Meryem Alaoui, lauréate du prix Beur FM Méditerranée – TV5Monde 2019
dans LIBRAIRIE, LIVRES, Méditerranée, Monde arabe, Non classé/par ICAML’écrivaine a été récompensée pour son roman La vérité sort de la bouche du cheval, paru chez Gallimard.
L’ouvrage retrace l’histoire de Jmiaa, une prostituée de Casablanca et mère d’une jeune fille, dont la vie sera bouleversée par la rencontre avec une réalisatrice qui cherche à comprendre son quartier.
Le livre figurait dans de nombreuses sélections des grands prix d’automne 2018, dont le Goncourt, le Goncourt des lycéens ou encore le Flore.
Chaque année depuis 1997, le prix Beur FM Méditerranée – TV5Monde récompense un roman en langue française abordant des thématiques liées au Maghreb et à la Méditerranée. Meryem Alaoui succède à Kaouther Adimi, distingué en 2018 pour Nos richesses (Seuil).
Toutes les musiques du monde arabe Entretien avec Véronique Rieffel par Catherine Guesde – La vie des idées
dans Non classé/par ICAMpar Catherine Guesde , le 27 juillet
Comment présenter quinze siècles de musiques arabes au public français en évitant l’écueil de l’orientalisme ? Première exposition en Europe consacrée à la question, Al Musiqa s’attache à déconstruire les clichés en proposant un nouveau voyage en Orient – cette fois, éclairé de l’intérieur. |
Les musiques non occidentales sont souvent abordées sous l’angle de l’exotisme – en témoigne l’existence d’un « genre » appelé « world music » qui regroupe des œuvres dont le seul point commun est de venir d’« ailleurs ». Tout en se donnant des bornes chronologiques larges (de l’ère préislamique à nos jours), l’exposition Al Musiqa, qui se tient jusqu’au 19 août à la Philarmonie de Paris, se construit à rebours d’une telle approche. Combinant différents médiums et objets (vidéos, installations, instruments, affiches) en vue d’une immersion du spectateur, l’exposition est conçue comme un voyage dont chaque étape nous plonge dans une zone spatio-temporelle déterminée. Chaque salle constitue une borne d’écoute située : du désert où résonne la poésie chantée des bédouins et chameliers à l’époque préislamique, à l’espace dématérialisé d’internet à la fin de l’exposition. On y entend, entre autres, la musique de Cour du temps des Ommeyades, les chants soufis au Maghreb du XVe siècle ou encore la chanson populaire de l’Égypte du XXe siècle. Des œuvres de plasticiens contemporains issus du monde arabe complètent ce parcours qui sort des frontières de la musique pure.
Najia Mehadji, « Mystic Dance 2 », 2011
En refusant une approche formelle de la musique pour lui préférer la contextualisation historique, l’exposition permet d’appréhender les différentes fonctions – religieuses, politiques, sociales – qu’occupe cet art ; elle offre plus largement une exploration des cultures arabes à travers le prisme de la musique. Ce faisant, elle met à mal certaines idées reçues : la salle consacrée à la péninsule arabique du VIIe siècle souligne la musicalité de l’islam (psalmodies du Coran, prières accompagnant les fêtes religieuses) ; la place importante des femmes dans la chanson est mise en avant à travers les figures des divas des années 1940 (Oum Kalthoum, et bien d’autres encore). Mais c’est aussi l’idée d’un ailleurs irréductible qui est déconstruite : l’escale en Andalousie montre à quel point les musiques espagnoles et arabes entremêlent leur histoire, tandis que la réplique d’un café de Barbès, qui donne à entendre les « musiques de l’exil », rappelle qu’une partie des musiques arabes est aujourd’hui créée en France.
Maha Malluh, « Food For Thought 11000 », 2015
Dans cet entretien, Véronique Rieffel, commissaire de l’exposition, expose les défis auquel est confronté le projet d’Al Musiqa, tout en expliquant les choix effectués pour présenter un patrimoine culturel aussi vaste.
La Vie des idées : Quels repères avez-vous retenus pour présenter une période et une zone aussi vastes ?
Véronique Rieffel : L’idée de l’exposition Al Musiqa est de proposer un grand voyage musical à la fois dans le temps – de la période préislamique à aujourd’hui – et dans l’espace. L’exposition emmène le visiteur dans l’ensemble des pays arabes et même au-delà : en Andalousie et même en France où les musiques arabes ont fait leur apparition après la Seconde Guerre mondiale, et dans le monde entier, puisque la musique est à présent diffusée mondialement.
Pour parler de cet ensemble très vaste, nous proposons des clefs d’écoute, à partir du modèle du voyage. Quand on part en voyage, on visite rarement un pays entier ; on choisit des étapes précises. De la même façon, nous proposons ici au visiteur de faire des haltes dans ces différentes étapes. Cette démarche a pour but de donner l’envie d’approfondir, de continuer le voyage à travers un concert, un film ou un disque. Nous avons délibérément refusé de sélectionner un axe précis, afin de ne pas réduire la compréhension des musiques arabes à un genre en particulier. Il s’agissait au contraire d’ouvrir le champ au maximum pour rendre hommage à ces cultures. Cette exposition est également politique : contre le discours ambiant de discréditation du monde arabe, il s’agit de montrer l’extrême richesse des musiques arabes.
La Vie des idées : Que nous apprend la musique sur les cultures arabes ?
Véronique Rieffel : Al Musiqa est, étonnamment, la première exposition en Europe consacrée aux musiques arabes. Or je pense que la musique est une bonne clef de compréhension et d’introduction dans les cultures arabes puisqu’elle est au cœur des pratiques culturelles et sociales. Elle a toujours été une sorte de thermomètre de la vie politique des différent pays arabes, soit que la musique ait accompagné le pouvoir – c’est le cas avec un personnage comme Oum Kalthoum, qui a été la porte-parole de la révolution nassérienne et de cette idée d’un panarabisme triomphant – ou qu’à l’inverse, la musique soit du côté de l’opposition. Ce cas de figure est le plus répandu aujourd’hui : les musiciens et chanteurs disent beaucoup de choses de la situation géopolitique des pays arabes via un chant qui est souvent contestataire, hérité d’une longue tradition. Je pense que la musique est vraiment une clef d’écoute du monde arabe.
La Vie des idées : Ces musiques portent-elles le rêve d’un nouveau panarabisme ?
Véronique Rieffel : Ce qui est intéressant, c’est que la musique est déjà en soi un langage universel, et même lorsqu’elle s’appuie sur des mots, sur des poèmes, cette langue est commune à tout le monde arabe : de l’Arabie saoudite jusqu’au Maroc et même dans les Diasporas, on a une culture commune, une compréhension commune, et des échanges qui peuvent être extrêmement intéressants. On le voit dans des phénomènes culturels très populaires comme « Arab Idol », cette émission qui existe aussi en France et aux États-Unis : comme la langue commune est l’Arabe, elle est écoutée dans tous les pays du monde arabe et dans toutes les Diasporas. Les candidats viennent aussi bien d’Algérie que du Liban ou de Palestine… On y trouve ainsi une forme de Panarabisme ; ce projet qui avait été très populaire sur le plan politique au siècle dernier, mais qui avait échoué se retrouve sur le plan musical, aidé par les outils contemporains que sont le satellite et les réseaux sociaux. Il y a une circulation de contenus, de chansons, d’idées.
De ce fait, il existe aujourd’hui plusieurs polarités dans le monde arabe. Au siècle dernier, l’Égypte polarisait le monde arabe, mais de nos jours les centres de ce type sont multiples : Beyrouth, Casablanca, les Émirats… De nombreuses structures encouragent les artistes dans le monde arabe dans son ensemble. À l’entrée de l’exposition, on voit une vidéo d’un YouTubeur, Alaa Wardi, qui, en six minutes, raconte l’histoire de la musique arabe. On voit qu’il maîtrise aussi bien les registres du Machrek que du Maghreb. On constate que grâce à cette langue commune, on a accès dans le monde arabe à une étendue de contenus considérable. On peut donc parler d’un Panarabisme culturel.
La Vie des idées : Comment éviter l’écueil de l’orientalisme ?
Véronique Rieffel : Al Musiqa est une exposition qui a pris le parti de sortir de l’orientalisme ; c’est un parti pris très important. Notre regard sur le monde arabe a été façonné par l’orientalisme, aussi bien sur le plan politique qu’esthétique. Le regard qu’on porte, l’oreille qu’on prête au monde arabe sont liés à des écrivains ou à des artistes qui sont allés dans le monde arabe et qui l’ont présenté à travers leur filtre – ou qui d’ailleurs n’y sont pas allés et qui l’ont fantasmé. Les scènes de musique sont très présentes dans l’orientalisme pictural ; nous aurions très bien pu, pour traiter ce sujet, choisir des œuvres orientalistes. Mais les œuvres que nous avons choisi de montrer sont essentiellement des œuvres d’artistes de culture arabe, qui vivent dans le monde arabe pour la plupart d’entre eux. Nous voulions montrer ces cultures de l’intérieur, être à l’écoute du monde arabe et voir ce que les artistes ont à nous montrer.
Le fait de sortir de l’orientalisme induisait aussi le fait de présenter les musiques du monde arabe non pas comme des musiques étrangères, comme on a pu se les représenter à certaines époques, ou comme certaines personnes se les représentent aujourd’hui. On a voulu montrer que nous écoutons tous des musiques arabes, peut-être sans le savoir. Ce fait n’est pas lié à l’histoire récente de la mondialisation, ni à celle de la grande vague d’immigration au siècle dernier, mais que c’est une histoire qui nous lie au monde arabe depuis longtemps, depuis le Moyen-Âge. Dans l’exposition, il y a une salle consacrée à la musique des Omeyyades et des Abbassides. Les Omeyyades, au moment où ils ont perdu contre les Abbassides, sont allés se réfugier en Espagne, et ont de ce fait commencé à construire une culture commune, ce qui a eu des effets par la suite. C’est cette histoire commune qu’on raconte, et non pas celle de musiques de contrées lointaines, de musiques exotiques. Nous avons voulu donner à entendre des musiques qui nous parlent et qui nous touchent.
Yazan Halwani : le nouveau Banksy sillonne les rues de Beyrouth
dans ACTUALITÉS, Art, Bande dessinée arabe, Calligraphie, Liban, Non classé/par ICAMAnnabelle Martella pour Les Inrocks.com
Yazan Halwani n’a que 25 ans et pourtant il a déjà des millions d’histoires à raconter. Assis dans son spacieux atelier encombré de ses toiles d’Ahed Tamimi et de réfugiés économiques sur le tarmac d’un aéroport, l’artiste libanais connu pour ses fresques de personnalités arabes dans les rues de Beyrouth raconte avec un visage rieur ses déboires du début :
« Alors que je peignais le visage de Samir Kassir [journaliste et historien franco-libanais tué dans un attentat à la voiture piégée en 2005], les services secrets sont venus à ma rencontre pour me demander ce que je peignais. Je leur ai répondu que ce n’était que des carreaux bleus…, se rappelle-t-il avec un brin de malice. Ils sont revenus à la charge quelques minutes plus tard en me disant : On a un problème. De près ce sont des carreaux bleus mais quand on s’éloigne on voit Samir Kassir ». » S’ensuivent quatre heures d’interrogatoire à l’issue desquelles les services secrets le relâche : « A la fin, ils m’ont même demandé si je pouvais repeindre leur moto. Heureusement car à l’époque j’avais 17 ans et je ne voyais pas dire à ma mère que j’allais finir au poste »
Engagé contre le sectarisme de la société libanaise certes, mais ce jeune Beyrouthin ne veut pas prendre de risques inutiles : « C’est beau de faire des œuvres dénonciatrices mais si tu es mort, tu ne pourras pas en faire d’autre » lâche-t-il avec pragmatisme.
« Qu’est-ce qu’être Libanais ? »
Obsédé par les questions identitaires, Yazan Halwani transcende les carcans confessionnels en peignant dans les rues de la capitale des icônes de la culture libanaise comme la chanteuse Fayrouz, le poète Gibran Khalil Gibran ou encore May et Tarek, couple d’adolescents chrétien et musulman du film West Beirutqu’il a représenté sur un bâtiment de l’ancienne Ligne verte (séparation entre le Beyrouth-Est chrétien et le Beyrouth Ouest musulman pendant la guerre civile.)
