien comprise possède en son sommet une dimension mystique, c’est-à-dire une expérience directe de l’absolu. Au terme de la spéculation, nous dit-il, il convient de quitter les livres. Il ne s’agit plus seulement de savoir, il faut «voir» ce que l’on sait, en faire l’intuition, le «goûter».

En quoi Ibn Tufayl parle-t-il encore aux lecteurs d’aujourd’hui?

Les grands textes ont de grandes questions. C’est le cas ici, et les problèmes de Vivant fils d’Eveillé sont encore les nôtres. Sans parler des pages magnifiques où pointe une sorte d’écologie avant l’heure – le personnage se soucie de sauvegarder les plantes, de ne pas blesser les animaux, de ne pas ravager les espèces. Ibn Tufayl demande ceci, qui nous touche: que veut dire s’accomplir pour un penseur, et pour un humain de façon générale? Où se joue le bien-être, la félicité? Dans un certain rapport au corps, à l’intellect et au savoir? Cela passe-t-il par la société ou faut-il s’isoler? Et qu’est-ce qui structure cette société? Religion et philosophie se rencontrent-elles? Quel est, enfin, le rapport entre philosophie et littérature? Toutes ces questions sont ramassées dans ce livre que le temps nous laisse.


Roman

Jean-Baptiste Brenet

Robinson de Guadix. Une adaptation de l’épître d’Ibn Tufayl, «Vivant fils d’Eveillé»

Préface de Kamel Daoud

Verdier, 116 p.

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Une histoire de la migration arabe à Cuba

Une histoire de la migration arabe à Cuba

SOLÈNE PAILLARD

La culture arabe a été importée à Cuba lors du débarquement de Christophe Colomb en 1492, après qu’elle eut fortement marqué le sud de l’Espagne. Six siècles plus tard, elle imprègne toujours les rues de La Havane, jusque dans les plats dont se régalent les Cubains !

Temps de lecture: 3′
Photo d’illustration. / DR

Qui aurait cru qu’on pourrait entendre la zaghrouta dans les rues de La Havane, à Cuba ? Elle provient le long du Paseo del Prado, l’artère principale de la capitale cubaine, du cours de danse orientale d’Alexia Silvia Rodriguez, située à l’intérieur du siège de l’Unión Árabe de Cuba, lit-on dans un reportage publié en septembre dernier par le site d’information Middle East Eye.

Oui, il y a effectivement bien des Arabes à Cuba et, à travers eux, leur culture. Elle y a été importée lorsque Christophe Colomb a revendiqué l’île au nom de l’Espagne, après que ses navires y eurent débarqués le 28 octobre 1492. «Moins d’un an plus tôt Grenade, le dernier État musulman de la péninsule ibérique, était tombé aux mains des forces de la monarchie chrétienne», précise Middle East Eye. L’islam s’était en effet ancré à travers al-Andalus, et la nourriture, la langue et la culture arabes devinrent indissociablement liés à la culture espagnole. A travers l’arrivée de l’Espagne à Cuba, c’est donc aussi un peu des Arabes qui débarqua.

«La Casa de los Árabes»

Six siècles plus tard, l’influence arabe n’a pas disparu des rues de Cuba. On la retrouve aussi bien dans l’arroz moro, un plat de base composé de riz et de haricots noirs, que sur les «grandes portes qui s’ouvrent sur des cours intérieures à haut plafond avec une architecture de style mudéjar qui rappelle les médinas arabes».

Plus récemment, au XXe siècle, durant l’ère Batista, du nom de l’ancien président de la République de Cuba (1952-1959) chassé en 1959 lors de la révolution cubaine conduite par Fidel Castro, les Arabes se firent surtout remarquer dans l’industrie textile. On pense notamment au tailleur libanais Saïd Selman Hussein, qui a popularisé dans les années 30 la guayabera d’El Libano, du nom de cette chemise blanche de toile légère populaire en Amérique latine et aux Antilles, frappée de deux franges devant et trois derrière, rappelant le drapeau cubain.

L’emblème de cette migration arabe à Cuba est certainement «La Casa de los Árabes» («La Maison des Arabes»), érigée au XVIIe siècle. Le musée qui porte son nom a quant à lui été inauguré le 16 novembre 1983 dans le cadre d’un projet de restauration intégral mené par l’Office de l’histoire de la Ville, dans le centre historique de Cuba. L’objectif de cette institution culturelle est de «diffuser les valeurs, coutumes, traditions, arts et architectures arabes et d’encourager l’étude de la présence arabe à Cuba, couvrant les premiers contacts ayant conduit à la colonisation espagnole, et le mouvement migratoire né entre le siècle XIX et XX», indique l’encyclopédie en ligne cubaine Ecured. Plusieurs des pièces muséales ont été offertes par des personnalités du monde arabe, par des diplomates de Cuba ou par le commandant Fidel Castro.

«La Casa de los Árabes» a été inauguré le 16 novembre 1983 dans le cadre d’un projet de restauration intégral mené par l’Office de l’histoire de la Ville. | DR

Une histoire aussi liée à la lutte contre le colonialisme

Le musée retrace ainsi une histoire de la migration arabe à Cuba, qui fut «multiethnique, multinationale et multiconfessionnelle», explique Elena Fiddian-Qasmiyeh, professeure d’études sur les migrations et les réfugiés et codirectrice de l’unité de recherche sur les migrations à l’University College de Londres (UCL), dans une étude sur le transculturalisme et la migration arabe à Cuba. D’après plusieurs auteurs cubains, «il est aujourd’hui pratiquement impossible de distinguer les quelque 50 000 descendants de ces immigrés arabes du reste de la population cubaine», ajoute la chercheuse, précisant que tous «partagent l’objectif politique de promouvoir une nation cubaine forte et unifiée».

Dans ce sens, Elena Fiddian-Qasmiyeh souligne «l’invisibilité persistante des Arabes musulmans», bien qu’un petit nombre d’espaces demeurent dans La Havane contemporaine, comme le quartier de Monte, «directement associé aux Arabes qui s’installèrent à La Havane à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle».

Cependant, ajoute l’historienne, «contrairement à Chinatown de La Havane, aucun soutien de l’Etat n’est prévu pour la restauration» de ce quartier emblématique de la présence historique des Arabes à Cuba. Les projets de restauration initiés auraient été «systématiquement monopolisés» par l’Office de l’histoire de la Ville, qui a sélectionné des sites clés «dignes d’investissement».

Ceci dit, l’histoire des Arabes à Cuba ne se limite pas à cet héritage. Elle est aussi intimement liée à la lutte contre le colonialisme, notamment espagnol. Dans un article publié en octobre 1893, José Julián Martí Pérez, philosophe, penseur, journaliste et poète cubain, considéré comme un héros national de la lutte pour l’indépendance, exprima sa solidarité et apporta son soutien aux Rifains contre le colonialisme espagnol.

José Julián Martí Pérez, philosophe, penseur, journaliste et poète cubain, héros national de la lutte pour l’indépendance. | DR

Dans un document intitulé «El colonialismo español en Marruecos», on retrouve un extrait de cet article. Aux Rifains, il adressera ainsi ces mots :

«Une race opprimée ne cède jamais ; un peuple dont l’étranger occupe la terre pétrie avec les os de ses enfants ne cède jamais. Le Rif est retourné en guerre contre l’Espagne et l’Espagne vivra cette guerre avec le Rif jusqu’à ce qu’il l’expulse de son pays sacré.»

José Martí

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Pourquoi l’art arabe n’est-il pas plus reconnu?

Léa Polverini et Adèle Surprenant — 20 octobre 2019 à 16h03 — mis à jour le 21 octobre 2019 à 10h36

Si le Machrek et le Maghreb occupent depuis longtemps une place de choix sous l’œil médiatique, il en va autrement pour leur scène artistique, pourtant intimement liée à leurs trajectoires politiques.