C’est par ces fresques mêlant calligraphie arabe et géométrie orientale qu’il revendique une identité culturelle dénuée de religiosité. Pour cet enfant de Beyrouth, la ville est toujours fragmentée et les Libanais se reconnaissent plus volontiers par leur confession que par leur nationalité : « C’est très compliqué de dénoncer ça explicitement par des œuvres publiques. On ne peut pas être Banksy au Liban. Bien qu’on dise qu’on est dans un pays démocratique, un journaliste a été récemment condamné à 4 mois de prison pour avoir critiqué un membre du gouvernement sur Twitter… C’est pourquoi je préfère plutôt mettre en avant une identité culturelle qui dépasse ce sectarisme confessionnel. »
Le portrait solaire de Sabah en est un bon exemple. Cette fresque de la chanteuse et actrice libanaise connue pour son emblématique Allo Beyrouthet pour s’être mariée sept fois, irradie la rue d’Hamra ; réconciliant les jeunes Beyrouthins des boîtes nuits avides de liberté et les vieilles générations nostalgiques de l’âge d’or du quartier. Dans les années 60-70, Hamra était le cœur culturel de la capitale avec ses cafés fréquentés par des intellectuels et ses cinémas. Désormais, la rue est striée de grandes chaînes de prêt-à-porter et de restauration.
« Les habitants du quartier associent Sabah à l’époque où la culture était importante. Mais c’est aussi une figure très controversée dans une société conservatrice, explique l’artiste. Les gens la critiquent en public pour ses mœurs légères tout en continuant de l’aimer pour son travail. C’est très symptomatique des sociétés du monde arabe où les gens veulent se montrer très religieux alors qu’en privé, ils sont beaucoup plus laxistes. C’est encore à cause du sectarisme… «
Contre le pouvoir en place
Quand on discute un moment avec Yazan Halwani, on se rend vite compte que le mot « sectarisme » lui sert quasiment de ponctuation. Un fléau cultivé, selon lui, par les politicien.ne.s en place. Car, en refusant, par exemple, de légaliser le mariage civil, le gouvernement renforcerait les identités religieuses.
Le couple de West Beirut peint sur l’ancienne ligne de démarcation remue ainsi les cendres : 28 ans après la guerre civile, un jeune musulman et une jeune chrétienne ne peuvent toujours pas se marier. « Pour les Libanais, ce n’est pas choquant de voir des couples inter-religieux affirme-t-il, mais les institutions religieuses et les hommes politiques sont contre le mariage mixte. Le gouvernement a peur que le système politique fondé sur le sectarisme s’étiole. S’il autorise le mariage civil, les gens n’auront plus d’identité politique sunnite, chiite, maronite etc… »
Le système politique libanais repose depuis son indépendance sur le « confessionnalisme », qui répartit les postes clefs de l’Etat entre les différentes communautés religieuses (ce pays de 10 452 m² reconnaît officiellement 18 religions.) En 1989, l’accord de Taëf met officiellement fin à 15 ans de guerre civile en renforçant notamment la parité entre musulmans et chrétiens mais conserve le système selon lequel le président de la République doit être chrétien maronite, le premier ministre sunnite et le président de l’Assemblée chiite.
D’après l’artiste, le gouvernement ne cesse d’agiter le fantôme de la guerre civile pour justifier son inertie : « Comment croire que des membres du gouvernement qui ont tué des gens à cause de leur religion durant cette guerre peuvent construire un véritable état démocratique ? dénonce-t-il avec virulence, Le problème, c’est que les Libanais ont oublié qui étaient ces personnes… »
Comme son art, Yazan Halwani a trouvé son identité dans la rue
Mais d’où tire Yazan Halwani cette indignation à toute épreuve ? Né en 1993 à l’ouest de Beyrouth, c’est dès l’âge de 14 ans qu’il commence à graffer, inspiré par la culture urbaine occidentale. IAM et Fonky Family dans ses écouteurs, il pose son blaze un peu partout dans la capitale. « A l’époque, je pensais que c’était cool et que j’étais un peu un gangster confie-t-il derrière ses lunettes ovales, et puis vers 18 ans j’ai commencé à avoir une véritable conscience politique et une réflexion artistique plus profonde. »
Yazan en grosse lettres latines, prénom jordanien peu commun au Liban, laisse peu à peu sa place à de grandes fresques calligraphiées et sans signature : « Ici, ça n’a pas de sens d’utiliser les codes du graff’ occidental. Et puis le street-art inspiré d’une culture du vandalisme est né dans un système politique et culturelle totalement différent. Au Liban, on joue dans une autre cour. » Ce jeune artiste aime dire que s’il y a bien des vandales dans son pays, ce ne sont d’ailleurs pas les graffeurs… : « Si tu veux faire du vandalisme au Liban, ce n’est pas en taguant un mur mais en faisant de la politique ! »
S’éloignant peu à peu de la scène street-art, Yazan Halwani se présente désormais comme un artiste contemporain spécialisé dans l’espace public. Surtout au regard de sa dernière oeuvre : « L’Arbre de la mémoire« . Cette sculpture, placée au centre de la capitale en juillet dernier, est le premier monument aux morts en hommage aux victimes de la grande famine du Liban (1915-1918). Il est donc loin l’adolescent qui écrivait naïvement son nom dans les rues de la ville : « Se placer dans la rue, c’est ce que faisaient les partis politiques pendant la guerre civile. Et c’est ce qu’ils font encore maintenant en mettant partout leurs affiches… déplore-t-il, Beyrouth a déjà ses rois. »
Donner sa place à une culture absente
Entre les drapeaux des partis politiques, les visages pixelisés des hommes au pouvoir et les panneaux publicitaires XXL, Yazan Halwani tente de donner sa place à une culture absente. S’intéressant à la vie de quartier, il peint ceux qui lui donnent sa singularité à l’instar d’Ali Abdallah, un sans-abri mort de froid. Sa présence sur les trottoirs de Beyrouth avait donné naissance à de nombreuses légendes urbaines, pourtant personne ne lui a porté secours…
Ces personnages du quotidien, le jeune l’artiste leur fait aussi traverser les frontières. Dans une Allemagne en plein débat sur la crise migratoire, il représente sur un immeuble de Dortmund un jeune vendeur de rue syrien : « Ce vendeur de fleurs de dix ans, tout le monde le connaissait dans le quartier. Il était charmant. Quand il est mort pendant la guerre en Syrie, les gens ont ressenti son absence » se souvient-il.
Ce lien que Yazan Halwani cultive avec les habitants et la culture populaire lui permet de travailler avec plus de sérénité : « Quand je veux réaliser une fresque sur un immeuble à Beyrouth, je demande la permission au propriétaire car je n’aime pas peindre sans l’autorisation des gens qui vivent là précise-t-il. Si les gens apprécient ce que tu fais, ils vont t’aider. Ils payent l’électricité pour que tu puisses travailler la nuit. Et puis, ils aiment l’œuvre, ils la protègent et la maintiennent en vie. »
Preuve en est que lorsque la fresque de Gibran Khalil Gibran est recouverte par des affiches politiques en pleine période électorale, de nombreuses personnes publient des photos et réagissent sur les réseaux sociaux. Les posters sont retirés mais laissent l’oeuvre quelque peu détériorée : « Les œuvres d’art publiques sont temporaires et sont exposées à une éventuelle détérioration, surtout de la part de partis politiques qui cherchent à s’accaparer l’expression urbaine. Je ne vais pas restaurer cette œuvre mais j’apprécie les efforts entrepris par Nadim Gemayel qui ont abouti au retrait des affiches, et j’espère qu’il soutiendra la culture publique en dehors de la période électorale » réagit l’artiste sur Facebook en avril dernier.
Fier de cet anecdote, Yazan Halwani est maintenant persuadé qu’une partie des Libanais se retrouve dans son travail : « J’ai été très étonné de voir que les gens protégeaient à ce point-là l’art public, dit-il enthousiaste. S’il y avait simplement écrit Fuck Sectarism sur le mur, personne ne l’aurait défendu. Cette fresque de Gibran Khalil Gibran sur un billet de 100 milles livres critique la non-promotion de la culture par le gouvernement. Qu’elle soit saccagée par des posters politiques, ça a agacé les gens. »
Parlons business
Si cette notoriété lui permet de peindre aux quatre coins du monde : Etats-Unis, France, Tunisie, Jordanie etc ; elle attire également de nombreux mécènes et sponsors : « Je travaille uniquement avec des partenaires qui me soutiennent financièrement sans me demander de contrepartie publicitaire. » assure-t-il.
Yazan Halwani ne cache pas avoir déjà été sponsorisé par une banque, un magasin de peinture ou l’Institut Français. Mais son ancien poste d’ingénieur télécom lui permet de subvenir à ses besoins sans tomber dans un art commercial. Quand on lui parle de street-artistes beyrouthins qui collaborent avec des agences de pub, celui-ci ne veut pas pour autant les blâmer : » En principe tout artiste doit pouvoir vivre de son art. Certes, il ne faut pas que le business prime sur le concept artistique. Mais ces street-artistes sont aussi victimes d’une absence de subvention de la culture. »
Pour sa part, il va lui-même quitter son travail d’ingénieur pour commencer à la rentrée un Master de Business à l’Université d’Harvard. Surprenant pour un artiste mais pour lui » it makes sense » : « Ce n’est pas nécessairement du business, rassure-t-il, c’est du management, de la création de projet etc… »
Passionné par les enjeux politiques et culturels, il a choisi de reprendre ses études face à l’impuissance que lui conférait un simple statut d’artiste : « Quand tu peins, tu dépends des structures au pouvoir et quand tu n’aimes pas les gens.. tu es dans la merde. Et puis ça m’intéresse de pouvoir penser au long terme ce que devrait être ces institutions. »
The difficulty of the inevitability of leaving things behind ( Mannheim, Allemagne 2017/ Yazan Halwani)
Faire un Master de Business, pour être plus indépendant et faire bouger les lignes dans son pays ? On a envie d’y croire. En attendant, Yazan Halwani s’envole pour les deux prochaines années de son Liban natal. Dans l’éloignement, il assure qu’il sera d’autant plus proche de son pays : « Émigrer, c’est vivre comme une grande majorité des Libanais. Etre nomade fait partie de notre culture et je n’ai pas encore expérimenté ça d’une manière assez forte. Ça va vraiment nourrir mon travail, je pense. » A l’entendre, c’est sûr qu’il reviendra.
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Bibliothèques d’Orient, la sauvegarde numérique d’un patrimoine menacé
dans LIVRES, Non classé/par AlainLa Bibliothèque Nationale de France (BnF) et huit bibliothèques patrimoniales du Proche-Orient lancent une plate-forme collaborative en ligne.
Elle rassemble près de 7 000 documents de plusieurs natures, disponibles pour les chercheurs et le grand public.
Le Caire, vue de la Mosquée du sultan Hassan. Dessin par Nicolas-Jacques Conté (1755-1805). / BnF, dép. Estampes et photographie
La réunion des collections de la BnF et de huit bibliothèques du Proche-Orient (Institut dominicain d’études orientales du Caire, Centre d’études Alexandrines, École biblique française de Jérusalem, Beyrouth, Institut d’études anatoliennes d’Istanbul…) a donné naissance le 12 septembre à Bibliothèques d’Orient, une plate-forme qui permet au grand public et aux chercheurs d’accéder à un fonds de documents remarquables, témoins des interactions entre les pays de la Méditerranée orientale et la France entre 1798 et 1945.
Les mille et une nuits : esquisse de décor. Philippe Chaperon. 1881 / BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra
Choisi par un conseil scientifique, ce fonds patrimonial culturel (manuscrits, cartes, dessins, photographies…) sera ainsi préservé et valorisé. Il doit s’enrichir des apports de nouveaux partenaires dans les prochains mois. Le site s’appuie sur les fonctionnalités de Gallica, la Bibliothèque numérique de la BnF, et sur les savoir-faire de conservation de la BnF, mis à disposition d’établissements qui restent acteurs à part entière du projet pour les sélections et la réalisation de leur propre numérisation.
Isabelle Nyffenegger, directrice des relations internationales de la BnF et membre du comité scientifique, explique l’ambition de ce projet.
Beniamino Facchinelli, Pyramides de Gizeh, 1873-1895. / BnF, dép. Estampes et photographie
La Croix : Quelle est la vocation de « Bibliothèques d’Orient » ?
Isabelle Nyffenegger : Elle est double. D’une part, une vocation de sauvegarde, d’autre part de visibilité pour le grand public et les chercheurs. Les documents concernés, 7 000 aujourd’hui, n’étaient pas accessibles, les huit bibliothèques partenaires n’ayant pas eu jusqu’à présent de programme numérique ni de moyens de numérisation spécifiques. Leurs collections vont ainsi bénéficier désormais de sauvegardes numériques pérennes dans Gallica, qui les prémunira contre tout événement extérieur, de l’inondation à un conflit.
Ce sont eux qui ont décidé des priorités de numérisation, le projet étant appelé à se poursuivre et à permettre aux fonds de s’étoffer. L’intérêt est également fort pour le public et les chercheurs qui devaient jusqu’ici se déplacer dans chacune de ces bibliothèques. Ils pourront désormais consulter les documents n’importe où dans le monde.
Quelle est la nature de ces documents ?
Isabelle Nyffenegger : Ils sont très divers : imprimés de presse, manuscrits, iconographies, cartes et plans… Par exemple, grâce à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul, on dispose du fonds de cartes des assureurs d’Istanbul, absolument exceptionnel d’intérêt pour reconstituer la cité d’avant le départ des chrétiens et des juifs et toute la diversité des communautés selon les quartiers. On a aussi beaucoup de cartes et plans de la région et de très nombreuses photographies, notamment des fonds très riches d’images d’Alexandrie et Istanbul.
Que dit ce projet de l’histoire commune des pays méditerranéens ?
Isabelle Nyffenegger : Toutes ces bibliothèques ont été des lieux d’échanges et d’interactions entre Orient et Occident. Des lieux où on constituait des collections permettant aux cultures de dialoguer. La bibliothèque des dominicains au Caire, par exemple, a mis en relation intellectuels chercheurs des pays méditerranéens et intellectuels dominicains, un ordre qui s’est toujours intéressé aux cultures, aux idées et à la politique des pays dans lesquels il se trouvait, à l’islam, au soufisme… Bibliothèques d’Orient permet de montrer comment la diffusion des idées et des savoirs a pu se réaliser.
Le projet prévoit la sauvegarde de patrimoine menacé, par exemple la restauration du Bet Gazo, deux recueils liturgiques syriaques du XIe siècle conservés au monastère catholique de Charfet au Liban…
Isabelle Nyffenegger : Nous avons proposé à des congrégations qui ne sont pas encore partenaires du projet, mais qui disposent de collections précieuses témoignant de la présence de plusieurs religions sur ce sol, de les aider à la restauration de pièces uniques.
Le choix spécifique des quatre pièces restaurées dans ce cadre s’est fait avec les commissaires de l’exposition « Chrétiens d’Orient : deux mille d’histoire », qui sont allées au Liban pour décider des documents les plus emblématiques d’un point de vue patrimonial à présenter à l’exposition. La BnF a retenu deux recueils de livres liturgiques syriaques du monastère de Charfet et deux évangéliaires des XIVe et XVIe siècles du couvent salvatorien melkite de Jounieh.
Cela permet de créer une relation de confiance avec ces congrégations en leur montrant notre savoir-faire et notre désir de les accompagner dans la préservation de ce patrimoine, sur lequel nous avons déjà une expertise. Plus les documents d’une même nature seront nombreux sur la plate-forme, plus l’intérêt pour la recherche sera grand.
Vue panoramique de l’Isthme de Suez. Carte. 1855 Linant de Bellefonds, Louis Maurice Adolphe / BnF, dép. des Cartes et Plans
Recueilli par Sabine Audrerie
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FADI KATTAN, LES TABLES DE BETHLÉEM
dans Non classé/par ICAMFADI KATTAN, LES TABLES DE BETHLÉEM
Le chef franco-palestinien de 39 ans, bouillant et passionné, s’acharne avec succès à revisiter la tradition culinaire et les produits du terroir de Cisjordanie.
Au temps où la Cisjordanie était surnommée «le panier de Jérusalem», on venait s’y approvisionner en fruits et légumes. Bethléem était alors l’un des joyaux de cette «terre de lait et de miel», et c’est ici qu’est née en décembre 1977 Fadi Kattan, chef palestinien en pleine ascension. «On a perdu cet héritage des produits de qualité», s’emporte le Franco-Palestinien avec un accent de titi parisien. Le credo de ce laïcard forcené est précisément de remettre le terroir au centre de la cuisine palestinienne. A quoi ressemble un puriste dans un pays qui n’a pas encore tout à fait un Etat, encore moins d’AOC ? Il faut le voir, accroupi sur un bout de trottoir du souk du centre-ville, à quelques pas de son antre, discuter recettes avec Umm Nabil, une vendeuse d’herbes qui lui met de côté ses meilleures blettes et sa camomille de compet – «Je suis ici depuis quarante ans et je n’ai jamais vu un type pareil.»
Petite bande
A l’étage de ce marché un peu capharnaüm, Mo’tsem Natsheh, le boucher, fait maturer des côtes de bœuf dans son réfrigérateur. Les deux hommes se connaissent par leurs grands-mères et partagent un certain snobisme : «Tous les bouchers ne sont pas de vrais bouchers», affirme l’héritier de trois générations de fanas de viande au milieu de son échoppe où se côtoient des photos de bidoche, de bêtes, et de belles des champs. Ses bœufs viennent d’Israël et sont élevés autour de Bethléem, mais les agneaux sont de Hébron (côté palestinien) – une fierté nationale.
Même le boulanger se prête au jeu du chef soupe au lait et lui réalise sur mesure des miniatures detaboun, un pain sans levain cuit sur pierre dans un four à bois : «On en fait des essais et des essais jusqu’à ce que ça convienne», raconte le boulanger Wajir Daana, qui aime parler politique avec Fadi Kattan. Il cède volontiers aux requêtes du chef, puisque pour lui aussi, le pain, c’est du sérieux («Je suis né boulanger»).
L’approche de la petite bande n’a rien de commun ici, où les plats internationaux ont plus la cote. «Pour les Palestiniens, la cuisine locale c’est celle qu’on fait à la maison, avec des plats très longs à préparer, comme le mensaf [agneau, riz safrané, sauce acide au yaourt séché et réhydraté] et dont la recette n’admet pas vraiment de variation, puisque c’est souvent une tradition familiale. Donc, quand on va au restaurant, on cherche quelque chose d’exotique, type burger ou fettuccine Alfredo», s’agace Fadi Kattan.
Dans un marché de Bethléem en février 2017. (Photo Tanya Habjouqa. Noor Images pour Libération)
C’est en tant que membre du jury, à plusieurs reprises, au concours de cuisine de Palestine, que le chef a pris conscience de l’ampleur des dégâts. La première année, un seul des finalistes prépare un plat palestinien : des côtes de mouton farcies ornées de drapeaux palestiniens («moche !»). L’année suivante, Kattan impose aux participants de «s’inspirer du terroir palestinien», mais ces derniers restent perplexes : «La plupart ont compris que ça revenait à acheter sa viande chez un boucher palestinien, aucune proposition pour représenter autrement la tradition.» La troisième année, il leur donne un poisson à travailler : «Neuf sur dix étaient frits, il n’y a ni création ni imagination. On perd les goûts noyés dans une harmonisation du sucré et du salé de mauvaise facture.»
Kattan a donc mené sa petite révolution en ouvrant Fawda («chaos») à l’hiver 2015. Plus qu’un restaurant, c’est un mémento d’un art de vivre de la Palestine. La maire de Bethléem (qui a œuvré à la rénovation des murs) salue un travail jamais accompli auparavant et les expatriés, comme les Palestiniens branchés, ont un mot à la bouche : «Unique».
Colère
C’est d’Europe, où Fadi Kattan a été formé avant de commencer sa carrière dans l’hôtellerie haut de gamme, que remontent ses plus anciens souvenirs de bonnes et grandes bouffes : «Des plateaux de fruits de mer de La Baule à l’hôtel Barrière l’Hermitage…» «Enfant, je pleurais quand on ne me donnait pas assez de meringue.» On retrouve ce penchant français dans sa cuisine. Côté ingrédients avec la crème et le beurre. Côté style avec sa veste col officier, légèrement croisée, comme celles qu’il portait chez Vatel, prestigieuse école hôtelière, où il a appris le métier. «La vie en cuisine, les rites initiatiques, cette discipline… je ne peux travailler autrement», assène-t-il.
«Il est très sympa mais, dans la cuisine, il est complètement fou», évalue la petite main Niveen. Quand les herbes ne sont pas propres ou qu’un couteau traîne, le couperet tombe en français : «Ane !» L’équipe rase les murs et a beau rire aux blagues de Kattan, personne ne moufte quand il se met à taper dans ses mains, signe d’une colère de titan imminente. Le chef casse les assiettes une à une parce que la machine à café débloque et joue au frisbee avec les cendriers qui ne sont pas immaculés.
Entre deux crises, il se met aux fourneaux (français) et ravit la clientèle. «Les ingrédients sont locaux mais travaillés avec une créativité très cosmopolite», juge un habitué, le violoniste franco-italien Michele Cantoni. De fait, on ne sait plus trop où on dîne lorsqu’on observe les assiettes. Les salades de fleurs de camomille sont assaisonnées au dibiss,un sirop de raisin noir réduit aux allures de vinaigre balsamique, mais plus épais et plus sucré. Le bœuf, confit dans sa graisse, est servi dans un jus de viande brun, aigre et concentré, où le goût du sang se mêle au jus de citron mûr. Même le saumon fumé est mariné au zaatar, un mélange de thym et d’épices élevé au rang de fierté nationale.
L’amour de Fadi Kattan pour ces produits locaux vient aussi de souvenirs d’enfance, quand il se régalait dans des banquets entre hommes du village après l’installation par son père de générateurs électriques. Cet ouragan a toujours cuisiné «autre chose», comme ses grands-parents qui avaient rapporté des recettes de pays lointains où ils vécurent un temps. De l’Inde, il aime le curry, à la fois comme épice et comme technique. De l’Iran, il chérit une recette de riz au sumac, riche en beurre, marié à un filet de bœuf cuit au feu de bois.
Larme de café
L’histoire des Kattan se raconte avec les papilles. Son frère Karim, plus jeune, se souvient avec émotion de plats de pâtes exquis mijotés par Fadi pendant les longs couvre-feux de la Seconde Intifada («Ma mère était furieuse car il salissait 3 000 casseroles. Au moins, maintenant, il a appris à utiliser le bon nombre d’ustensiles»).
Depuis l’ouverture de Fawda, Fadi confesse une addiction à l’adrénaline du «retour des assiettes en cuisine», qu’il scrute méticuleusement. Son maître à penser, Fulvio Trogu, dont la maison en plein Marais attire tout le gratin des cools Parisiens, avait laissé Fadi Kattan s’entraîner en coulisse. Régulièrement, le prodige raconte ses aventures au chef sarde, qui n’en revient pas : «C’est un garçon qui donne sa vie pour ce restaurant, il est capable de déprimer parce qu’il y a un mauvais pli sur la nappe.»
Chez Mo’tsem Natsheh, le boucher attitré du chef palestinien. (Photo Tanya Habjouqa. Noor Images pour Libération)
Mais pourquoi se donner tant de mal si tout le monde veut manger des burgers ? Fadi Kattan a tranché : «Au départ c’était compliqué, j’avais peur d’ouvrir. Maintenant je dis tout de suite : « Si tu ne veux pas essayer de nouvelles choses, ne viens pas chez moi. »» Il sait qu’il a d’autres «groupies», telle la «foodista» Dana Erekat qui poste sur Instagram chaque coup de fourchette chez lui : «Une fois, il a fait une sorte de kenafeh, une pâtisserie palestinienne très sucrée mais avec une base de fromage… C’était à la rose et il y avait un croustillant que je n’aurais jamais imaginé sur ce classique – magique.»
Enfin, il y a les touristes, drainés par les critiques dithyrambiques sur Internet. Fadi Kattan, qui a travaillé un temps pour le ministère du Tourisme palestinien, se frotte les mains. Avec son hôtel-restaurant, Hosh al-Syrian, il a enfin le sentiment de contribuer concrètement à l’aura de Bethléem auprès des visiteurs. «Je veux qu’une autre expérience, quelque chose de cool, soit possible.»
Il a mauvais caractère, il est snob et il présente ses viandes sur des taches de jus de betterave façon scène de crime. Mais comment en vouloir à quelqu’un qui récite Paul Eluard en battant des œufs en neige ? Surtout si c’est pour servir une mousse au chocolat réveillée par une larme de café corsé, nageant sur un nuage de crème anglaise qui mêle grains de poivre, vanille et morceaux de fraises, assortie à une sorte de petit craquelin pistache-miel si fort en douceur qu’il donne la chair de poule… Fadi Kattan, un ancien sale gosse rasta qui voulait faire rager ses parents, tout le clergé de la Terre sainte et la classe politique palestinienne, aura réussi en cuisine à créer un monstre : un terroir anobli pour une terre en crise.