La voix à demi étouffée par la musique, le dessinateur Ghadi Ghosn se souvient d’une enfance partagée entre les comics japonais et américains. Devant un bar de Beyrouth, connu pour rassembler des dizaines de jeunes artistes du Liban, celui qui écrit désormais ses propres bandes dessinées en anglais ou en français dit regretter de ne pas avoir grandi entouré de modèles d’artistes arabes.

Aujourd’hui, son constat est le même: «Le marché de l’art ici est trop petit et nous n’avons pas accès au marché arabe», malgré de timides améliorations. Avec des collègues du collectif Samandal, Ghadi Ghosn s’efforce de rester ouvert aux mains tendues par d’autres artistes de la région.

Interrogé sur son rapport à l’identité arabe, Ghosn se définit comme internationaliste. Pour lui, l’art n’est pas un moyen de se connecter à ses racines et encore moins à son pays, le Liban, où il a vécu deux guerres: «Le dessin est une échappatoire», concède-t-il, une île à l’abri de l’instabilité politique et économique qui traverse le monde arabe.

Héritage et renaissance

Il y a seulement quelques décennies, l’art était pourtant un vecteur d’unification et de solidarité entre les pays partageant l’arabe pour langue majoritaire. Comme le fait remarquer Fadia Antar, directrice de la Dalloul Art Foundation (DAF) à Beyrouth, «les pays de la région n’ont pas seulement la même langue, ils ont aussi vécu les mêmes invasions, les mêmes guerres et les mêmes difficultés. C’est ce qui fait que leur langage visuel se ressemble».

Le panarabisme a d’ailleurs pris racine dans ce qu’on a appelé la nahda, un mouvement de «renaissance» artistique et intellectuelle qui a animé le Maghreb et le Machrek à la fin du XIXe siècle.

S’appuyant sur une redécouverte du patrimoine classique (notamment hellénistique et pharaonique) et sur un intérêt pour la culture occidentale conçue comme source d’inspiration et d’emprunt, la nahda a surtout réaffirmé un lien entre la culture et les luttes politiques du moment, encourageant la mise en place d’un projet d’union politique des pays de langue arabe, allant de l’Égypte à la Syrie.

Le sculpteur égyptien Mahmoud Mokhtar reste l’un des représentants les plus exemplaires de ce rêve nationaliste et d’unité du monde arabe. Nourri de culture antique, ayant étudié au Caire puis à Paris juste avant la Grande Guerre, il revendiquait un art dirigé vers les masses, reprenant toute une iconographie populaire, où les fellahs (les paysan·nes) se mélangent aux sphinx.

«On a cette idée que la Première Guerre mondiale est liée à l’histoire des avant-gardes, mais en réalité, il y a un mouvement de retour à un ordre classique, à un art plus académique, qui ne s’éloigne toutefois pas de l’art moderne. C’est un art plus facile à lire que les avant-gardes, accessible à tous et qui reste souvent figuratif», explique Elka Correa Calleja, autrice d’une thèse sur Mokhtar et professeure d’histoire des arts islamique et arabe à l’université ibéro-américaine de Mexico.

En 1928, Mokhtar dévoile devant la gare centrale du Caire la monumentale statue Le Réveil de l’Égypte, qui entend redonner au pays tout le poids de l’histoire ancienne. Pour Correa Calleja, la statue trônant au centre de la ville représentait alors «une alternative des nations liée à l’histoire de l’Égypte pharaonique». La même année, Hassan el-Banna fondait la Société des Frères musulmans, optant plutôt pour une renaissance islamique.

Mahmud Mokhtar, Le Réveil de l’Égypte, Le Caire, Égypte, 1962. | Via Wikimedia Commons

 

Utopie panarabe

En dépit des divergences idéologiques, la culture populaire devient très rapidement une voix forte de ce rêve panarabe. L’impérissable Oum Kalthoum soutient Nasser et chante pour l’union de la nation arabe, quand Fairuz en fait de même pour Jérusalem et le droit au retour du peuple palestinien. Warda al-Jazairia, étoile algérienne de la chanson arabe, donne sa voix à des hymnes patriotiques, reprenant les thèmes de la colonisation et de l’arabisme.

Présentes sur les ondes, ces paroles se retrouvent aussi à l’écran à travers des séries télévisées, pour adultes comme pour enfants. À partir de 1979, la production koweïtienne Iftah Ya Simsim («Sésame, ouvre-toi»), une version arabisée de la trop américaine Sesame Street, est diffusée massivement.

À l’époque, «les thématiques abordées avaient une forte conscience des questions cruciales du panarabisme ou de la lutte des Arabes contre Israël ou l’Occident. Ces produits de la culture populaire étaient partagés à travers toute la région. Ça a permis à cette culture du panarabisme de résister, même après la chute du rêve d’une union arabe», considère Meriem Mehadji, enseignante et chercheuse à l’École des hautes études internationales et politiques, spécialisée dans les politiques culturelles arabes.

De fait, la mort du président égyptien Gamal Abdel Nasser en 1970 a mis un coup d’arrêt à ces ambitions, signant l’enterrement précoce du panarabisme sur le plan politique. «Après la mort de Nasser, les années 1970 ont été une décennie durant laquelle plusieurs régimes arabes très forts –en Syrie, en Irak ou en Algérie– ont tenté de reprendre cette bannière, mais ça n’a pas marché», estime la curatrice indépendante Rasha Salti.

L’objectif panarabe s’est très vite retrouvé morcelé entre des rivalités territoriales, religieuses et idéologiques, l’Arabie saoudite s’invitant dans la partie et instrumentalisant la culture au service d’un agenda politique.

Les années 1980 redessinent radicalement la cartographie des arts arabes et marquent l’essor des particularismes locaux. On est alors en plein printemps berbère en Algérie, les communautés amazighes commencent à faire entendre leurs revendications au Maroc, tandis que les Kurdes connaissent également un sursaut identitaire.

«On commence à voir percer une conscience de pluralité des sociétés, qui est culturelle et ethnique, et surtout très organique, ajoute Rasha Salti. Après la guerre du Liban en 1990, on se rend compte que les communautés minoritaires, kurdes ou arméniennes, deviennent un bloc de vote déterminant entre les deux grosses formations politiques du pays: c’est à ce moment-là qu’on reconnaît et qu’on commence à parler d’artistes certes libanais, mais surtout libanais arméniens, ou syriens kurdes.»

Ces fragmentations nationales se reflètent sur la scène artistique, de plus en plus sensible aux revendications identitaires. C’est aussi une réaction au lissage culturel alors en cours, partagé entre la diffusion de la culture de masse occidentale et l’effort d’arabisation mené par les productions télévisuelles venues d’Égypte et des pays du Golfe.

 

Rayonnement limité

En dépit de ce bouillonnement local, l’art arabe, qu’il soit destiné aux masses ou aux élites, peine pourtant à s’imposer sur la scène internationale. Si certain·es artistes contemporain·es ont été adoubé·es par les institutions (Mona HatoumMounir FatmiWalid RaadAkram ZaatariAyman Baalbaki…), sa représentation à une échelle plus globale est toujours lacunaire et repose bien souvent sur des initiatives privées.

Une situation qui afflige la directrice de la DAF, dont le but initial est d’ouvrir un musée dédié à l’art arabe à Beyrouth. Sans support étatique, difficile d’imaginer le jour où un projet d’une telle envergure pourra se concrétiser.

En attendant, Fadia Antar se réjouit de voir des œuvres de la collection être exposées à l’international. «Il y a des institutions et des pays qui ont fait le pas vers l’art arabe il y a longtemps», observe-t-elle, citant notamment la France ou les États-Unis.

 

Hanaa Malallah, 1700 Square Landscape, 2014-2015. | Ramzi & Saeda Dalloul Art Foundation

L’instabilité politique et économique n’est pas le seul obstacle au rayonnement de l’art arabe sur le marché international. Qu’elle s’explique par la censure ou le pur désintérêt, la quasi-absence de financement public des arts au Maghreb et au Machrek laisse place aux capitaux venus du Golfe ou d’Europe.