Chloé Rouveyrolles Envoyée spéciale à Bethléem
Un royaume d’olives et de cendre – 26 écrivains – 50 ans de territoires occupés
dans ACTUALITÉS, LIBRAIRIE, LIVRES, Non classé, Palestine/par ICAMVoyage chez ceux «qui ne sont pas supposés exister»
Article de Luis Lema dans le Temps
Vingt-six écrivains, de Mario Vargas Llosa à Anita Desai, de Maylis de Keyrangal à Colum McCann décrivent ce qu’ils ont vu en Palestine occupée lors de visites organisées par d’anciens soldats israéliens. Un appel à «ne pas renoncer à prêter attention»
Comment dire le quotidien de l’occupation militaire? Que reste-t-il à raconter, 50 ans plus tard, après la fin du bulletin d’informations, après les discours interminables à l’ONU, après les millions de commentaires que continue de susciter le conflit israélo-palestinien? Il reste encore et toujours à mettre en mots l’essentiel. A décrire ce temps dont vous n’êtes plus maître, ce droit de marcher librement qui vous est volé, ces murs qui «déchirent votre existence», cette humanité dont vous êtes dépouillé.
Dessiller les yeux
Les membres de «Briser le silence» sont certains de ceux qui tenaient auparavant les fusils, de ce côté-ci de Hébron, ou ailleurs en Cisjordanie occupée. Leur tour guidé de la ville – qui abrite le Tombeau des Patriarches, un monument sacré aussi bien pour les juifs que pour les musulmans – fait partie aujourd’hui du programme lancé par ces vétérans de l’armée pour tenter de dessiller les yeux de leurs concitoyens.
Le mari de Waldam, Michael Chabon, est lui-même écrivain, récompensé du Prix Pulitzer. Chez eux en Californie, ils se rappellent que l’une des armes de la littérature est celle qui consiste à «pouvoir engager l’attention des gens qui, comme nous, ont depuis longtemps renoncé à prêter attention ou qui ont renoncé tout court». Tous deux ouvrent leur carnet d’adresses: ils vont réunir à leurs côtés 24 autres auteurs «de tous les continents à l’exception de l’Antarctique, de tous âges et de huit langues maternelles différentes».
La réalité en pleine figure
Cap pour tous, séparément ou par petits groupes, sur les Territoires occupés. Hébron, mais aussi les autres villes de Cisjordanie, des villages palestiniens le long de la vallée du Jourdain, le camp de réfugiés de Shuafat, à Jérusalem, ou encore la bande de Gaza.
C’est une palette exceptionnelle d’écrivains, dont la Française Maylis de Kerangal, l’Américain Dave Eggers, l’Irlandais Colum McCann, la Canadienne Madeleine Thien ou encore le Péruvien Prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa. Et c’est un peu comme si la plupart avaient été surpris au pied du lit, en recevant cette réalité en pleine figure. «Je n’avais pas pensé à la situation du monde depuis longtemps et ce lieu, entre tous, avait semblé encore plus facile à ignorer», avoue Eimar McBride, l’auteur du phénoménal Une fille est une chose à demi.
Aux Etats-Unis, où la démarche a eu un fort retentissement, certains se sont aussi moqués de ces écrivains en quête de frisson, transportés dans des minibus équipés d’air conditionné et prêts à tomber en Palestine dans tous les pièges qui menacent les journalistes débutants. C’est en partie vrai, mais l’essentiel n’est pas là. D’où qu’ils viennent, les voyageurs voient tous le même mur. Dans ce Proche-Orient où chaque pierre a déjà été retournée dans tous les sens depuis 50 ans, c’est précisément le regard frais qu’apportent les auteurs qui sert en quelque sorte à déconstruire les fondements mêmes du système d’occupation mis en place par les Israéliens. Or les écrivains sont ainsi faits: derrière ce système, ce sont les gens réels, les histoires humaines particulières qu’ils recherchent, dans le but implicite de les rendre universelles.
Coupés du monde
Place donc à des paysans palestiniens coupés du monde, à des universitaires désabusés, à des familles craignant le pire pour leurs proches à chaque heure du jour et de la nuit. «Ces gens ne comprennent-ils pas qu’ils ne sont pas supposés exister? Qu’ils sont des fantômes, sans vie, sans avenir?» s’interroge l’Indienne Anita Desai dans un beau texte où elle oppose deux mondes au long de son parcours, le visible et l’invisible. «Alors pourquoi persistent-ils à vouloir exister? Et à souffrir?»
Même s’il n’est pas le plus poignant, le témoignage de Mario Vargas Llosa a été sans doute le plus douloureux à écrire pour son auteur. Comme il le rappelle lui-même, Vargas Llosa a passé de nombreuses années à défendre Israël, à «affirmer son caractère pluraliste et démocratique» face aux attaques qui venaient aussi bien de gauche que de droite. Mais il revient aujourd’hui consterné d’un «pays colonial qui n’écoute pas, qui ne veut pas négocier ni faire de concessions, qui ne croit qu’en la force».
Comme le précise Ayelet Waldman, tous les écrivains ont accepté de travailler de manière bénévole pour ce recueil. Leurs droits seront reversés à «Briser le silence», mais aussi à une autre ONG, palestinienne celle-là, Youth Against Settlements («la jeunesse contre la colonisation») qui prône la non-violence pour résister aux colons qui se sont emparés de Hébron. Loin de l’image d’un militant palestinien radical, Issa Amro, directeur de cette association, apparaît d’ailleurs dans plusieurs textes de l’ouvrage, comme dans celui de Madeleine Thien où, aux côtés d’activistes israéliens, il s’emploie à nettoyer un vieil entrepôt en espérant y installer le premier cinéma de Hébron. Simple hasard? Entre-temps, la justice militaire israélienne a réactivé de vieilles charges contre lui, l’accusant notamment d’incitation à la violence. Contrairement à la violence, bien réelle, décrite au fil des pages de ce recueil, «l’incitation» à résister coûte cher. Issa Amro risque à présent dix ans de prison.
«Un Royaume d’olives et de cendres: 26 écrivains 50 ans de Territoires occupés», Robert Laffont
When Consultants Reign /
dans Arabie Saoudite, Non classé/par ICAMWhen Consultants Reign
The impending privatization of Saudi Arabia’s oil company shows how weighty decisions in the kingdom remain in the hands of a very few.
by Salem Saif
McKinsey & Company’s global managing director Dominic Barton at the Fortune Global Forum in June 2013. Fortune Live Media / Flickr
Saudi deputy crown prince Muhammad bin Salman’sproposal to privatize the oil behemoth Aramco is the biggest news in global business this year. Saudi citizens — not to mention Aramco executives — are stunned. After the January announcement, confusion reigned, with officials at times denying and at other times confirming that exploration and production assets — including the country’s prized oil wells — would indeed be part of the privatization.
In a follow-up interview with Bloomberg on April 1 (once again bypassing Saudi media outlets), the crown prince tried to put a shine on the plan, saying the sale would fund a “$2 trillion megafund” as part of an “Economic Vision 2030” to diversify the economy and make investments the principal source of government revenue instead of oil. The privatization, it was revealed, would happen as soon as 2017, with an initial offering of 5 percent of the company’s stocks.
The thirty-one-year-old deputy crown prince is the Saudi king’s favorite son and has ambitious plans for the country. But the 2015 collapse in oil prices has left him short on cash. His solution: sell the family silverware.
Ministry of McKinsey
Salman’s plan is not unusual. For decades the world’s most powerful institutions have championed privatization. Indeed, the Aramco plan seems to have come courtesy of the “Ministry of McKinsey,” as Saudi bureaucrats sarcastically labelled the world’s most prestigious consulting company.
McKinsey is a relative newcomer in the Gulf, but its meteoric rise in the past decade has rocketed it to the top of the local consultancy market, just like everywhere else. McKinsey’s path to domination in the Gulf has been a peculiar one, however.
It has made its mark by creating grand plans — “economic visions” — for each country. These master plans present countries with a blueprint to transform their entire economies, promising to move them from oil dependency to rich, “diversified,” “knowledge-based” economies.
Drawing up long-term national economic plans is standard practice in statecraft. But usually such plans are devised by national technocrats and experts, in conjunction with elected representatives that are supposed to represent the public. In some unlucky countries in the global south, they are often force-fed such plans as part of “packages” by institutions such as the World Bank and the IMF.
McKinsey faces no such constraints in the Gulf. The region’s rulers are not particularly beholden to either elected bodies or the opinions of local technocrats. Instead, they pay billions of dollars to receive the wisdom of global management consultants (which almost never include locals in their ranks). Saudi Arabia alone shelled out more than a billion dollars for consultants in 2015.
The testing ground for McKinsey’s “economic vision” business line was the Kingdom of Bahrain. There the company teamed up with the young and “ambitious” crown prince in the mid-2000s to draw up the “Economic Vision 2030” — a plan to reform Bahrain into a “competitive” society. Oil-rich Abu Dhabi, the capital of the United Arab Emirates, was next in line for its own Economic Vision 2030.
McKinsey’s made inroads elsewhere. Before Muammar Qaddafi’s fall, the firm was working with the Libyan ruler’s son — then being touted as a visionary reformer — to reshape the country’s economy. In Egypt, they put together proposals to improve various sectors and ministries throughout the country. And in Yemen, it came up with ten economic reform priorities under the patronage of Ahmed Ali Abdullah Saleh, the former president’s son.
If the pattern seems familiar, it is. The company teams up with young heirs to the throne, who are eager to make their countries’ economies conform to their vision of the future. A less palatable similarity for someone like Prince Salman is how many of the countries who drank the McKinsey Kool-Aid became epicenters of the Arab Spring. Bahrain, Egypt, Libya, Yemen — each was convulsed by demonstrations, often animated by economic grievances.
Unlike other firms, McKinsey’s reputation hasn’t suffered from its association with these failed grand plans. It continues to secure lucrative contracts in the region. In contrast, Monitor, once a highly regarded consultancy firm, had to file for bankruptcy in the wake of revelations of its relationship with Gaddafi’s government. And a media controversy erupted in the UK over the London School of Economics’s similar ties.
Indeed, the Gulf is still brimming with consultants of all types. A common joke is that nearly all jobs in state-owned companies and bureaucracies have been “seconded” (business jargon for “delegated”) to consultants of one form or another.
Booz Allen — recently purchased by the accountancy behemoth PricewaterhouseCoopers — had a very close working relationship with Dubai’s ruling elite. In Qatar, the Rand Corporation implemented a US-style charter school system, destroying the country’s public school system and accelerating the growth of private school vouchers. (In 2014, a new emir took over and unceremoniously booted Rand from the country.) And Kuwait paid a multi-million-dollar fee to a consultancy set up by Tony Blair, Britain’s former prime minister, to sketch out its own economic blueprint.
Expert Rule
In short, every Gulf country has commissioned a global consultancy firm to conjure up an “Economic Vision” to guide them into a post-oil future.
These economic visions sound remarkably similar: diversify the economy away from oil dependency, and grow the economy by transforming it into a financial, logistical, and tourist hub. In essence, become Dubai in one form or another.
And the route to success is always through the private sector. In the same interview announcing the Aramco privatization, the deputy crown prince outlined plans to privatize public infrastructure, education, and even health care.
The infatuation with privatization is particularly bizarre in the Gulf. Here the private sector is mainly composed of “family-owned” companies in construction, retail, and hospitality that are subsidy-dependent, plagued by low productivity, and heavily reliant on exploited, poorly paid migrant labor who produce non-exportable services.
In contrast, state-associated companies in the Gulf, whether partially or wholly owned by the government, tend to be more dynamic, productive, and technologically savvy. They have (relatively) better labor relations and hire more local workers. And whether involved in oil, logistics, air travel, or sovereign wealth management, they’re among the most internationally recognized companies the region has to offer.
This does not mean the state-affiliated sector hasn’t seen notable failures — its record is in fact patchy — but in comparison the “family-owned” private sector is in need of a much stronger dosage of reform.
The focus on privatization comes as no surprise, however, given the nature of the management consultancy business, whose focus is geared towards financial corporate “value” as the ultimate metric.
McKinsey’s magnum opus: this might be smart strategy from the point of view of corporate shareholders, but it hardly makes sense when reshaping and running a nation’s economy. In the neoliberal age, however, where a financial value has to be placed on every object and living being, this does not seem so surprising.
Groundhog Day
Yet, while it’s easy to associate the operations of consultants like McKinsey with neoliberalism and financialization, the Gulf States have been addicted to Western consultants for nearly a century. Indeed, the story of a young, eager pretender to the throne teaming up with Western experts to “diversify” a Gulf economy away from oil will trigger a strong sense of déjà vu for followers of the region’s history.
It began with colonial Britain in Bahrain. In 1923, after deposing the local ruler (Sheikh Isa) and replacing him with his son (Sheikh Hamad), the British brought in an “advisor,” the infamous Charles Belgrave, to help steady the country under its new leadership.
For thirty years Belgrave effectively acted as the country’s prime minister, running everything from Bahrain’s finances to its police system. The British justified their heavy-handedness by trumpeting the economic and material gains the new rationalized and bureaucratized absolutist system produced.
And there were large material gains. Bahrain’s recently discovered oil, along with the continued rationalization drive — in which high government posts were given to British officers and members of the ruling family — created considerable wealth. Bahrain quickly became the neighborhood role model from Britain’s point of view — as did Belgrave. Educated at Oxford and SOAS, Belgrave personified the kind of colonial adviser the British installed in the early twentieth century under its system of colonial “indirect rule.”
Kuwait, with oil reserves that made Bahrain’s look like small potatoes, beckoned next. A major general was brought in to oversee the “Development Department,” and a colonel was parachuted in to control finances.
But Kuwait’s emir was more resistant than Bahrain’s, and — aided by the balance of local and regional forces at the time — he managed to deny the British ultimate control. Instead, the emir staffed Kuwait’s local bureaucracy with a mix of ruling family members, local notables, and technocrats from nearby Arab states, particularly Palestine and Syria.
King Abdulaziz, the first ruler of Saudi Arabia (which unlike every other Arab state was never colonized by the West) adopted a similar approach. He assembled an eclectic mix of bureaucrats that included Hafez Wahba, the Egyptian AlNahda reformer, and St John Philby, the British Arabist famed for defecting from British services to work for the king and converting to Islam.
By the 1950s British colonial administrators were no longer in vogue. This postcolonial period of “encountering development” brought a new obsession amongst Western states and their allied institutions about the material improvement of the recently independent “developing countries.” Demand shifted to “development” experts, particularly from the United States.
At the top of the heap were economists. Instead of colonial administrators, institutions like the World Bank and the International Monetary Fund moved in to implement a high-modernist vision of societal reorganization that reflected what the “al-Khabeer Al-Ajnabi” — the foreign expert — deemed best for the people under the scrutiny of his “bird’s eye” gaze.
Thus, after a financial crisis brought Saudi Arabia to its knees in 1957, King Saud welcomed consultants from the IMF and the World Bank to reorganize the monetary and fiscal foundations of the country’s economy. In a similar vein, the Saudi government commissioned a group of Stanford economists a decade later to devise the country’s first five-year economic plan (and simultaneously commissioned a Harvard team to evaluate the Stanford team’s work).
The Ford Foundation, the UN, the International Labor Organization, the IMF, the World Bank, and a vast army of international technocrats regularly filled the planes landing at the Gulf’s newly built airports.
The National Technocrats
But while international advisors were ever-present, the postcolonial years also witnessed the gradual “nationalization” of state economic planning. The Saudi Kingdom’s “Central Planning Organization,” established in 1968, epitomized this process, but a similar trend was evident across all the Gulf countries.
Ultimate decision-making remained the sole prerogative of the ruling families, but young, idealistic, highly educated national technocrats — sometimes even former members of revolutionary parties themselves — increasingly found their way into state institutions.
Indeed, at one point after independence in the 1970s, Bahrain was rumored to have seven ex-Baath party members heading its various ministries. Similarly, Saudi Arabia’s 1961 cabinet contained a number of Arab nationalists and leftists. A mix of developmentalism, nationalism, and deference to the royal family prevailed among this new national technocratic cadre.
The development plans laid out and enacted from the 1960s to the 1980s were radically different from the neoliberal “economic visions” of McKinsey and company today.
Reflecting the zeitgeist of the times, the language of the plans was filled with references to “development,” “the Arab world,” “regional cooperation,” and “industrialization.” How much of this was reflected in reality is debatable, but it was markedly different from the watchwords of today: “competitiveness,” “growth,” “privatization,” financialization.
Probably the most famous and radical of these technocrats wasAbdullah Al-Tariki — or “the Red Sheikh,” as Americans disdainful of his left-leaning aspirations dubbed him. Al-Tariki was not only a seminal figure in the Saudi and Arab world, but in the Global South as a whole.
During his 1950s and ’60s stint as Saudi oil minister, he was the main driver with Venezuelan minister Juan Alfonso to form OPEC. He was also one of the most vocal and powerful proponents of nationalizing oil assets in the developing world, popularized by his slogan “The oil of the Arabs for the Arabs.”
Back then, Aramco was owned by the American behemoths SoCal, Texaco, Exxon, and Mobil. Al-Tariki paved the way for national states, rather than multinational oil conglomerates, to control oil production.
American diplomats, multinational oil companies, and reactionaries in the royal family hated Al-Tariki with a passion. Eventually they teamed up to ensure that he and other progressive colleagues would be fired or sidelined.
After Al-Tariki’s ouster in the early 1960s, Saudi rulers began selecting technocrats that would conform to royal dictates. National technocrats, while still entrusted with more power than Western consultants, would now steer the economy with barely a hint of radicalism.
This system was autocratic and unaccountable, committing many of the follies of “high modernism” seen elsewhere in the world, including white elephant projects such as the disastrous wheat export program that nearly drained the country of all of its sweetwater reservoirs.
However, it also produced a modern state bureaucracy in the Gulf and a broad welfare state that extended health care, education, housing, infrastructure, electricity, and running water to the general public. These achievements, often discarded in many of the Left’s discussions of the period, should be recognized and evaluated alongside the grand failures of statist developmental planning.
For its part, colonial Britain, its involvement diminished in the northern parts of the Gulf, shifted its focus to the Southern Gulf, particularly the UAE and Oman.
Within five years, the British had deposed three rulers in the southern Gulf (Sharjah in 1965, Abu Dhabi in 1966, Oman in 1970). Their reasoning was that these ancien regimes were obsolete in an era of economic modernization. Internal rule had to be reorganized to cater to “development.”
Bill Duff epitomized this modernization. For decades he was the right-hand man to the ruler of Dubai, and “helped transform Dubai from desert outpost to global megacity.” Meanwhile, in Oman, a legion of “advisers” practically ran the country after deposing its ruler and replacing him with his son in 1970. The most famous of these advisers was the trinity of Timothy Ashworth, Tim Landon, and David Bayley — all three of whom had a military background and were extensively involved in setting up the modern Omani state bureaucracy.
Citizens, Financiers, and Oilers
Acommon thread in all these economic visions — whether developmentalist or neoliberal — is the near-total absence of participation by citizens themselves. This is not unusual for the Gulf states.
The region’s people suffer a double form of disdain: their autocratic rulers consider them unworthy of playing any role in decision-making, and many around the world, including “progressives,” tend to write them off as denizens of oppressive rich states. Rarely are they granted any agency.
People in Saudi Arabia are increasingly contesting these warped visions, in no small part due to higher knowledge accumulation. From 2005 to 2014, enrollment in higher-education institutions skyrocketed from 432,000 to roughly 1.5 million.
In 2014, the number of Saudi students studying abroad reached 130,000 (half of whom are in the US). Nearly 32 percent of working Saudis have university degrees, comparable to countries in Europe and the United States, and the Saudi market is the largest and most lucrative book market, by far, in the Arab world.
This increasingly educated population is also increasingly online, vigorously debating national and regional topics in an unprecedented manner on social media, where traditional state censorship has proven ineffective.
The country has the highest number of active Twitter users in the Arab world: 2.4 million, or more than double the number in Egypt, a country whose population is three times larger. (Unsurprisingly, millennials — who constitute more than half of the Saudi population — lead the pack in social media use.)
That’s why the deputy crown prince’s decision to hatch a plan in secret with management consultants and announce it to the world on Bloomberg was such a big deal. In the past, circumventing local society was expected. But today Saudi Arabia is an increasingly tuned in, mobilizing society. The question is what form this mobilization will take.
It’s a difficult one to answer because the crown prince’s plan to sell off Aramco was truly shocking. Ever since the oil wells started flowing in the 1930s, the rulers of Saudi Arabia have been wise enough to give Aramco a wide berth, allowing it to govern and operate according to its own ethos as long as it continued to be the golden goose that laid the eggs that sustained the throne.
Moreover, the reliance on Aramco has only grown over time. Since its nationalization in the 1980s, the company has become the main incubator for a large swath of the kingdom’s technocrats.
It is widely recognized as the most well-run Saudi company, and is the number one destination for top graduates. It has even been used by the government to implement flagship national projects, including the construction of stadiums, a $10 billion, state-of-the-art university, and industrial cities.
Indeed, given the pervasive dysfunction exhibited in other governmental ministries, the current focus on reforming the country’s most efficiently run asset seems particularly puzzling and dangerous.
The latest announcements will be a hard pill to swallow for the technocrats of Aramco. Already some high-profile former employees have publicly aired their misgivings, an unprecedented act in the kingdom.
Management consultants of the McKinsey variety are rarely welcomed by the employees of any company, and in this case the causes for hostility and scepticism are magnified tenfold.
The proposals put forward signify the overtaking of Aramco by a trinity of royal family members, management consultants, and corporate financers. And the logic of the prince’s diversification plan seems to be: sell off oil assets for cash, invest the cash in the roulette of financial markets. There’s a reason many Aramco technocrats are queasy.
Nor should the plans sit well with the rest of the population. The Gulf States, Saudi Arabia included, are littered with abandoned “mega-projects” and cities that the finance-management consultancy nexus were the principal architects of, but which turned out to be colossal failures in the midst of the financial crisis.
Moreover, there is no clear vision as to what exportable industries the kingdom will build up to replace its near-total dependence on oil and petrochemical industries. Such exportable industries are the ultimate barometer of the health of any capitalist economy in today’s globalized world. And as the 2007–8 crash made clear, sophisticated financial funds are no replacement.
The policies as currently outlined, based on the whims of an upstart prince and his legion of western consultants and financiers, would reverse the most impressive economic achievement in the Arab world in the past half a century, enabled by Al-Tariki and company: the nationalization of a multinational company that controls production from the world’s largest oil reserves.
The prince and McKinsey seem to believe that selling this national asset in order to gamble in the global financial markets is a more effective strategy for economic prosperity.
Let’s hope the people of the land are able to mobilize against this folly.
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Que reste-t-il des printemps arabes? – Débat-Géopolitique ¦ RFI
dans Non classé/par ICAMGéopolitique, le débat
Que reste-t-il des printemps arabes?
Cinq années après le déclenchement des révolutions, alors que de profonds bouleversements traversent le Moyen-Orient, état des lieux et perspectives. Le mouvement est-il terminé ? Le projet révolutionnaire sans avenir ?
(Rediffusion du 6 février 2016).
Invités :
– Virginie Collombier, chercheur au Centre Robert Schuman d’Etudes Avancées de l’Institut Universitaire Européen de Florence.
– Pierre-Jean Luizard, directeur de Recherche au CNRS.
– Jean-Paul Chagnollaud, professeur des Universités et directeur de l’Iremmo, Institut de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient.
Les racines de l’État islamique Entretien avec Loulouwa Al Rachid & Matthieu Rey / La Vie des Idées
dans ACTUALITÉS, Iraq, Non classé, Syrie, Terrorisme/par ICAMpar Marieke Louis , le 9 février
L’État islamique (EI) n’est pas né d’un seul coup à l’été 2014. Il est enraciné dans l’histoire mêlée de l’Irak et de la Syrie de ces vingt dernières années. Loulouwa Al Rachid et Matthieu Rey démêlent cet héritage complexe de l’EI, à la fois legs de l’autoritarisme baasiste et de l’intervention américaine en Irak.
Loulouwa Al Rachid est post-doctorante au sein du European Research Council Wafaw (When Authoritarianism Fails in the Arab World) et docteure associée au Centre de recherches internationales de SciencesPo Paris. Ses recherches portent sur l’Irak et l’autoritarisme baasiste. Elle a soutenu en 2010 une thèse de science politique intitulée : L’Irak de l’embargo à l’occupation : dépérissement d’un ordre politique (1990-2003). En parallèle, elle effectue des missions de conseil pour des think tanks et a notamment été l’analyste référent sur l’Irak au sein de l’International Crisis Group (2001-2006 et 2009-2011).