«L’art est une arme à double tranchant», prévient Meriem Mehadji. Sans financements, il est presque impossible pour les artistes de produire des œuvres, ou du moins de leur donner un écho. Mehadji souligne les biais de représentation que peut induire cette précarité économique: «Quand on est exclusivement financé par les pouvoirs publics, quand on produit à la demande, on peut être amené à accentuer des images caricaturales du monde arabe, à produire un art démagogique. D’un autre côté, quand le financement vient de l’étranger, on peut montrer ce que veulent voir les Occidentaux. C’est une schizophrénie éloignée de la réalité sociale et artistique de la région.»

Le Louvre Abu Dhabi n’est qu’un exemple de la politique culturelle élitiste qui sévit dans les pays de la région. Le musée n’est, selon Rasha Salti, qu’un moyen d’attirer les touristes de luxe aux Émirats arabes unis: un espace aux portes closes, loin du public arabe et de ses préoccupations.

À compter des années 1980, les séries et films égyptiens sont remplacés par des productions financées par les pays du Golfe, à commencer par l’Arabie saoudite. Le cinéma devient «propre», conforme aux valeurs du royaume wahhabite: pas de baisers, pas de femmes en maillot… –quelques signes de la perte de terrain du panarabisme au profit de l’islamisme.

«Ça a signé l’échec social, politique et économique de la vision nassériste socialisante: beaucoup de populations de la région se sont réfugiées dans l’islamisme plutôt que dans l’arabisme», résume Mehadji.

 

Cause commune

Constante à travers les ruptures, les guerres et l’islamisation annoncée, la cause palestinienne continue d’influencer les artistes de la région. «La Palestine est toujours une métaphore pour la justice et elle fait toujours partie intégrante de l’identité des Arabes, soutient Rasha Salti. Cette question est centrale dans la manière de se voir en tant qu’Arabe dans le monde, de se comprendre, de se percevoir.»

Khalil Akkari, Nasser Soumi et Claude Lazar lors d’un atelier collectif, Beyrouth, 1978. | Claude Lazar

 

Lors des récentes manifestations algériennes qui devaient appeler la chute de Bouteflika, un drapeau revenait constamment sur les images, en plus du drapeau algérien: celui de la Palestine. «Même pour une question très locale, très nationale, on va retrouver le symbole palestinien. Pour les Algériens, l’injustice et la perfidie qu’ils ont subies résonne avec l’injustice et la perfidie dont souffrent les Palestiniens», relève Salti.

Ce symbole, on le retrouve largement dans les fonds Dalloul, sur les écrans de cinéma (voir les films de Muayad Alayan ou d’Aida Ka’adan) et surtout dans la rue, où l’art a pris d’assaut les murs du Caire, de Tunis ou encore de Ramallah.

Le street art s’est d’ailleurs imposé en 2011 comme l’art du printemps arabe, alliant slogans anti-régimes et iconographie révolutionnaire. Il faut y voir une alternative aux difficultés financières et à la diffusion limitée des artistes du Maghreb et du Moyen-Orient, pour qui l’art de rue incarne les préoccupations politiques d’une génération, au-delà des questions identitaires, et constitue une façon de se réapproprier un art qui apparaissait souvent comme le privilège des élites.

Alors que le projet politique d’une nation arabe est aujourd’hui enterré, l’art n’en demeure pas moins un miroir de ce que Salti appelle «des affinités, des solidarités, cette sensation d’avoir des destins partagés, des luttes partagées», à commencer par le combat pour la reconnaissance et la diffusion de l’art arabe –un combat qui n’est pas gagné d’avance, mais dont personne ne peut sortir perdant.

 

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Les multiples parcours de la langue arabe

DOSSIER

Les multiples parcours de la langue arabe

Ce dossier sur la langue arabe a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe, une coopération régionale qui rassemble Orient XXI et des sites indépendants du monde arabe.
Orient XXI publiera un article par jour durant la semaine du 28 octobre au 2 novembre.
© Dalal Mitwally

Quel regard peut-on porter aujourd’hui sur cette langue ancienne de la famille sémitique, attestée dès le début de l’ère chrétienne? Langue de la poésie considérée comme un art majeur dans l’Arabie pré-islamique? Langue du Coran dont le texte sacré a fixé les règles de grammaire et amorcé une présence planétaire? Langue de l’administration, héritée de l’empire omeyyade né en Syrie, ou plutôt héritage glorieux de l’empire abbasside qui en a fait un vecteur de science et de philosophie, parallèlement à la littérature raffinée de «l’honnête homme» et celle du «miroir des princes»? Demeure-t-elle objet de nostalgie pour le rôle de «passeur de culture» vers l’Europe qu’elle a pu jouer en Andalousie? Est-ce avant tout la langue de la presse du Proche-Orient, modernisée par la Nahda? Ou l’arme démagogique d’une arabisation à marche forcée dans les pays du Maghreb, dont le fond démographique est historiquement berbère? Est-ce tout bonnement l’une des langues les plus présentes sur Internet? Est-ce enfin une langue caractérisée — plus que d’autres — par sa diglossie, c’est-à-dire un dédoublement entre une variété dite haute, l’arabe officiel, dit «littéral», ou «standard», commun à tous, et la variété basse, celle des divers idiomes parlés au quotidien dans chaque pays arabe? Est-elle simplement un outil de communication comme un autre dont peuvent se saisir des Français en Europe ou des immigrés asiatiques et africains dans les pays arabes?

Les articles qui suivent apportent des regards multiples, parfois contradictoires, sur une réalité foisonnante. Le débat n’en est que plus intéressant.

➞ La vidéo de Lamine Lassoued (Nawaat) évoque la légitimité de la langue parlée au quotidien en matière de production et de transmission du savoir, par rapport à la langue arabe écrite, officielle, dite savante. Cet idiome est présenté comme une langue à part entière, qualifiée d’«arabe tunisien», qui mériterait de recueillir la traduction d’œuvres étrangères. Elle serait la langue du peuple face à celle de l’élite, voire un marqueur de la lutte des classes. L’arabe littéral ne serait pas le seul réceptacle du patrimoine écrit; la langue des archives tunisiennes regorgerait elle-même de termes du «parler tunisien». Un seul intervenant parmi les cinq personnes interrogées estime que la langue arabe est le lien qui rattache la Tunisie aux pays arabes. La rejeter signifierait se couper de son environnement, comme du patrimoine commun. Pour lui, les partisans du «tout-dialecte» portent une idéologie qui est loin d’être innocente.

➞ «Nous sommes libres de nous exprimer en algérien» de Nabil Mansouri, de Maghreb Émergent va dans le même sens que le précédent, à savoir celui d’une valorisation de la langue parlée, tout en portant à l’extrême l’antagonisme avec la langue officielle. L’idiome algérien est ainsi investi du rôle d’expression de la «voix du peuple», par opposition à une langue qui serait celle du pouvoir, symbolisant l’oppression et la répression.

L’auteur s’appuie dans sa démonstration sur un incident survenu lors d’une manifestation populaire en Algérie où le manifestant interrogé par une journaliste d’une chaîne arabophone, Sky News Arabia, lance un slogan que la journaliste probablement levantine ne comprend pas : «Yetnahaw Gâa». Le manifestant se révolte contre l’exigence de la journaliste de parler plus clairement, «en arabe». L’expression a fait le buzz, et sa popularité est consacrée par une entrée dans Wikipedia. Dans un pays aux multiples facettes linguistiques, dont l’amazigh, le français, langue de l’imposant héritage de l’ère coloniale, et l’arabe, renforcé par la politique d’arabisation, le seul dénominateur commun, selon l’auteur, est l’idiome algérien, qui devrait retrouver ses lettres de noblesse, notamment dans l’enseignement.