Matthieu Rey est maître de conférences au Collège de France (Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe), agrégé d’histoire, arabisant et chercheur au sein du European Research Council Wafaw (When Authoritarianism Fails in the Arab World). Sa thèse porte sur une comparaison des systèmes parlementaires en Irak et en Syrie entre 1946 et 1963. Elle vise à comprendre les technologies de pouvoir héritées des temps ottoman et mandataire et adaptées au nouveau cadre de l’État moderne indépendant. Témoin direct des événements syriens par sa résidence à Damas entre 2009 et 2013, il a proposé des analyses sur les événements les plus contemporains. Il travaille maintenant à la rédaction d’une histoire de la Syrie à l’époque contemporaine.
La Vie des Idées : Pourquoi est-il nécessaire de revenir à l’histoire de la Syrie et de l’Irak de ces vingt dernières années pour comprendre l’État islamique (EI) ?
Loulouwa Al Rachid : Quand on parle de l’EI, on fait mine de croire à une naissance miraculeuse, comme si cet « État » auto-proclamé était né à l’été 2014 avec la prise de Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak et qu’il suffisait de quelques centaines de combattants circulant dans des pick-up pour fonder une organisation terroriste puissante.
Or l’EI n’est pas le fruit d’une naissance miraculeuse mais résulte plutôt d’un déni de grossesse : les symptômes étaient là depuis longtemps sur le terrain irakien. L’année 2003 a constitué à cet égard un tournant décisif : elle a installé la matrice jihadiste de type Al-Qaida au cœur du Levant. C’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, suivie d’une occupation militaire qui a donné au phénomène jihadiste un nouvel essor dans notre voisinage méditerranéen.
Parmi les groupes ayant tout de suite pris les armes contre l’armée américaine et ses auxiliaires irakiens, il y avait une composante « étrangère » rapatriée d’Afghanistan et d’autres terrains du jihad, le Caucase notamment. Et sur cette matrice là se sont greffés des groupuscules armés irakiens, qui s’inscrivaient d’abord dans une posture « nationaliste » de lutte contre l’occupation étrangère. Ces groupuscules formés par des anciens du régime de Saddam Hussein se sont par la suite dissous dans la nébuleuse jihadiste, contribuant ainsi à la professionnaliser et à lui insuffler un moteur supplémentaire, celui de haine des chiites ; l’armée américaine a cru avoir éradiqué ces jihadistes en 2007-2009 en s’appuyant sur les tribus locales qu’elle a armées et financées pour pacifier les régions sunnites d’Irak.
Or ces groupuscules jihadistes n’ont jamais véritablement disparu depuis 2003 : ils se sont tantôt fondus dans une population sunnite qui supportait mal les pratiques, souvent discriminatoires, du nouveau pouvoir central chiite, tantôt repliés dans les zones désertiques ou montagneuses de l’ouest et du nord de l’Irak. Ils ont surtout trouvé refuge en Syrie, profitant d’un espace frontalier entre les deux pays devenu largement ouvert et poreux depuis le début des années 1990. En effet, le régime de Saddam Hussein, très affaibli par les sanctions internationales imposées par les Nations unies, avait partiellement perdu le contrôle de son territoire et de ses frontières, laissant se développer avec la Syrie une importante contrebande et des trafics en tous genres pour contourner l’embargo. Après 2003, les jihadistes ont fait de cet espace frontalier un territoire « intégré » avec des circulations incessantes d’hommes, d’idées et bien entendu, d’armes. Ils ont été aidés en cela par l’attitude bienveillante à leur égard du régime de Bachar al-Assad soucieux de participer à l’échec de la transformation « démocratique » de l’Irak décidée par George Bush.
Matthieu Rey : L’importance de la question syrienne et de l’EI tient au présent immédiat et à la façon dont la question syrienne s’est imposée dans l’actualité française.
Dans un premier temps, la question syrienne n’a pas fait sens pour la majorité des Français. Alors que la majorité de sa population se mobilise contre le régime de Bachar al-Assad au prix d’une implacable répression, elle ne parvient pas à faire écho dans le débat public. Là où les actualités titrent avec enthousiasme sur les expériences révolutionnaires et démocratiques, tunisiennes et égyptiennes, elles lisent la Syrie comme un processus « complexe ».
Dans un deuxième temps, la question syrienne entre en scène à l’automne 2013 autour du problème du départ d’individus d’Europe vers la Syrie, devenue la nouvelle terre du jihad, mais d’un jihad différent de celui mené en Afghanistan. Il est beaucoup plus massif et plus « démocratique » : c’est un jihad « low cost », tant sur le plan de l’investissement matériel (aller en Syrie n’est pas cher) que de l’engagement spirituel (il n’est pas besoin d’être un musulman érudit pour s’enrôler). Dans les médias et au sein des instances officielles, on assiste à la construction d’un discours de peur autour du départ de ces Européens qui apprendraient à se battre et qui pourraient revenir en Europe pour y organiser des attentats. A cela, s’ajoute la première vague migratoire de réfugiés, au sein de laquelle on suspecte la présence de jihadistes. La question du jihad se greffe ainsi à celle des réfugiés.
Le troisième temps démarre en janvier 2015 avec les attentats contre Charlie Hebdo et surtout la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Au cours de la prise d’otage, les paroles de Coulibaly font explicitement référence à la Syrie. Enfin, en novembre 2015, avec la revendication des attaques dans le 11e arrondissement par l’EI, le lien entre la question syrienne et les événements français est établi, selon une lecture qui se focalise sur les agissements de l’État islamique.
On retrouve ce phénomène en novembre 2015 : cette fois-ci, les attentats sont immédiatement revendiqués par l’EI. On assiste là à une projection de la question syrienne, sans qu’elle soit comprise, sur le territoire français.
La Vie des Idées : Quels sont les traits caractéristiques des régimes syrien et irakien depuis les années 1990, notamment dans leur rapport à la religion et à la violence ?
Loulouwa Al Rachid : Avant 2003, les liens entre le régime de Saddam Hussein et la nébuleuse jihadiste sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants contrairement aux allégations avancées par les États-Unis pour justifier leur invasion de l’Irak. Le référent jihadiste était certes utilisé par Saddam Hussein dans les années 1990 mais il s’agissait davantage d’un jihad patriotique et nationaliste que d’un jihad religieux
La propagande du régime va au cours de cette période user et abuser du mot « jihad » qui devient synonyme de résistance et de combat contre l’impérialisme. Il ne s’agit toutefois pas d’un combat dirigé vers l’extérieur : c’est un combat mené sur le sol irakien. Prenons un exemple apparemment anodin : celui de la reconstruction du secteur de l’électricité détruit par les bombardements aériens de la coalition internationale formée pour libérer le Koweït. Il a été présenté par le régime comme un « jihad électrique » pour prouver aux États-Unis et à leurs alliés que les Irakiens pouvaient, seuls et avec leurs propres moyens, reconstruire leurs infrastructures. Même chose pour la reconstruction des aéroports : c’est un jihad contre l’embargo aérien.
LE JIHAD N’EST PAS UNE CATÉGORIE RELIGIEUSE
Dans ce contexte de lutte contre les effets dévastateurs des sanctions internationales, le jihad n’est donc pas une catégorie religieuse. Son utilisation dans la phraséologie baasiste n’en trahit pas moins la faillite idéologique et matérielle d’un État qui se targuait auparavant d’être séculaire et progressiste. En effet, les sanctions internationales qui dépossèdent l’Irak de sa rente pétrolière (98% des revenus proviennent de l’exportation de brut), entraînent à la fois la déliquescence des institutions publiques et la paupérisation massive de la population ; elles mettent le pouvoir littéralement à nu. Par une sorte de glissement, la religion apparaît alors aux yeux de ce dernier comme la seule ressource symbolique restante pour se (re)légitimer auprès d’une population brutalisée par une répression sans relâche et des guerres à répétition depuis le début des années 1980.
C’est pourquoi Saddam Hussein décrète en 1994 une Campagne nationale pour la foi. Cela commence par l’ajout, sur le drapeau irakien, de la formule « Dieu est grand » (Allahu Akbar). Puis, petit à petit, le régime « islamise » son discours et ses pratiques. De nouvelles mosquées sont érigées partout dans le pays ; on oblige les cadres du parti Baas à suivre des cours d’instruction religieuse ; on accorde des remises de peine aux détenus qui apprennent par cœur le Coran, ce qui permet aussi de soulager un système carcéral à bout de souffle, etc.
Mais surtout, une plus grande marge de manœuvre est donnée aux hommes de religion, ce qui permet à une multitude d’activistes islamistes, sunnites comme chiites, de faire de la prédication et d’élargir leurs réseaux au sein de la société irakienne. Cette « islamisation par le haut » de la société est perçue comme une nécessité par un régime qui n’a plus les moyens de son autoritarisme, autrement dit comme une simple soupape de sécurité pour canaliser la colère sociale. Mais le recours à la religion va s’avérer contre-productif : il alimente la contestation et surtout politise dangereusement les appartenances confessionnelles dans une société de plus en plus polarisée entre une minorité sunnite et une majorité chiite. À tel point qu’à la fin des années 1990 le régime lui-même se retourne contre les secteurs qui se sont islamisés, aussi bien du côté sunnite que du côté chiite.
Cela étant, je dirais que bien plus que d’une islamisation impulsée par le haut, les Irakiens ont dû, dans les années 1990, développer des stratégies de survie (trafics, économie informelle, etc.) et se « débrouiller » par eux-mêmes, passant outre les frontières et les réglementations d’un État autoritaire calcifié. Le territoire national devient un espace de violence et de prédation et qui n’assure plus ses fonctions habituelles de sécurité et de régulation socio-économique. Les Irakiens n’ont pas d’autre choix que l’exode hors d’Irak ou le repli sur les plus petits dénominateurs communs, tels que le quartier, la région, la tribu, l’appartenance ethnique ou confessionnelle. Ce terreau sera favorable à l’autonomisation de groupes qui mobilisent à la fois la ressource religieuse et la ressource tribale comme stratégies de survie et de pouvoir et dont l’EI est aujourd’hui l’une des multiples facettes.
Matthieu Rey : La Syrie des années 1990 est, au contraire de l’Irak, un système dans lequel l’autoritarisme apparaît stabilisé, rigidifié : le président Hafez al-Assad a achevé de liquider toute forme d’opposition au cours des années 1980 et semble selon son titre « le président éternel » (al-rais al-khalid). L’édifice repose sur un chef arbitrant entre des polices politiques, mises en concurrence, ce qui les empêche de préparer un coup d’État. Comme en Irak lors de l’intifada de 1990-1991, ce sont davantage les services de renseignement (moukhabarat), et notamment les services dépendant de l’armée et de la police, c’est-à-dire des organismes de répression et de coercition, plutôt que le parti qui sont garants de la stabilité en Syrie. On a affaire à des régimes qui développent des formes de « paranoïa institutionnelle », qui considèrent leurs sociétés comme menaçantes et qui sont prêts pour les contrôler à atteindre des niveaux de violence très forts.
Concernant les rapports entre les autorités en place et les groupes terroristes, les gouvernements irakien et syrien en ont une grande pratique. Ils les traitent de manière assez simple : ils encadrent les activités de ceux qu’ils peuvent contrôler, les utilisant dans une logique de nuisance à l’égard de pays voisins ou occidentaux auxquels ils s’opposent.
Les populations intègrent l’idée de la « mémoire du régime » et d’une répression diffuse dans le temps : lorsque le régime réprime la révolte de Hama en 1982, les représailles perdureront dans les faits tout au long des années 1980-1990 dans des formes très variés : répression politique mais aussi mise au ban de l’économie. Il faut donc comprendre qu’aujourd’hui, tout jeune ou citoyen syrien sait que le pouvoir détient l’avenir, c’est-à-dire que les autorités poursuivront la répression tant qu’ils n’auront pas arrêté ceux qui à un moment ont participé aux mouvements. La société syrienne anticipe une répression qui s’étendra sur dix, vingt, trente ans.
ON NE PEUT PAS PARLER D’ÉTAT CONFESSIONNEL EN SYRIEPar ailleurs, de même qu’on a exagéré le poids de la confession en Irak et de l’appartenance chiite/sunnite, le caractère alaouite du régime syrien a été exacerbé parce que les milices policières du régime ont été recrutées dans l’entourage immédiat du président Assad ou des principales figures du régime. Mais cela répond davantage à une logique d’attraction et un effet d’aubaine qu’à une logique confessionnelle. Comme en Irak avec les Sunnites, on a l’impression de l’extérieur que les Alaouites gouvernent alors que ce sont seulement certains segments de cette communauté qui ont réussi leur ascension sociale. On ne peut donc pas parler d’État confessionnel en Syrie.
L’autre caractéristique de ce régime est l’absence de système fiscal efficient et l’usage de la prédation, comme en Irak, comme mode de rémunération. Mais à la différence de l’Irak, la Syrie peut déployer sa stratégie de prédation à travers toute une série de trafics sur le Liban, dans lequel elle s’est « invitée » au cours de la guerre civile à partir de 1976. Chaque syrien peut se rémunérer, suivant son niveau hiérarchique, sur le pays et sur les myriades de contrebandes qui se développent à ce moment-là. C’est notamment sur la frontière syro-libanaise qu’on voit se développer un groupe, les Shabiha, en charge de l’encadrement du trafic de haschich. Ils seront les hommes de main du régime pour écraser la contestation en 2011.
L’autre élément qui participe de la pérennisation du régime dans les années 1990 est d’ordre international. La Syrie revient au premier plan par le biais de la guerre contre l’Irak en 1990. Elle entre dans la coalition internationale dénonçant le régime de Saddam Hussein comme celui qui a violé l’unité arabe en envahissant le Koweït. Elle fournit une caution aux États-Unis (sans toutefois mobiliser ses troupes) qui lui reconnaissent en retour un rôle important. La Syrie devient l’acteur susceptible de régler trois problèmes en même temps : la guerre civile au Liban, la légitimité de l’intervention des Occidentaux contre l’Irak qui voit dans la Syrie, régime baasiste, un allié de taille, et la paix arabo-israélienne [1].
L’intifada irakienne de 1991 et la politisation des identités confessionnelles
L’intifada (« insurrection ») de 1991 est un moment clé de la politisation des identités confessionnelles et de la polarisation entre sunnites et chiites. Elle éclate au cours de la débandade de l’armée irakienne, fuyant le Koweït sous le déluge de feu infligé par la coalition menée par les Etats-Unis. Des soldats en colère retournent alors leurs armes contre le régime et sont rejoints par une partie de la population. Cette intifada commence dans les villes chiites du Sud de l’Irak très touchées par les bombardements, d’abord Bassora puis Bagdad, exactement comme ce qui se passera en Syrie en 2011.
Les insurgés prennent alors contact avec la coalition et demandent aux Occidentaux de leur fournir des armes et d’imposer un embargo aérien afin de renverser eux-mêmes le régime. Cette demande se heurte au refus de la coalition d’intervenir pour renverser, même indirectement, le régime de Saddam Hussein qui parvient à écraser l’insurrection en la présentant comme un complot ourdi par l’Iran et ses agents chiites Irakiens.
L’intifada de 1991 a profondément divisé la société irakienne en exacerbant une tension entre une majorité démographique chiite dominée politiquement et une minorité démographique sunnite politiquement dominante et confondue avec le régime de Saddam Hussein de même qu’on présente aujourd’hui Bachar Al-Assad comme incarnant un régime politique minoritaire alaouite comme si aucun sunnite ou aucun chrétien ne soutenait ce régime. Et cette fiction d’un régime minoritaire autosuffisant est alimentée aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, donnant aux identités confessionnelles une teneur politique en complet décalage avec la réalité des interactions au sein des sociétés irakienne et syrienne.
Loulouwa Al Rachid : Après 2003, se met en place un nouveau régime politique façonné de l’extérieur, par les États-Unis et leurs alliés irakiens, les opposants à Saddam Hussein rentrés de leur exil. Puissance occupante, investie de toutes les prérogatives et responsabilités, notamment le rétablissement de l’ordre et la mise en place d’une transition démocratique, les États-Unis multiplient les erreurs. La débaasification, qui consiste à éradiquer les membres du parti Baas dans le champ administratif, politique et militaire, est une politique extrêmement brutale d’exclusion de l’ancien personnel du régime de Saddam Hussein des nouvelles institutions. On se prive, largement pour des raisons idéologiques, de toute la technostructure sur laquelle s’était appuyé le régime pour gouverner le pays. Entendons-nous bien : même si le régime était déjà en voie de déliquescence, la débaasification aggrave ce processus en privant le pays de ses cadres les plus compétents.
L’autre erreur commise par l’administration Bush à l’époque, c’est la dissolution de l’armée irakienne : entre 400 000 et 500 000 soldats sont renvoyés chez eux. Or, une des caractéristiques des armées dans les régimes autoritaires, c’est l’inflation des grades supérieurs qu’on distribue pour coopter les militaires et garantir leur loyauté. En 2003, l’armée irakienne compte quelque 10 000 généraux, là où l’armée américaine n’en compte qu’un millier. Or ces généraux renvoyés chez eux se voient, du jour au lendemain, destitués et privés de toute ressource (salaire, retraite, prestige social) basculent dans l’insurrection armée. Pour les remplacer, l’administration américaine va faire appel à une autre « catégorie » en surnombre de ces régimes autoritaires : les exilés. Les exilés sont ceux qui, après chaque coup d’État ou changement de régime, ont fui le pays en profitant de l’accueil que leurs réservent les régimes hostiles au pouvoir en place. Dans le cas de l’Irak, c’est notamment en Syrie qu’iront se réfugier un certain nombre d’opposants.
Dans les années 1980, l’Iran est également une terre d’accueil de ces exilés, notamment des islamistes chiites victimes de la répression baasiste et qui ont été « réinjectés » dans l’Irak post-2003. Certains de ces anciens exilés, à l’instar de Hadi Al-Amiri, dirigent aujourd’hui une grande partie des combats contre l’EI.
Dans des sociétés déjà fragilisées et marquées par de fortes clôtures communautaires, la politique américaine en confiant les rênes du pouvoir aux anciens exilés chiites sème ainsi les germes d’une insurrection armée jihadiste dont est aujourd’hui issue l’EI.
Ce que les années 1990-2000 vont mettre à jour, de manière très explicite en Irak, ce sont les fondations extrêmement fragiles du pouvoir. La conquête éclair de Mossoul par l’EI en 2014 est de ce point de vue très révélatrice. L’armée irakienne n’est pas vraiment vaincue par l’irruption de quelques centaines de combattants jihadistes : elle refuse tout simplement de se battre pour défendre un gouvernement central discrédité et corrompu, de même qu’elle ne l’avait pas fait en 2003 lors de l’invasion américaine.
Ce n’est pas qu’une question de rapport de force : l’État, son armée, ses institutions, son territoire ne vont plus de soi et souffrent d’un déficit de légitimité. À défaut, ce qu’il reste de cet État est obligé de recourir à des potentats locaux et à des milices dûment stipendiées pour tenter de reprendre le contrôle de la situation.
Matthieu Rey : Le changement en Syrie au cours des années 2000 se déroule en trois temps. Le premier temps c’est l’arrivée de Bachar al-Assad : le régime syrien est le seul régime arabe à réussir la succession père-fils, non sans tension toutefois. L’arrivée de Bachar al-Assad va modifier la donne établie par Hafez al-Assad de deux manières.
D’abord, à la différence de son père, il arrive tout de suite au sommet de l’État, sans lutte pour le pouvoir. Cette situation crée une autre mutation. Hafez al-Assad a gouverné en partenariat avec des grandes figures, des personnes qui sont montées avec lui, au cours des luttes pour le pouvoir dans les années 1970-1980. Ces derniers formaient un collège de conseils. Avec Bachar al-Assad, ils deviennent une menace et sont mis de coté. Son pouvoir se rétracte sur son clan : son frère et surtout son beau-frère, Rami Makhlouf qui va contrôler l’économie syrienne en la mettant au service du clan Assad au détriment d’une répartition plus équitable des richesses.
Ensuite, avant même son intronisation et à des fins de construction de son pouvoir par rapport à la vieille garde, Bachar al-Assad entre dans une logique de troc de la souveraineté syrienne en échange d’un soutien politique et économique de la part des puissances extérieures. En 1998, il reconnaît ainsi les frontières turques, entérinées par l’accord de 2005. Jusque là, la Syrie refusait à la Turquie toute souveraineté sur le Sandjak d’Alexandrette, territoire donné par la France à la Turquie en 1939. Là où Hafez al-Assad s’inscrivait davantage dans une logique de sanctuarisation du territoire syrien, retournant la lutte d’acteurs extérieurs vers les autres pays du Moyen Orient, Bachar al-Assad réintègre les acteurs étrangers dans le jeu syrien. Il est donc prêt pour accroître son pouvoir à donner des segments de souveraineté.
Cet usage stratégique du territoire et de la souveraineté, à des fins de renforcement de son autorité est décisif pour comprendre la période post-2011, avec un arrimage de plus en plus important aux partenaires iraniens et russes et l’implantation de l’EI dans l’Est de la Syrie.
Les modifications des années 2000 enfin sont provoquées par des secousses régionales : le renversement du régime irakien menace la Syrie – Bachar al-Assad pense être le prochain sur la liste – qui va s’évertuer à faire perdre la paix aux Américains pour les dissuader d’intervenir en Syrie. Le régime de Bachar al-Assad envoie donc des hommes en soutien à l’insurrection irakienne contre les Américains, en même temps qu’il participe à l’effort de coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme. C’est une stratégie habile du régime puisqu’il connaît ces individus qu’il a souvent lui-même contribué à former et à envoyer en Irak. Cette stratégie syrienne vise à entretenir le chaos irakien et non à le créer : c’est une fenêtre d’opportunité qu’elle investit pleinement à des fins de maintien du régime.
Loulouwa Al Rachid : Il y a un savoir-faire de ces régimes autoritaires en matière sécuritaire qui devient, après le 11 septembre 2001, une ressource extrêmement précieuse et « monnayable » à l’échelle internationale. C’est ce qui explique que les démocraties occidentales continuent de coopérer avec eux. Mais on a affaire, avec ces régimes, à des spécialistes de la sécurité… mais aussi de l’insécurité selon la demande.
Bachar al-Assad, en s’appuyant sur ses services de renseignement et sa police politique, va donc nouer des liens avec les jihadistes. Il laisse se développer à la marge un espace de circulation d’hommes, d’armes, d’argent, de trafics en tous genres qui était déjà en germe dans les années 1990 mais qui va à ce moment là prendre une toute autre ampleur.
C’est sur cet espace à cheval entre la Syrie et l’Irak (qui se dessine dans les années 2000) où la frontière étatique perd de sa pertinence qu’est aujourd’hui assis l’EI. Le phénomène auquel on assiste aujourd’hui est largement dû à une prolifération d’acteurs locaux, d’intermédiaires et d’entrepreneurs en mal de pouvoir et de richesses qui contrôlent désormais la population et qui s’inscrivent dans des logiques d’allégeance à la fois multiples et instables : certains roulent pour les Américains, d’autres pour les Saoudiens, les Syriens, les Iraniens.
Matthieu Rey : Les acteurs locaux ont besoin, pour se consolider sur le plan intérieur, du soutien de partenaires extérieurs – des puissances occidentales, de la communauté internationale – à qui ils vendent ce dont ils ont besoin. Dans le cas syrien, c’est la lutte contre le terrorisme qui leur a permis d’y parvenir. En Syrie, on ne peut toutefois pas parler, à la différence de l’Irak, de système milicien dans les années 2000 dans la mesure où le régime détient encore le monopole de la violence et autorise des trafics pourvu qu’il les contrôle.
Mais cette stratégie est risquée pour le régime qui envoie des hommes qu’il ne contrôle pas tout à fait se former au combat, qui reviennent en Syrie tout à fait aguerris et qui essaiment autour d’eux dans des lieux de socialisation plus ou moins formels, comme les prisons notamment mais aussi les réseaux de contrebande etc. Il sait tout de même enfermer ceux qui le menacent. Ainsi la prison de Saidnaya se remplit d’hommes revenus d’Irak, gage de la bonne volonté du régime à lutter contre le terrorisme. En 2011, devant la contestation, Bachar al-Assad décider de « céder aux pressions » de sa population et surtout de la communauté internationale : il libère des prisonniers politiques choisis judicieusement parmi ces hommes aguerris aux combats en Irak. Ce sont les futurs chefs des brigades jihadistes qui émergent en 2012 sur le territoire syrien. Au nom des réformes, le régime assure le déploiement d’activistes formés en Irak sur le territoire syrien.