➞ L’article de Chaker Jarrar, de 7iber, sur les différents accents de l’idiome jordanien montre que les choses sont souvent beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît, et qu’une telle assignation du dialecte au rôle de «rebelle» populaire pourrait être illusoire. Son texte est une étude très fouillée, nourrie d’anecdotes savoureuses, des usages multiples d’un même dialecte. Son caractère sérieux n’empêche nullement une lecture agréable de ce que l’on pourrait intituler «tribulations d’un phonème devenu phénomène!» car il nous montre comment, selon l’ origine géographique d’une personne, son appartenance à une classe sociale, à la ruralité ou à la ville, au genre féminin ou masculin, à son choix de société, traditionnelle ou moderne, voire sa posture idéologique… ou même selon l’interlocuteur auquel elle s’adresse, le même mot sera prononcé différemment, avec d’importantes implications sociales.

L’intérêt de l’article ne s’arrête pas à l’étude sociolinguistique, très riche au demeurant. Il nous offre en même temps une sorte de panorama historique et géographique de la Jordanie.

➞ «Quand les travailleuses domestiques s’approprient les mots des maîtres» de Micheline Tobia (Mashallah News) nous rappelle à juste titre qu’un idiome peut être à la fois l’instrument d’une oppression et celui d’une libération, selon qu’il est utilisé par les maîtres, qui ont recours aux «insultes, ordres ou autres formes de violence verbale», ou qu’il est réinvesti par leurs domestiques dans le combat social qu’elles mènent pour la protection de leurs droits. L’apprentissage de l’idiome libanais représente une question de survie pour les Éthiopiennes, Sri-lankaises, ou Malgaches qui arrivent sur le marché du travail immigré. Parler l’idiome leur est d’abord imposé, pour pouvoir communiquer avec les maîtres. Il exprime ensuite un besoin de communiquer entre elles, en raison de leurs appartenances diverses, parfois au sein d’un même pays, comme Maya, qui nous rappelle l’existence de plus de 80 dialectes en Éthiopie. Besoin également de se défendre dans la rue contre le harcèlement. D’être autonome dans leurs déplacements. Voire de mieux faire parvenir aux médias leurs slogans dans les marches de protestations.

De même que la fonction du dialecte dépend de celui qui l’utilise, l’arabe littéral peut à son tour être utilisé par le pouvoir politique pour renforcer son emprise sur le peuple.

➞ L’article de Mohammed Jalal et Naïla Mansour, de Jumhuriya (disponible en arabe uniquement ) explore le vocabulaire de l’intimidation utilisé par le régime syrien, qui comme toute dictature, s’entoure d’une indispensable pompe. L’arabe littéral lui fournit alors quelques expressions solennelles dont il amplifie l’emphase et avive les connotations menaçantes. Lorsqu’un responsable utilise une expression du type «Ahibou bikoum» ( Je vous engage ardemment à…), le sens apparent pourrait laisser entendre qu’il appelle solennellement le peuple à entreprendre une action, qu’il l’exhorte à l’accomplir, mais le sous-entendu est davantage celui d’un ordre. La racine du verbe hâba , dont le sens est celui de «redouter, craindre», donne un autre terme dérivé, haïba qui dans certains contextes pourrait être traduit par «charme impressionnant», «prestige imposant», «redoutable ascendant», mais acquiert dans le contexte d’un pouvoir despotique le sens d’une envahissante «emprise», d’une oppressante «autorité» surtout dans une phrase comme celle de «l’atteinte à l’autorité de l’État». Rejetant l’ambiguïté développée par ces termes ou par des expressions perverses comme celles de «l’amour» pour le «Père-leader», le soulèvement de 2011 a porté l’étendard d’un nouveau vocabulaire, avec des slogans comme «karama», «dignité», expression du peuple souverain.