L’autre bouleversement des années 2000 tient au retrait syrien du Liban. Sous la pression de l’ONU, les troupes syriennes partent et mettent fin à la prédation à grande échelle de ce territoire, les pratiques de prédation sont alors déployées en Syrie. Par l’intermédiaire de Rami Makhlouf, le régime ouvre le territoire syrien à de telles entreprises : des terres principalement agricoles sont ainsi transformées en complexes touristiques, ce qui dans un contexte de pénurie alimentaire fragilise encore plus la société syrienne. Parmi les zones, le Hawran dont la capitale Deraa devient le lieu moteur de la révolution, est particulièrement affecté. Cette stratégie s’avère extrêmement profitable aux jeunes élites urbaines de l’entourage de Rami Makhlouf qui, du même coup, trouvent de nouveaux modes d’enrichissement en dehors du secteur des renseignements et de la police. Le régime se voit donc dans l’obligation de recruter son personnel policier ailleurs que dans les segments élitaires alaouites. Il puise notamment dans le vivier des tribus vivant aux alentours de villes comme Deir ez-Zor, c’est-à-dire à la frontière irakienne, et qui sont parties prenantes de tous les trafics dont on a parlé précédemment.
On assiste donc à une modification de la structure sociale concomitante à la montée d’un ressentiment extrêmement fort à l’égard de la famille Assad et une exacerbation des stratégies d’accaparement des ressources (pétrole notamment) sur le territoire syrien.
En 2011, le peuple syrien se soulève en remettant en cause les deux piliers du régime : la coercition, c’est-à-dire la torture systématique, et la prédation. Les périphéries géographiques qui en ont le plus fait les frais sont les premières à se soulever. Rapidement la contestation se militarise par la désertion des appelés. Devant cette nouvelle menace, le régime se replie, reprenant une technique très proche de la configuration irakienne. Il détermine un espace comme nécessaire et vital : Damas, Homs et la route vers la côte. Il se retire des autres espaces, notamment la frontière syro-irakienne, ouverte à partir de l’été 2012 à toute migration d’hommes en armes. Ce faisant, le régime délaisse une zone stratégique. Crée-t-il l’ État islamique ou s’entend-il avec lui ? Certainement pas. Mais il ne fait rien pour contrer son expansion.
La Vie des Idées : L’EI fonctionne de manière transnationale mais il est fortement ancré en Irak et en Syrie. Que doit plus spécifiquement l’EI à l’Irak d’une part, et à la Syrie d’autre part ? Et comment expliquer que ce soit cet « imaginaire syrien » qui se soit imposé dans le discours de l’EI ?
Loulouwa Al Rachid : C’est là qu’entre en jeu un autre élément clé dans la genèse de l’EI, à savoir le problème toujours non résolu depuis 2003, de l’exclusion des Arabes sunnites du pouvoir en Irak. Les sunnites étaient collectivement assimilés au régime de Saddam Hussein et devaient après 2003 en payer le prix. Depuis, ils expérimentent différentes postures : insurrection armée, boycott des élections, ralliement aux nouvelles institutions post-baasistes, protestations pacifiques, etc. Mais, au fond, ils n’acceptent pas le statut de minorité politique qui leur est dévolu dans le nouvel Irak en raison de leur infériorité démographique. Ils s’estiment lésés, humiliés, et déchus. La stratégie américaine consistant à armer les tribus sunnites pour se débarrasser d’Al Qaida en Irak a affaibli et divisé le monde sunnite en empêchant l’émergence d’un leadership fort ; elle a nourri le ressentiment des laissés pour compte de cette cooptation et provoqué des combats tribaux fratricides.
De ce point de vue, le gouvernement de Nouri Al Maliki (2006-2014) – qui fait partie de ces anciens exilés réfugiés en Syrie dont il a été question plus haut – pourtant placé sous le signe de la réconciliation entre chiites et sunnites, s’est montré particulièrement intransigeant à l’égard des Arabes sunnites, contribuant ainsi à leur radicalisation et au retour en force des groupes armés.
À partir de 2012-2013, à la faveur de la confusion et de la militarisation de l’arène syrienne et du printemps arabe, les éléments jihadistes reprennent, en effet, du service pour « venger » le monde sunnite. C’est donc sur ce terreau de l’exclusion et son corollaire, la radicalisation, que les militants historiques d’Al Qaida ont repris leurs activités et ont commencé à reformer leurs réseaux. Sauf qu’ici il n’est plus question de jihad contre les Américains mais contre l’autre communautaire : le chiite. Mais la matrice irakienne du jihad n’aurait pas suffit à développer cette force de projection de l’EI, et c’est là qu’entre en scène la Syrie.
L’EI PEUT MOBILISER UN DISCOURS DE L’HUMANITÉ MEURTRIE DANS SON COMBATMatthieu Rey : Du côté syrien, on a la fois un processus révolutionnaire à partir de 2011 (la population se soulève et est massivement réprimée) puis à partir du printemps 2012, une guerre entre les forces du régime qui bombardent les villes, et des groupes disparates se revendiquant de la révolution. Cette situation constitue la toile de fond de l’ingérence de l’EI. Ce dernier entre en Syrie en 2013. Il bénéficie de cet affrontement qui lui sert à teinter son discours d’universalité et en faire une lutte du Bien contre le Mal. Les destructions systématiques à l’encontre d’une population dont une partie importante est sunnite, sont captées par l’EI pour en faire un combat pour la défense de l’Islam écrasé dans l’indifférence de la communauté internationale. L’EI peut mobiliser un discours de l’humanité meurtrie dans son combat.
Sur le terrain, à partir de 2012-2013, profitant du champ libre laissé à la frontière entre la Syrie et l’Irak, les segments irakiens et syriens se rapprochent : c’est d’abord la naissance d’Al Nosra puis de l’EI. La différence entre les deux repose sur une question d’allégeance et sur le cadre du combat. Al Nosra prête allégeance à Al Qaida, parrain lointain qui permet à Al Nosra de rester dans un combat syro-syrien. Contrairement à des analyses en terme exclusivement de groupes terroristes, cette affiliation doit être perçue comme une manière de capter des ressources – celles des filières du jihad international – sans pour cela que le parrain étranger ne puisse réellement agir, n’étant pas sur place. Au contraire, l’EI revendique la naissance du combat en Irak et sa continuité en Syrie. L’EI met sur le même plan la lutte des sunnites contre l’oppresseur minoritaire chiite en Irak et celle des Syriens contre la minorité alaouite : en bref, dans le discours de l’EI, Nouri Al Maliki c’est Bachar Al Assad. Surtout, l’EI sort de la lutte révolutionnaire. Pour lui, le combat tient à l’établissement immédiat d’un califat, indépendamment du sort de la révolution. Que la révolution soit écrasée ou non, n’importe pas. Il peut régner sur l’Est syrien, et mettre en application ses idées. Les forces révolutionnaires deviennent vite sa principale cible.
Mais ce que fournit la Syrie à l’EI que ne fournit pas l’Irak, c’est un potentiel d’universalisation. Si l’EI était resté en Irak, il aurait été coincé dans un combat irako-irakien qui ne porte pas au-delà. La question irakienne ne fait pas vraiment sens pour la majorité des populations extérieures. En outre, la myriade des groupes armés empêche de voir qui affronte qui. L’EI aurait été une milice parmi les milices. La Syrie permet à l’EI de profiter de l’élan révolutionnaire. Il peut instrumentaliser ce discours de l’humanité meurtrie : des images de torturés, la reproduction d’un imaginaire de sens pour toutes les populations arabes du tout puissant contre le faible, de celui qui a tous les droits contre celui qui n’a rien, celui qui peut utiliser toute la violence contre celui qui ne peut s’en défendre. Cet imaginaire fait référence pour les populations arabes à deux situations : celle du colonisateur dont la mémoire reste présente, et surtout celle de la lutte israélo-palestinienne.
Grâce à la Syrie, l’EI capitalise sur le sentiment d’injustice, alors que sur le terrain, l’EI écrase la révolution syrienne dont le projet n’a rien à voir avec lui. Il élimine les cadres de la révolution de 2011, qu’il considère comme ses ennemis puisqu’il s’agit là d’acteurs capables de mener un combat armé et de construire une autre société que celle voulu par l’EI. L’EI est en concurrence direct avec les révolutionnaires de 2011, sauf qu’il sait pratiquer des campagnes de répression à leur encontre.
À la différence du régime de Bachar al-Assad, et c’est ce qui fait la force de l’EI, les hommes recrutés par l’EI, qui appartiennent pour une partie aux familles mises de cotés par la révolution (le cousin de l’ancien représentant du parti, etc.), connaissent très bien le terrain et la clandestinité. Ils connaissent très bien leur société. Ils savent donc qui ils doivent arrêter ou tuer. L’EI représente donc une menace bien plus importante que le régime pour cette ‘autre Syrie’ revendiquée depuis 2011.
La Vie des Idées : Comment caractériser le rapport de l’EI à la violence ? Est-il inédit ?
Matthieu Rey : L’EI n’entretient pas avec les populations une relation de contrôle similaire à celle d’un Etat ordinaire. Il requiert de leur part une allégeance de tous et de chacun, divisant la société en autant de groupes. Il s’agit d’un dialogue, d’un partenariat stratégique avec les intéressés, en envoyant une série de signaux qui peuvent aller de l’extrême violence (massacres d’une tribu pour l’exemple) à une simple mise en garde et une invitation au dialogue, selon une logique pragmatique très similaire à celle des régimes baasistes. Ici le cas de la ville de Tal Abyad à la frontière syro-turque est tout à fait parlant : cette ville (reprise depuis par les Kurdes) est « tombée » dans les mains de l’EI sans un seul combat mais par une série de tractations. En outre, de par leur très bonne connaissance de la société, ils savent également jusqu’où ils peuvent aller dans leur stratégie de conquête, ils s’abstiennent d’entrer dans les territoires qu’ils ne s’estiment pas en mesure de pouvoir les contrôler. Ils étendent leur influence de manière graduée.
Sur la violence, un point sur lequel on n’insiste pas assez, est que certes l’EI a des comportements sanguinaires et brutaux extraordinairement spectaculaires. Mais dans un contexte où le niveau violence est déjà extrêmement élevé et incommensurable. Quantitativement, il ne pratique que faiblement la violence. Entre la Syrie et l’Irak, ces sociétés sont les témoins depuis des décennies, de centaines de milliers de morts, de torturés, de réfugiés…Aujourd’hui en Syrie on compte cinq millions d’assiégés qui sont en train de mourir de faim. La force de l’EI c’est d’être parvenu à légitimer cette violence extrême au nom d’un combat pour le juste et le bien, d’où leur besoin de la Syrie, beaucoup plus que de l’Irak aujourd’hui.
Loulouwa Al Rachid : L’EI opère dans des sociétés où la violence est banalisée voire esthétisée, notamment parmi la jeunesse des marges économiques et géographiques. L’EI est clairement une entité violente, révolutionnaire en ce sens qu’il cherche à fonder un ordre nouveau, moral, sacré, territorial, administratif, militaire. Mais la violence dont il fait preuve sur le terrain irako-syrien n’a rien à voir avec celle qu’on a connue en France en 2015 ; elle s’insère dans une logique d’imposition d’un ordre nouveau qui, à cet égard, représente de nombreuses similarités avec la violence pratiquée par les régimes baasistes. La violence signale, par le massacre d’une tribu par exemple ou par l’exécution des traîtres et des espions, les lignes rouges à ne pas franchir, l’impératif de l’obéissance absolue. Il y a un dosage judicieux de la cruauté allié à une très bonne connaissance de la société.
Même s’ils comptent dans leurs rangs de nombreux jihadistes venus de l’étranger, notamment d’Europe, les hommes de l’EI ne sont pas des exilés qui ont coupé les liens avec leur société pendant des décennies et qui quand ils la voient en face sont pris d’horreur. Ce sont des gens fortement enracinés dans le tissu social local : ils en connaissent parfaitement les fractures et les maillons faibles. C’est cet enracinement local qui fait leur force.
C’est pour cela que si on peut les qualifier de terroristes ici en France, ce terme n’est pas pertinent là-bas. La dynamique de l’EI en Irak n’est pas comme en Syrie une dynamique révolutionnaire mais s’inscrit davantage dans un processus de sécession territoriale, administrative et politique du monde sunnite vis-à-vis du centre. Et c’est parce que c’est davantage une guerre de sécession que l’issue en Irak sera sans doute plus aisée qu’en Syrie. Selon moi le phénomène EI est moins difficile à déconstruire du côté irakien que du côté syrien en raison de son enracinement très local. Si on arrive à découpler la matrice syro-irakienne, à réinscrire l’EI dans un jeu irako-irakien, alors, le gouvernement de Bagdad et la coalition internationale anti-EI, pourront peut-être commencer à résoudre la situation. Dans tous les cas, le phénomène État islamique n’est pas réductible à un phénomène terroriste au Levant.
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