➞ Cette idée selon laquelle les mots n’enferment pas un seul sens figé, imposé par une seule interprétation possible, est reprise avec originalité par Mona Allam d’Assafir Arabi dans «Ces lectures féministes du Coran», qui remet en question un autre pouvoir, celui des religieux traditionnels. Certains termes de la sourate «Les femmes» peuvent ainsi paraître problématiques s’ils sont lus au premier degré. Mais ils sont réinterrogés par des intellectuelles féministes, qu’elles soient musulmanes occidentales ou intellectuelles arabes.

Interprétations parfois divergentes ayant le mérite d’apporter un souffle nouveau, différent du «parti pris des exégèses traditionnalistes» qui reflètent le pouvoir de «forces tribales et claniques, d’institutions religieuses fondées sur la conservation de la tradition, sans renouvellement». Non seulement le contexte historique est important, mais celui du corpus coranique lui-même. Dans cette vision, le sens des mots ne dépend pas uniquement des règles proprement linguistiques de grammaire et de déduction, mais de l’image générale des femmes, telle qu’elle est véhiculée par l’ensemble des textes sacrés, c’est-à-dire celle d’une égale dignité avec les hommes.

➞ Avec «L’Académie égyptienne au défi des mots» d’Ahmed Waël (Mada Masr), nous passons de la langue du Coran, marquée par l’époque des débuts de l’islam, à «l’arabe moderne standard», langue de notre époque. Si elle a été largement modernisée au début de la Nahda, elle demeure confrontée à la nécessité d’une évolution de plus en plus rapide, en termes de néologismes, pour répondre aux besoins d’une époque dominée par les sciences de l’information. Du pouvoir politique, religieux, examinés plus haut, nous passons ici au pouvoir académique. L’auteur a sollicité l’Académie du Caire, l’une des plus prestigieuses et plus reconnues des diverses académies qui existent dans le monde arabe, mais dont le travail est marqué par des lourdeurs administratives, sur la traduction de termes anglais tels qu’empathy (empathie), overwhelm (submerger), mentor, GIF (Format d’image numérique multimédia, comprenant une image animée, plus court qu’une vidéo et plus riche qu’une photo), abuse (abus), ainsi que de termes relatifs au genre et aux identités sexuelles. L’auteur n’a eu qu’une réponse d’attente de ses interlocuteurs.

➞ La langue arabe sur Internet est également l’un des volets de l’article d’Orient XXI, par Nada Yafi, qui aborde la langue arabe «hors de ses terres» d’origine. Sa présence massive sur la toile où elle occupe depuis quelques années le quatrième rang lui pose des défis en termes de correction linguistique et de «désordre terminologique». Celui-ci est dû à une trop rapide expansion de la langue sur les supports numériques, avec une multiplicité de traductions diverses pour un même terme étranger. La présence dans le paysage audiovisuel de la fousha, langue en principe écrite, marque une renaissance à l’oral et lui offre l’occasion d’un voisinage avec les différents dialectes arabes, voire une interaction avec eux.

La langue arabe hors de son territoire, c’est aussi «la langue de l’Autre» en France. La vision qu’essaie d’en donner la droite est réductrice puisqu’elle la présente comme une langue «communautaire», non comme l’une des grandes langues vivantes du monde. S’il convient de défendre l’enseignement de l’arabe en France, c’est dans un esprit d’ouverture à la diversité culturelle, et non, bien évidemment, dans l’optique absurde d’un «grand remplacement».

Dans tous les cas, les oppositions binaires sont artificielles, qu’il s’agisse d’opposer l’arabe littéral à l’arabe parlé, ou la langue arabe au français. Les combats identitaires sont toujours meurtriers. Dans le monde multilingue dans lequel nous vivons, il ne s’agit pas de faire prévaloir une langue par rapport à une autre, ni de céder à un populisme linguistique quelque peu paternaliste, et encore moins à l’isolationnisme d’un «monolinguisme» impensable de nos jours. L’un des heureux effets de la mondialisation est l’extrême vitalité renouvelée de la langue arabe, dans tous ses états.

Retrouver cet article sur le site de Orient XXI